2.16 - Minuit

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Les paupières de Snow tombaient, lourdes de fatigues. Blottie tout contre Red, elle luttait pour les garder ouverte et ne pas perdre de vue la maison voisine.

— Peut-être bien qu'Ashley a renoncé en fait.

— N'espère pas trop.

Red avait raison. L'espoir était vain pour le triste peuple d'Hartland, que la malédiction condamnait à de perpétuelles désillusions. Le sort lui-même ne tarda pas à en apporter la preuve. Une seconde après que Snow eut émis cette hypothèse improbable, une ombre surgit de derrière la chaumière, de l'autre côté de l'impasse. Sortie par une fenêtre dérobée, elle rasait à présent les murs pour contourner la bâtisse.

— C'est elle ! s'exclama Red en bondissant sur ses pieds.

Snow colla son nez contre le carreau. Elle avait vu juste : enveloppée dans le patchwork de son manteau, Ashley s'élançait dans la ruelle enneigée. Sans plus attendre, les amantes embusquées se précipitèrent au rez-de-chaussée et se hâtèrent hors de la maison sans prendre le temps de se couvrir.

Déjà, la silhouette d'Ashley disparaissait au croisement de l'impasse, engloutie dans la nuit. Pas un astre n'avait pointé le bout de son nez pour éclairer les cieux, intensément noirs. Seule la lumière des réverbères habillait les rues d'Hartland : lueur jaunâtre qui esquissait un clair-obscur inquiétant davantage qu'elle n'illuminer le chemin des rares passants.

— Elle est allée vers l'avenue principale ! indiqua Red.

Elles pressèrent le pas. À grande enjambées, elles fendirent sur les traces de leur cible la neige qui, tombée en masse, rendait les routes impraticables. Chaque nouveau pas, Snow manquait de glisser, de s'enfoncer dans le sol pâteux et d'y perdre pied. Semelle en avant, elle se sentait aspirée par ces tréfonds cotonneux. Toute progression n'était plus qu'une avancée vers une chute certaine. Elle persévérait malgré tout, le regard rivé sur un point au loin, un éclat au hasard au milieu des ténèbres.

Plus vive qu'elle, Red traçait sans se retourner à la poursuite d'Ashley.

En se frayant un passage à travers la poudreuse dense, Snow ne pouvait réprimer le souvenir terrible du jour où elle avait pris la fuite dans les bois, face à Queen. Les battements de son cœur s'accélérèrent. Leur son devint sourd, insistant et lui gagna les tempes. Il n'y eut bientôt plus que l'écho du coup de feu, résonnant dans ses tympans. Bouillantes, les larmes jaillirent et ruisselèrent sur sa peau, cristallisée par le froid. Elle chancela. L'orpheline tombée accroupie dans la neige, ses mains nues s'enlisèrent dans les flocons, tout aussitôt gagnées par la torpeur. La brûlure âpre du froid avait le tranchant d'une amputation. Lorsqu'elle releva la tête et tenta de reprendre ses esprits, elle vit les filets de sang imbiber le sol, le corps interne de sa belle-mère dans son pardessus percé. Ses sanglots éclatèrent de plus belle, étouffant le gémissement qu'elle ne pouvait ravaler.

— Snow ?

On lui agrippa le bras et on la tira vers le haut. Elle se laissa faire sans broncher.

— Flocon, qu'est-ce que tu as ?

La voix de Red lui paraissait si lointaine. Elle tenait de nouveau debout, mais c'était à peine si elle sentait encore ses membres. Le visage de son amante lui apparut bientôt et, délicatement, ses pouces encore chauds étalèrent sur ses joues blanches la tiédeur de ses larmes. Snow cligna des paupières. Les gouttelette glaciale suintaient de ses vêtements trempés. Alors qu'un froid mortel lui pénétrait les os, Red l'enveloppa entre ses bras musclés et la mollesse de sa poitrine. Seules au milieu d'un carrefour, elles s'étreignirent sous les assauts du blizzard. Snow osa un regard vers le coin de chaussée où gisaient une seconde plus tôt les restes de son massacre, mais elle n'entrevit que le tapis immaculé qui recouvrait la ville.

— Je crois que je deviens folle...

Red lui prit le bras et joignit leurs mains.

— Allez, on doit rattraper Ashley, la remua-t-elle. Je ne te lâche pas, compris ?

Snow hocha faiblement le menton et lui emboîta le pas, s'agrippant à cette main, tangible, réelle, ultime barrière à l'hystérie qui menaçait.

Sur l'avenue principale déserte, depuis la devanture illuminée du Blue Bird, résonnait l'écho de la fête où dansaient encore les couples noctambules.

— Elle n'a pas pu partir par-là, affirma Red. Quelqu'un l'aurait repérée.

Alors qu'elles se dirigeaient de l'autre côté de la route, la rousse comme un limier pointa du doigt des empreintes dans la neige.

— Elles sont encore fraîches. Ma main à couper qu'il s'agit d'Ashley !

Elle avait retrouvé toute son assurance. Snow admirait son flair et, lorsque l'autre suggéra tout naturellement de suivre la piste des traces de bottines, elle se trouva bête de ne pas y avoir songé la première.

