2.10 - Dorures et moisissures

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Snow enfonça résolument le bouton de la sonnette. Red se tenait droite à ses côtés sur le perron, les mains crispées au fond de ses poches. Les bruits des pas précipités, tout juste étouffés par la moquette de l'escalier, puis le frottement du loquet. Alice ouvrit la porte.

— Snow ! S'exclama-t-elle gaiement. Tu as changé d'avis, pour le thé ? Et, je vois que tu n'es pas venue seule. Ça fait longtemps, Red ! Je ne sais pas si j'ai encore de la cannelle...

— Je ne suis pas venue ici pour prendre le thé, grogna la fille au manteau rouge.

La fausse fillette s'écarta pour les convier à pénétrer dans son logis. Une fois à l'intérieur, les visiteuses gravirent de mémoire les marches jusqu'à la chambre et prirent place autour de la table, entre les deux poupées de porcelaine et le nounours victorien.

Quelques instants plus tard, Alice les rejoignit, une grosse théière à bout de bras.

— Mes excuses Red, je n'ai vraiment plus de cannelle.

— Je m'en fous royalement de tes épices mortelles, rétorqua l'intéressée. Tout ce que j'attends de toi, c'est des réponses !

Sans départir de son calme à toute épreuve, la petite blonde versa le breuvage dans les trois tasses déjà disposées sur la table. Prenait-elle le thé avec ses peluches ou les attendait-elle ? Qu'elle prédiction fatale leur serait faite cette fois-ci ?

L'hôte servit Snow la première, puis adressa un large sourire à la rousse en lui tendant sa tasse.

— Que veux-tu savoir exactement ?

— Henri, le prince d'Ashley, qui est-ce ?

Alice haussa les épaules.

— Qu'est-ce que j'en sais ?

— Tu sais toujours tout.

La petite approuva d'un hochement de tête. En se voyant rappeler son extraordinaire clairvoyance, un orgueil sans pareil lui gonflait les joues. Tout en savourant sa propre vanité, elle s'installa auprès de l'ours en peluche et commença sereinement à siroter la boisson. Ce n'est qu'une fois sa gorgée déglutie qu'elle se donna la peine de rectifier sa convive :

— Je ne sais que ce que les rêves me dévoilent.

— Alors que révèlent-ils sur le destin d'Ashley ?

Snow buvait son thé en silence. Plus le temps passait dans cette chambre aux murs tapissés de cadres d'animaux, de porcelaines fleuries et d'horloges déréglées, plus le mépris naissant qu'elle nourrissait envers Alice lui serrait l’œsophage. Au fond, cette satanée augure était responsable de la mort de Queen. Sans ses fausses prémonitions, rien de cette tragédie ne serait jamais advenu. Rongée par la rancœur, l'ingrate matricide laissait sagement Red conduire les pourparlers. En prenant part à la conversation, elle le savait, elle finirait par s'emporter comme la fois précédente.

Sans laisser l'animosité ambiante ruiner son rituel quotidien, Alice reconduisit le même cérémonial longuet et avala une autre gorgée avant d'offrir à la rousse le semblant d'une réponse.

— Tout le monde sait qu'Ashley est malheureuse comme les pierres. Henri va la délivrer de son horrible famille. Enfin, elle va compter plus que tout au monde.

— Ça, je veux bien te croire. Mais à quel prix ?

— À quel prix ? répéta la face de môme incrédule.

— Tu le sais très bien. Toutes ces choses que tu colportes, elles ne sont vraies que dans une certaine mesure. Tu en es consciente Alice, rassure-moi ?

La petite en demeura tout étonnée. Évidemment, elle croyait dur comme fer en ce qu'elle racontait. Ses rêves étaient, à ses yeux, l'incontestable vérité. Elle avait un don qui dépassait toute logique. Face à ce prodige, le plus rationnel des arguments resterait impuissant à démonter son assurance. Red ne se risqua donc pas de la raisonner davantage. De toute évidence, elle n'oubliait pas le but premier de leur visite.

— Alice, la questionna-t-elle d'un ton plus sévère, est-ce qu'Ashley compte fuir avec Henri ?

