2.7 - Suspicions

6 minutes de lecture

À peine le dessert englouti et sans prendre le temps de se rhabiller, les deux jeunes filles se précipitèrent, leurs manteaux à bras, sur le trottoir de la rue principale, faiblement éclairée, dans le froid et l'ombre de cet hiver infernal.

— Henri ! lâchèrent-elle d'une même voix.

Elles s'éloignèrent en courant, pressées de creuser la distance avec le Blue Bird. Parvenu sur la route tranquille qui menait à la boutique, le duo prit le temps de souffler, puis de se couvrir chaudement, avant d'entrer dans le vif des accusations.

— Hartland est une petite ville, affirma Red. Je ne connais pas d'autre Henri.

Snow se pinça le menton, sceptique :

— Pourquoi un type de son âge chercherait-il à draguer une ado ?

— T'es bien naïve, Flocon ! Y a pas à réfléchir cent sept ans pour se faire une idée ! Ça serait pas le premier pervers dans son genre... En prime, Henry Proe a un passif.

— Comment ça, un passif ?

— Personne ne sait quel âge il a exactement, ni combien de femmes il a eu. Pour ma part, j'ai connu cinq de ses épouses. Les cinq ont disparues.

— Il les a tuées ?

— Qui sait. On n'a jamais retrouvé un seul de leurs cadavres. Quand les gens ont posé des questions à Henry, il les a envoyés balader. Il a prétendu que toutes l'avaient planté sans raison, du jour au lendemain.

L'estomac noué, Snow luttait contre les maux de ventre. Peut-être aurait-elle dû faire l'impasse sur la crème brûlée, finalement. Une soudaine aigreur anéantit l'arrière-goût sucré qui empâtait sa gorge. Que ce vieux barbu pût toucher à Ashley... Cette seule idée la révulsait. Hors de question de la laisser être la proie de ce veuf en série ! Ashley ne se volatiliserait pas comme ses cinq épouses.

Cette nuit-là, le sommeil fit faux-bond à l'orpheline. Elle se retournait sur le matelas, de plus en plus irritée, tantôt assaillie par les bouffées de chaleur, tantôt parcourue par de violents frissons. Les questions s'entrechoquaient dans son cerveau fumant. Mais curieusement, à mesure que les heures défilaient, ce ne furent plus ni Henry ni ses épouses évaporées qui lui occupèrent l'esprit.

Snow se redressa brusquement.

— Eh, Feu-follet, tu dors ?

Au pied du lit, la momie de couvertures remua les ténèbres.

— Je dormais, ouais.

— Dis-moi... Pourquoi tu as tué Byron ? Qu'est-ce qu'il allait te faire ?

La silhouette tordue de Red s'immobilisa. Aucun son ne sortit de sa bouche, hormis sa respiration lente.

— Red ? Tu peux me le dire, ça ne changera rien.

Le corps tourmenté roula, vague de draps, et s'échoua sur le matelas d'appoint, dos à elle.

— Maintenant, je dors.

Il se trouvait là, son point faible. Snow venait de mettre le doigt dessus et, si elle insistait, si elle appuyait et titillait cette corde sensible jusqu'à la faire craquer, elle avait comme l'intuition que son hôte ne lui pardonnerait pas. Sa soif de savoir ne valait pas la peine de raviver chez Red des blessures toujours cuisantes. Alors Snow mit sa curiosité en veilleuse, prit son mal en patience et espéra avidement que les circonstances forceraient son acolyte à cracher ses secrets.

Le lendemain, Red quitta l'appartement de bonne heure, en ne laissant qu'un mot sur son oreiller.

« Je vais suivre H jusqu'à ce soir, consigner tous ses faits et gestes. Il y a des restes au frigo. Pense à sortir prendre l'air. »

Comme chaque année, la Saint-Valentin serait un jour solitaire. Par le passé, à Williston, son père et Queen sortaient en tête-à-tête et lui laissaient l'appartement. Elle aurait alors pu inviter n'importe qui, cependant ses amis de lycée avaient tous déjà programmé un rendez-vous ou une soirée en amoureux. Aucune fois l'un ou l'autre n'était venu la tirer d'un ennui programmé. Snow se fichait bien d'être célibataire, elle aurait juste voulu que le monde entier ne lui tournât pas le dos de concert, chaque année à date fixe

Red était comme elle. Red n'avait personne et ne savait pas y faire : elle devait passer ce jour seule, exactement comme tous les autres. Voilà ce que Snow s'imaginait. Elle avait bêtement cru que quelqu'un serait là, pour enquêter avec elle, lui tenir compagnie ou même lui prendre la grappe. Mais non. Faute d'amour, la rousse s'en était allée jouer les détectives en éclaireur. Après tout, quelle meilleure façon de noyer sa solitude qu'en traquant un pédophile ?

