3.3 - Les Mille Yeux d'Hartland

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En ce début de soirée, une joyeuse foule se pressait devant la petite salle des fêtes d'Hartland. Une fois par mois, Orson Marvel y organisait une séance de son fameux ciné-club. Ancien représentant itinérant, il sillonnait autrefois le Dakota pour vendre des appareils de projection. On racontait que, lors de son unique passage à Hartland, il s'était follement épris de Lorina Anders, de deux fois sa cadette, et qu'il était demeuré dans ce bourg perdu pour élever leur fille, Alice.

— Ils sont comment, les parents d'Alice ? s'enquit discrètement Snow dans la file d'attente.

À l'image de tous ceux qui s'étaient déplacés pour assister à la séance, Red et elle avaient revêtu leurs plus jolies robes. Munies des tickets achetés à l'épicerie, elles patientaient dans le froid tandis qu'Orson, son épouse et leur charmante enfant, tous tirés à quatre épingles, saluaient un à un les visiteurs.

Red enroula son coude autour du bras de Snow et l'attira contre elle, tant pour se réchauffer que pour lui chuchoter :

— Ils sont... gentils. Orson est un brave gars. Il a quitté sa société de Bismarck pour s'enterrer ici et devenir réparateur d'électroménager. Lorina, mamie dit que c'était un peu l'idiote du village. L'Originale. Petite dernière d'une fratrie de six, muette, un peu simplette. Elle fait la plonge à la cantine.

— Tu crois qu'Orson a profité d'elle ?

— Profiter de quoi ? Elle n'avait même pas de dot... Je m'y connais en connards, Flocon : personne ne viendrait s'enterrer dans ce trou juste parce que ses couilles le démangent. Non, je crois qu'il l'aime vraiment.

Doucement mais sûrement, elles approchaient de l'entrée. Lorina se tenait, souriante, au côté du mari qui l'épaulait d'une main affectueuse. Alice se balançait d'un pied sur l'autre auprès d'eux, attitude qui accentuait son allure juvénile. Lui et ses favoris coiffés, elle et son chignon tressé, et la petite dans sa robe de poupée, renvoyaient l'image lisse – trop lisse – de la famille modèle. Pourtant, la mère mutique et la fille trop bavarde étaient toutes les deux toquées. Pas de doute, cela cachait quelque chose.

Les deux adolescentes parvinrent enfin à la porte. Orson les salua aimablement, soulevant son chapeau-melon, tandis que la discrète Lorina validait leurs tickets d'une petite déchirure. Mais, quand elle voulut récupérer ses précieux coupons, Snow rencontra la résistance de la femme, dont les doigts restèrent fermement accrochés à ses entrées. La jeune fille leva ses yeux suspicieux sur la mère d'Alice et, aussitôt, l'extrême froideur de son regard la transperça. Elle frémit. Alors Red vint à son secours : la main posée au dos de la sienne, elle y ajouta sa force et emporta les tickets en poussant plus en avant sa belle. Incrédule, cette dernière se laissa entraîner sans opposer la moindre réticence. Une fois le hall traversé, seulement, elle souffla :

— Elle est givrée... J'ai cru qu'elle allait me tuer...

— N'y fais pas attention, Flocon. À part avec sa famille, Lorina est réputée pour être un peu froide.

— Un peu ? Cette femme est un glaçon, Feu-follet ! J'ai cru que mes os gelaient rien qu'en la regardant.

— Alors ne la regarde pas. Je t'assure que L'Originale ne ferait pas de mal à une mouche.

Dans la salle des fêtes, on avait tendu un écran et installé des rangées de chaises pliantes. Ce ciné-club n'avait pas le cachet des salles de Williston. Malgré cela, Snow se réjouissait plus que jamais qu'on l'emmenât voir un film, car ce n'était pas une simple séance de ciné, mais son premier rencard.

Red leur acheta du pop-corn à la confiserie installée pour l'occasion, puis elles prirent place en bordure d'une rangée. Consciente que nul à part sa petite amie ne souhaitait la côtoyer, la rousse s'installa sans faire d'histoire sur le dernier siège. Bientôt, la salle se remplit, les lumières s'estompèrent. Çà et là, par chuchotements, on tenta de deviner le film du soir, toujours gardé secret par Orson. En dépit de ses vieilles relations, le père d'Alice ne faisait plus partie de l'industrie du cinéma. La rumeur courait que sa vieille société lui filait les copies non-distribuées, les navets sans succès. Lorsqu'Orson prétendait conserver le suspense intact, d'autres raillaient qu'il taisait jalousement le titre du long-métrage pour ne pas précipiter la fuite des spectateurs. À les voir si nombreux, ce soir-là, Snow doutait cela dit que les œuvres du ciné-club pussent être si médiocres.

L'organisateur monta sur l'estrade, prononça un discours, leur promit de l'insolite, de la tension, du frisson. Enfin, il annonça le film : dernier volet d'une trilogie dont nul n'avait vu le début. Aux soupirs de la plupart s'opposa le gloussement amusé de Red :

— Orson n'en loupe pas une !

