2.17 - Prince et Princesses

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Affolée, Snow renonça au réconfort de la main de Red, en extirpa ses doigts et bondit en bas des marches. Elle s'écroula douloureusement contre la porte, la cheville tordue. Elle tendit le bras, tira la poignée. Faisant fi des douleurs qui la mitraillaient, elle déboula titubante à l'extérieur, dans la petite cour qui servait de vide-ordure au lycée.

Une chaussure au talon fendu gisait au sol, dans la neige piétinée et gadouilleuse. À quelques mètres de là, une ombre aux allures d'homme courrait vers le portail qui cloisonnait l'arrière-cour. L'individu, long et mince, avait la stature raide d'un piquet. Sous sa longue cape, deux épaules carrées couronnaient son buste sec.. Balancé sur l'une d'elle, un corps frêle et ballant.

— Ashley !

Les bras de la victime pendaient dans le dos de son ravisseur, secoués au rythme de ses grandes enjambées. Par-delà la petite grille, attendait sagement garée un engin étrange, comme un scooter à ski, comme une luge à moteur. Une moto-neige. Le bolide idéal pour mettre les voiles par ce temps de chien.

Le sang de Snow ne fit qu'un tour dans ses veines. Elle clopina furieusement à la poursuite de l'inconnu. Ses dents serrées contenaient les plaintes qui lui enflaient la gorge. La neige étouffait le bruit de ses pas. Bientôt, elle ne sentit plus ses jambes, elle eut l'impression de flotter au-dessus du sol. Sprinter ou s'évanouir. Elle fila si prestement que ses pieds lévitant n'eurent pas le temps de s'enfoncer dans l'épaisse tourbe blanche. Le cœur battant, le corps léger, elle défiait les lois de la gravité. Dans un ultime bond, elle se jeta sur l'inconnu.

Il bascula, avec la raideur d'un arbre que l'on abat.

Tandis qu'il se débattait en grognant dans sa pèlerine, Snow lui arracha le corps apathique de son amie et le serra contre elle. Un souffle faible mais dense : Ashley respirait encore. Inconsciente, mais saine et sauve.

Avant que Red ne pût parvenir à leur hauteur, l'inconnu s'était relevé. Sans demander son reste, il s'apprêtait à prendre la fuite et, incapable de se lancer à sa poursuite, Snow ne put que tendre un bras pour agripper sa cape. L'homme fit volte-face.

Stupeur.

Ce ne fut pas une figure humaine que découvrit alors la jeune fille, mais la face singulière d'un félin : sa tête couverte de poils, ses joues pourvues de longues moustaches. Deux yeux ronds et luisants surplombaient son museau écrasé et deux oreilles pointues se dressaient sur son crâne. Ce qui la glaça, toutefois, ce fut son sourire. Le chat déployait un large rictus, découvrant sous ses babines une infinité de crocs aiguisés. Snow resta comme paralysée par ce sourire moqueur, ce sourire narquois, le sourire le plus diabolique qu'elle avait jamais rencontré.

Profitant son effarement, le félin défit son col et abandonna son manteau. Avant que la cape eût le temps de chuter jusqu'au sol, il s'était volatilisé dans un vacarme vrombissant.

Red s'écroula à bout de souffle aux côté de Snow, une main retenue à son épaule. La neige liquéfiée ruisselait sur ses cheveux et ses vêtements imbibé. Si un élan divin avait un instant arraché Snow à la gravité terrestre, Newton n'avait pas fait de cadeau à sa belle.

— Il nous a échappé, enragea la poursuivante effondrée.

Red accola son crâne au sein.

— Il n'a pas emmené Ashley, déclara-t-elle, c'est tout ce qui compte.

Dans les bras de Snow, la jeune femme enlevée paraissait simplement endormie, un sourire apaisé placardé sur ses lèvres.

— Elle rêve de son prince, là, tu crois ?

Offrant à Snow son épaule pour béquille, Red porta Ashley jusqu'au logis de Queen. Là, elles installèrent la victime inconsciente dans le lit de la défunte, jugé plus confortable, la bordèrent et laissèrent sur la table de cheveux un verre d'eau et une bougie.

Épuisées, elles regagnèrent le convertible dans la chambre voisine. Elles ôtèrent leurs vêtements mouillés et glacés et se lovèrent sous les plaids pour terrasser le froid.

— Qu'est-ce qui s'est passé quand tu m'as lâchée, Flocon ?

— Je suis tombée de l'escalier, je me suis foulé la cheville et j'ai quand même couru pour arrêter ce type. Un instant j'ai volé. J'ai cru que j'étais morte.

Le menton anguleux de Red lui ratissa le crâne, ses lèvres semèrent un baiser entre ses mèches sombre. Snow enfouit plus détendue sa truffe entre ses seins, inspirant à pleine bouche sa chaleur et l'arôme de sa peau. Sa voix suave lui confessa à l'oreille :

— Je me suis sentie comme ça, ce jour-là, avec le couteau : hors de moi. Parfois, dans une situation désespérée, ton corps s'emballe d'instinct et repousse ses limites. Tu as tout donné pour Ashley, Flocon. Tu lui as sauvé la vie.

— Mais le corbeau a filé...

— Peu importe.

— Il sait que nous savons.

— Et nous savons qu'il sait.