— T'aurais pu me réveiller, hein... Tu veux jouer les tueuses d'homme toute seule peut-être ?

Snow enfila ses vêtements en vitesse et descendit dans la boutique. Rosa s’affairait dans l'atelier. Prenant garde à étouffer ses pas, sur le plancher grinçant qui par endroit sonnait creux, l'adolescente se faufila entre les tables où s'entassaient les étoffes colorées soigneusement pliées, puis se hissa sur un tabouret bancal, à quelques pas de la vieille femme.

— Bonjour, Rosa.

Celle-ci tourna la tête et adressa à la jeune fille un sourire chaleureux.

— Oh, bonjour Snow. Tu as bonne mine aujourd'hui. Ça fait plaisir !

Forçant le trait, la petite brune tâcha de lui rendre sa gentillesse. Mais presque aussitôt les coins de ses lèvres s'affaissèrent dans un soupir chargé de lassitude.

— Quelque chose te préoccupe, devina Rosa. Je ne voudrais pas avoir l'air de te tirer les vers du nez. Vous détestez ça, à votre âge. Cela dit, si tu ressens le besoin d'en parler...

— Cette ville regorge de personnages intrigants, l'interrompit Snow. Vous vivez là depuis longtemps, j'imagine. Depuis toujours peut-être. Vous devriez être capable de répondre à beaucoup de mes questions. Mais, j'ai comme le sentiment que ça vous embarrasserait.

De nouveau concentrée sur son ouvrage, Rosa immobilisa ses mains quelques instants. L'aiguille cognait le dé à coudre au bout de ses doigts tremblants.

— Pose toujours tes questions, lâcha-t-elle finalement. Le seul risque, c'est que j'y réponde.

Une étincelle malicieuse se mit à scintiller dans les yeux de la jeune fille. Elle avait espéré ce genre de réaction. Maintenant, il lui restait à décider de l'ordre dans lequel elle conduirait son interrogatoire, afin d'être certaine d'obtenir le plus de réponses possible. Se découvrant du même coup un respect bizarre pour son acolyte, elle résolut de privilégier leur enquête à ses intérêts personnels.

— Henry Proe, lui c'est un drôle d'oiseau ! s'exclama-t-elle avec l'espoir de détendre d'emblée l'atmosphère. Il a eu plein de femmes, non ? Et elles sont toutes parties. Vous les avez connues ? Vous savez ce qu'elles sont devenues ?

— Je me rappelle bien Irina, à cause de son nom de jeune fille. Howard, mon auteur préféré. Mais je ne lui causais pas beaucoup. J'étais amie avec Missy, par contre. Missy James. Dieu sait pourquoi, elle n'a jamais accepté d'épouser Henry. Mais ils vivaient ensemble et, tu les aurais vus, l'harmonie entre eux... Missy me commandait des tenues délirantes, rien que pour le surprendre. Et puis un jour, elle est partie, comme les autres, sans prévenir. Elle m'a envoyée une carte postale de Venise, quelques années plus tard, sans me laisser d'adresse pour répondre. Et je n'ai plus eu de nouvelles ensuite.

Snow remercia la couturière pour ces renseignements, qui à dire vrai ne l'avançaient guère. Qu'y avait-elle appris ? Le noms de deux étrangères et le penchant du vieux tenancier pour les tenues affriolantes. Ce n'était pas avec ça qu'elle se rendrait utile auprès de Red.

— Red... Pourquoi avez-vous toujours cru en son innocence, même après ses aveux ?

Un rire triste s'envola du gosier éreinté de la vieille femme.

— Si l'on ne croit pas en ceux qu'on aime, alors en quoi aurait-on foi ? Toi non plus, Snow, tu n'as pas l'air de la juger aussi durement que les autres. Pour autant, est-ce que tu fais abstraction de tout ce que les gens disent ?

— Si elle dit qu'elle est coupable, je la crois. Qu'est-ce que ça change ? On n'apprend pas à connaître les gens dans leur casier judiciaire. Red m'a montré qu'on peut donner aux gens une seconde chance. Moi, elle n'a pas hésité à m'en donner une.

— Queen avait raison à ton sujet. N'égare jamais ton cœur, Snow. Ceux qui en ont se font rares.

À l'évocation du nom de sa belle-mère, Snow blêmit. La neige, le reflet du soleil dans le métal froid, la détonation, puis le sang. Les mêmes images se mirent à tourner en boucle dans sa tête, jusqu'à pousser des flots amers en dehors de ses yeux noisette. Pour autant, elle ne laissa pas échapper un seul des sanglots qui lui piquaient la gorge. Afin de se calmer, elle s'efforça de suivre les mouvements de l'aiguille que Rosa, dos à elle, enfilait point par point. Peu à peu, ses pleurs séchèrent sur sa peau, ne laissant bientôt plus une trace.

Annotations

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0