Bras dessus bras dessous, elles menèrent péniblement la traque le long des trottoirs verglacés. Les empreintes, de plus en plus distinctes et rapprochées, conduisaient tout droit au lycée d'Hartland. Les lampadaires alentours se trouvaient mystérieusement éteints et, dans l'obscurité qui le gangrenait, l'austère bâtiment prenait quelque allure fantomatique. La façade en bois clair renvoyait luisait dans la pénombre tandis que la tourelle, impassible, pourfendait de sa flèche les tourbillons blanchâtres de la tempête qui s'emballait. L'horloge au sommet indiquait presque minuit.

Les empruntes se poursuivaient dans la cour, par-delà la haute grille que Snow n'avait plus franchie depuis plusieurs semaines. Un solide cadenas interdisait cependant l'accès. L'adolescente leva de grands yeux sur les lettres en fer forgé qui surplombaient le portail.

— Tu ne crois quand même pas qu'Ashley a escaladé ça ?

— Ça m'étonnerait. D'un autre côté, je l'imagine mal avoir les clés. Une chose est sûre en tout cas : elle est passée par-là. Alors on n'a pas le choix.

Lâchant le bras de sa compagne, Red s'élança contre les barreaux givrés.

— C'est de la folie, Feu-follet !

Pour seule réponse cette dernière, qui avait déjà gravi la moitié du portail, tendit la main à Snow. Faute d'entrevoir meilleure alternative, celle-ci s'en saisit et se laissa hisser jusqu'à mi-hauteur. Tant bien que mal, elle s'entraidèrent pour se jucher jusqu'au muret, jugé moins périlleux que les pics acérés qui coiffaient la barrière. Le métal gelé était cuisant au toucher, mais Snow s'y agrippa fermement, narguant la douleur, tandis que son acolyte lui faisait la courte échelle. Parvenue sur le socle non moins glacé et précaire, elle lui prêta main forte pour l'aider à l'y rejoindre.

À la façon d'un écueil, Red de laissa glisser au bas de la colonne de brique, les poignets retenus par l'autre pour la freiner dans sa chute. Une fois en bas, elle tendit les bras à Snow pour la réceptionner. Plusieurs mètres de neige amortirent la chute attendue.

Pas le temps de se rouler dans les flocons ni de faire l'ange toutefois. Autour de son cou découvert et de ses manchettes chétive, la brune sentait se resserrer le collet mortifère de la bise sournoise. Bien vite, elles durent se remettre de leur rocambolesque intrusion et retrouver les traces d'Ashley avait que la neige ne les ensevelît.

Les pas s'arrêtaient pile devant la porte du bâtiment. À tout hasard, Red tenta d'en abaisser la poignée, et le battant s'ouvrit.

— Il y a quelqu'un ? appela Snow.

La main de sa complice se plaqua puissamment sur sa bouche.

— Tais-toi. Si Henri est ici, tu penses bien qu'il ne va pas te répondre !

En effet, si le supposé prince charmant s'avérait être un vieux pervers, il y avait assez peu de chances pour qu'il risquât à leur rencontre. Snow se flagellait, confuse, d'avoir encore agi sans réfléchir. Red coupa court à ses remords en l'entraînant dans le corridor sombre. Le silence régnait en digne maître des lieux. Seul le martèlement ténu des flocons atoniques contre les vitres devenues cristal berçait sa morne cour de sa mélopée. En cette nuit glaciale, chaque souffle expiré projetait au-devant d'elles une nuée blanchâtre.

— Drôle d'endroit pour un rendez-vous galant, chuchota Red.

Snow acquiesça d'un simple hochement de tête. Elle avait déjà laissé échapper trop de paroles par maladresse. Parler, à présent, c'était risquer la vie d'une innocente. Par sa faute le sang avait couler. Ce soir elle expierait. Elle empêcherait le drame. Elle tirerait au clair les intentions du corbeau qui, sans nul doute, était la main gantée de cette malédiction.

Alors qu'elles parvenaient au premier étage du lycée, un grincement se fit entendre. Snow tourna la tête. Au fond du couloir, une silhouette se précipitait par l'escalier de service. Tirant le bras de Red, elle s'élança à la poursuite d'Ashley, absolument certaine d'avoir reconnu son manteau décousu et sa chevelure claire.

Alors, le carillon solennel de l'horloge retentit. Un coup. Deux coups. Trois coups. À la pointe du bâtiment, le vieux cadran sonnait la fin des festivités. Agrippées l'une à l'autre, les amantes dévalèrent les marches étroites. L'une s’érafla le coude contre un coin de mur, l'autre se cogna les côtes à la balustrade. Le clocher tout entier tremblait sous les grondements sonores. Sept coups. Huit coups. Une porte en bas claqua, avalant derrière elle la lumière fade de la nuit, les plongeant dans l'ombre totale. Onze coups. Douze coups. Elles n'eurent pas le temps d'atteindre le bas des marches. L'horloge sonna une treizième fois. Un cri strident déchira le silence.

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