— Bien sûr. Sinon, comment veux-tu qu'elle soit libre ?

Snow claqua sa tasse contre la soucoupe et se leva brusquement. Sous les regards incompréhensifs des deux autres, elle se précipita hors de la pièce. Après quoi, elle quitta la maison au pas de course et traversa la rue. D'un doigt tremblant, elle sonna chez Ashley, mais ce fut la moue arrogante de sa cousine Anna qui la considéra de bas en haut avec un dédain non-dissimulé. L'ego à vif, Snow riposta sans réfléchir :

— Ton cavalier à coupé court à votre petit rendez-vous ?

— Pff. C'est moi qui suis partie. Ce nigaud m'ennuyait. Ça pour sûr, tu ne dois pas t'ennuyer, toi, avec ta détraquée de petite copine...

Anna pouvait bien persifler. Red la surpassait en tout : plus jolie, plus maligne, et largement plus aimable. Si elle n'avait pas eu tant de sang sur les mains, cette rousse fatale n'aurait eu aucun mal à se trouver un soupirant. Snow l'aurait volontiers fait remarquer, au risque d'attiser la rumeur, cependant le temps pressait. Elle n'était pas venue pour se chamailler avec une petite peste.

Déjà, Anna s'impatientait. Ses ongles vermeils claquaient frénétiquement contre le cadre de la porte, sa langue de vipère explosa dans un bruit sec la bulle de son chewing-gum.

— Ashley est là ? demanda la brune du ton le plus poli qu'elle pouvait soutenir.

En vérité, elle connaissait déjà la réponse. Lâchant un soupir exagéré, Anna fit un tour sur elle-même et colla son dos contre le mur afin de lui ouvrir le passage.

— Deuxième étage, indiqua-t-elle tout en mastiquant son bonbon de plastoc.

L'infecte tante devait s'être absentée. Autrement, elle se serait déjà interposée. Sans perdre de temps, Snow gravit les escaliers jusqu'au premier étage. Un tapis à motifs floraux recouvrait les marches. La rampe boisée avait été si impeccablement lustrée qu'elle luisait comme un miroir sous les rayons du soleil qui pénétraient par la lucarne. Une foule de cadres ornaient le mur de la montée, tous garnis de photos de famille. Sans surprise, l'adolescente constata qu'Ashley n'y figurait pas.

Elle atteignit le pallier d'où se déployait un petit couloir donnant sur quatre portes. Piquée parla curiosité, Snow s'y avança. Le plus discrètement possible, elle entrouvrit la première porte et découvrit dans la chambre un lit à baldaquin, une belle coiffeuse encombrée de cosmétiques, une garde-robe pleine à craquer et un bureau à tiroirs dont les poignées étaient toutes finement travaillées.

Elle aussi avait grandi dans un foyer aisé. En y repensant, il lui avait toujours suffi d'un claquement de doigt pour obtenir tout ce qu'elle désirait sur un plateau d'argent. Après quelques semaines passées dans le modeste appartement de Rosa, elle trouvait désormais au luxe une odeur étrange, presque nauséabonde. Tout ce faste outrancier l’écœurait soudainement. Plus que jamais, Snow avait la certitude que les apparences la trompaient : les dorures n'existaient que pour cacher les lambris moisis.

Refoulant un haut-le-cœur, la jeune fille referma la porte de la chambre et quitta le couloir à reculons. Elle reprit son ascension jusqu'au deuxième étage. L'escalier nu et poussiéreux grinçait presque à chaque pas. La rambarde mal fixée n'offrait plus un appui rassurant mais promettait aux moins équilibristes une chute fatale. Là-haut, l'humidité rongeait les murs, la tapisserie se décollait et les toiles d'araignée croulaient sous la saleté à chaque coin du plafond. Terrifiée à l'idée que le bois pourri pût céder sous son poids, Snow s'empressa de gagner le pallier supérieur : une blanche de bois bancale d'où l'on faisait face à la seule porte du grenier. Elle y frappa doucement puis, faute d'aucune réponse, abaissa la poignée.

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