— Moi je trouve ça bien joué, objecta Snow. Tous les jours, on prend une histoire en cours, non ? Dans la vie, on ne fait que ça, louper des épisodes. Alors pourquoi pas au ciné ?

— Orson n'est pas si malin que ça, Flocon.

— Qui sait...

Le film commença et les murmures se turent. Dans la pénombre, les mains des deux amantes se lièrent. À mesure que le métrage s'écoulait, les doigts de Snow se resserraient dans la chaleur complice. Le meurtre, l'enquête, ce vilain hypnotiseur qui en fin de compte n'existait plus et les écrans de surveillance qui transmuaient la vie de tout un chacun en simple possible de scénario : jamais une histoire en noir et blanc n'avait autant fasciné la jeune fille. En vérité, les machinations du fabulé Docteur Mabuse lui rappelaient sans cesse la malédiction locale.

Et si les drames d'Hartland étaient le fait d'un puissant magicien ?

Et si les habitants étaient, eux aussi, sous surveillance constante ?

Et si une caméra indétectable épiait jour après jour jusqu'à leur intimité ?

Et si ?

Et si...

Et si.

— Le film t'a plu ? lui demanda Red, comme elles se dirigeaient vers la sortie. J'ai essayé de capter ton regard deux-trois fois, mais tu n'as pas décroché de l'écran. Alors, finalement, prendre l'histoire en cours de route ?

La tête de Snow crissait de centaines d'engrenages ; son cerveau parano fomentait mille complots.

— Eh, Feu-follet... Est-ce qu'on peut prendre un film pour la réalité ?

Red fronça les sourcils.

— Je veux dire, bafouilla Snow, est-ce que... si quelqu'un de fragile voyait... certaines images... est-ce qu'il pourrait... par exemple... les confondre avec la réalité ?

— Quelqu'un comme Alice ou Lorina, tu veux dire ?

La brune hocha la tête. Au même instant, elles arrivèrent à hauteur de la porte où la famille Marvel remerciait chaleureusement les spectateurs et leur souhaitait un bon retour chez eux. Sans en faire trop, Red les félicita poliment pour la soirée. Snow garda le silence. Du coin de l'œil, elle chercha le regard de Lorina : statique, stalactite. Sans doute son impeccable sourire de façade volait-il la vedette à ses pupilles de glace. Mais Snow n'était pas dupe. La bonhomie d'Orson et le flegme de sa femme voilaient de sombre secrets. Assurément, Alice était l'un d'eux.

Bras dessus, bras dessous, les deux amoureuses se pressèrent jusqu'à l'appartement.

— Tu as peur ? questionna Red en chemin.

— C'est bientôt Pâques, non ? Quelque chose va se produire. Le chat se souvient, Red. On ne peut pas se laisser devancer.

La fille au manteau rouge s'immobilisa au milieu de la route enneigée. L'autre lui adressa un regard inquisiteur.

— J'ai bien réfléchi, Snow...

— Réfléchi à quoi ?

Bien droite face à elle, Red lui saisit les deux mains et les pressa dans les siennes.

— Ce qu'on a aujourd'hui, ça me suffit, affirma-elle. Je n'ai plus de rancœur, plus besoin de me venger. Peut-être qu'on ne saura jamais. Mais à quoi bon ? Quelqu'un nous a piégées. Mais maintenant, je veille sur toi et tu veilles sur moi. Peut-être que ça ne nous concerne plus... Notre tour est déjà passé... Si on remet le nez dedans, si on provoque le chat ou je-ne-sais-qui...

— Quoi, tu veux qu'on abandonne ?

Snow n'en croyait pas ses oreilles. Sa compagne, autrefois si déterminée, voulait maintenant laisser courir la malédiction. Bien sûr, elle aussi voulait couler des jours heureux. Mais comment oublier ? Comment céder naïvement au bonheur après toutes ces épreuves, en sachant qu'une menace se tapissait encore et les guettait peut-être ?

— On ne peut pas juste laisser tomber.

— Snow.

La rousse avait saisi son visage à deux mains.

— C'est la première fois, balbutia-t-elle. La première fois que je me sens complète, que je me sens bien, que je me sens à ma place. S'il arrive quelque chose... S'il t'arrive quelque chose... Je ne veux pas te perdre, Flocon. Rien au monde n'en vaut la peine. Je renonce à me battre. Je renonce à comprendre. Tout ce que je veux, je l'ai déjà.

En cet instant, le cœur ne Snow balançait. Elle ignorait ce qu'elle voulait. L'amour ou la vérité. Leurs blessures guériraient-elles seulement, si elles faisaient l'autruche ?

Incapable de rejeter les beaux sentiments de Red, cependant, elle acquiesça. Elle prétendit n'avoir cure, elle non plus, de cette malédiction. Qu'Hartland s'écroule ! Elles s'en tireraient, à deux. Snow le clamait, mais le pensait à peine.

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