Snow jaillit de la couette et confronta sa compagne, les yeux dans les yeux. Le visage relâché, elle ne semblait pas feindre son calme en vue de l'apaiser. Elle ne feignait pas, non, car elle n'avait rien vu qui l'aurait épouvantée.

— Ce n'est pas un humain, affirma Snow. Ce n'est pas un corbeau. Cette chose qui a tenté de s'en prendre à Ash, c'était un homme-chat, avec une face poilue, des oreilles, des moustaches... Et son sourire, Feu-follet... Tu ne l'as pas vu... Ce sourire-là promettait de revenir achever le travail.

— J'ai descendu un loup, Flocon. Ce n'est pas un chaton qui va m'impressionner. Je veillerai sur toi, tu veilleras sur moi, et rien ne nous arrivera. D'accord ?

Alors qu'elles se pressaient l'une contre l'autre à la recherche de tiédeur, leurs fronts se rencontrèrent et leurs pupilles plongèrent, mutuellement absorbées par leurs propres abysses.

— J'ai vu Queen ce soir... je me suis vue planer... et puis le chat. Tu ne me prends pas pour une cinglée ?

Les lèvres adverses enrayèrent ses questions.

— Je te fais confiance, Flocon. Tu te souviens ?

Un sourire épinglé à sa figure soucieuse, Snow replongea dans les tréfonds douillets des édredons. Une fois les paupières closes, elle sombra illico entre les bras de Red.

Lorsqu'elles s'éveillèrent à l'aube, elle trouvèrent Ashley toujours assoupie. Il leur fallut attendre les alentours de midi pour la voir émerger de sa torpeur et les rejoindre dans la cuisine.

— Qu'est-ce que je fais ici ? demanda-t-elle, désorientée.

Ses œillades nerveuses détaillaient la pièce de vie en prenant soin d’éviter de croiser le regard de Red, alors affairée à nettoyer la cuisine. Persuadée qu'il n'existait pas meilleur calmant que le sucre, Snow offrit à son amie une part d'un gâteau qu'elle avait confectionné le matin-même et l'invita à s'asseoir plus loin, dans le canapé, à l'écart de celle qui toujours l'intimidait.

— Ash. Tu te souviens de ce qu'il s'est passé cette nuit ?

Visiblement sonnée, Ashley se laissa tomber sur l'assise et mordit dans la pâte moelleuse pour se donner des forces.

— Je... je me suis enfuie de chez moi. Henri m'avait donné rendez-vous au lycée avant minuit. Quand je suis arrivée, la grille était ouverte, le bâtiment aussi. Je suis rentrée m'abriter de la tempête et je l'ai attendu. Je l'ai cherché même. J'ai cru entendre du bruit à l'étage et je l'ai suivi jusqu'au clocher. Mais il n'y avait personne. Quand je suis redescendue, quelqu'un m'a appelée depuis l'escalier de service. Il disait : « Viens, je t'attends dehors ». Alors je suis sortie. Là, quelqu'un a surgi derrière moi et... C'est un peu flou... Je crois... Des mains m'ont étranglée.

— Tu as crié ?

— Oui, j'ai sursauté. Après, c'est le trou noir.

Red s'avança sous l'arche de la cuisine.

— T'as failli te faire ravir par un beau-parleur, Ashley. Ce type aurait pu te faire n'importe quoi si Snow n'était pas intervenue.

La victime baissa piteusement les yeux. Son ennemie jurée poursuivit son sermon :

— J'espère que ça t'apprendra à courir dans les bras du premier inconnu. T'es une fille bien, Ashley. Tu mérites d'être heureuse, vraiment. Mais si pour ça tu comptes sur la bonne fée ou le prince charmant, mon chou, tu te fous le doigt dans l’œil. Tu devrais avoir un peu plus foi en tes amis.

— Pardon Snow...

Le choc et le gâteau digéré, Ashley s'en retourna penaude chez son horrible tante.

— Qu'est-ce qu'on peut faire de plus pour elle ? s'attrista sa voisine en la regardant s'éloigner par la fenêtre de la cuisine.

— Être là, affirma Red. Ne pas détourner les yeux.

— Ce n'est pas ça qui va l'aider.

— Détrompe-toi Flocon. C'est à la portée de tout le monde, oui. Pourtant personne ne s'en donne la peine. La seule chose qui importe, c'est de tendre la main.

Frustrée, Snow se servit copieusement la dernière part de son délicieux dessert et se laissa tomber sur la chaise, face à la beauté rousse qui la consumait des yeux. Prise dans l'avalanche des plaisirs coupables – la moue sexy de Red et le plaisir du sucre – l'adolescente peinait à garder son sérieux.

— Qu'est-ce qu'on fait pour le chat ?

— On attend patiemment qu'il essaye de ruiner la prochaine fête locale.

— Et qu'est-ce qu'on fait en attendant ?

Espiègle, Red chaparda du bout des ongles un gros morceau de gâteau dans l'assiette de Snow.

— On vit autant qu'on le peut, décréta-t-elle en glissant cruellement la pâtisserie sur sa langue.

— Enfoirée de démone.

... fin de la deuxième partie.

Bon, cette fois, on ne vous la fait plus. Vous connaissez le monstre. Vous savez donc qu'Opale ressurgira avec la fin de ce conte farfelu... pour Pâques.

Au menu : des chapeaux, un lapin et beaucoup, beaucoup de thé !

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