3.19 - Rêve

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Digéré le vague effroi qui les avait ébranlées, les trois amies s'assoupirent dans le large lit, sous les tentures tantôt suspendues. Moins chamboulée par la lecture que ses convives, Alice sombra la première dans un sommeil paisible. De part et d'autre de son petit corps ronflant, Ashley et Snow soutinrent mutuellement leurs mines inquiètes avant de se résigner au sommeil. Celui de la blonde fut tourmenté, ses membres crispés en proie à des sursauts nerveux. L'autre ne se reposa que d'un œil. L'oreille tendue, elle comptait les minutes qu’égrainaient bruyamment les aiguilles du coucou.

Les mots des manuscrits lui trottaient dans la tête et elle dut résister à l'envie de se faufiler hors du lit pour feuilleter les deux restés dans le sac. La chambre n'était qu'ombre, à travers le drap opaque qui les dissimulait. Si elle avait vu juste...

Un grincement.

Un pas las et pataud remontant le couloir.

En approche.

Alerte, Snow se glissa hors de la couette et contourna le lit, accroupie. Elle se glissa sans faire de bruit jusqu'à l'énorme penderie, par la porte geignarde, puis entre les robes rêches. Du mieux qu'elle put, elle rabattit sur elle le vantail entrouvert et les épais froufrous. Il ne resta alors à sa pupille vigilante qu'une étroite fenêtre sur le lit.

Ainsi camouflée, elle demeura un instant aux aguets, jusqu'à ce que le bruit de la chasse d'eau et un raclement de gorge digne d'Orson balayent ses inquiétudes. Le père d'Alice regagna du même pas lourdaud la chambre conjugale.

Fausse alerte.

Snow ne quitta toutefois pas la penderie. Profitant de l'accalmie, elle arrangea d'un manteau un petit coussin et attendit, plus à son aise. Les ronflements d'ours du père de famille occultèrent bientôt les autres bruits ordinaires et l'adolescente dut redoubler de concentration pour distinguer les autres sons. Un nouveau décompte des tic-tacs du coucou ; une nouvelle heure écoulée. Seule dans le noir, épaulée au bois rude du panneau latéral, elle remuait les souvenirs tendre de sa dernière embuscade. Avec Red. Contre Red. Choyée par son amour. Par sa confiance, surtout. Confiance qu'elle bafouait désormais pour ce traquenard solitaire. Saurait-elle jamais la reconquérir ?

Snow se mordit les doigts. Si elle avait tout avoué... Alors sa partenaire se serait trouvée là, avec elle. Alors jamais Ashley n'aurait déballé si aisément les reliques de ses parents. Et si tout se déroulait comme l'adolescente l'espérait, alors la nuit se serait achevée dans le sang. Les mains de Red souillées, une fois de plus, par une colère divine et hautement légitime.

Parler ou se taire. Elle avait beau étirer ce dilemme par tous les angles, l'atroce prophétie semblait fatalement vouée à se réaliser.

Un autre grincement.

Moins rauque.

Presque un piaillement.

La porte de la chambre s'ouvrit. Lentement. La tête penchée sous les robes pour tendre le regard, Snow entrevit deux pieds velus – deux longues pattes – surmontés de jambes filiformes. Un être au pelage blanc fendait l'obscurité.

La jeune fille se redressa en douceur dans le placard. Elle retenait son souffle. Alors, depuis sa cachette, elle assista à l'inquiétant spectacle.

À pas feutrés, l'étrange individu qui avait pénétré la chambre vint se pencher sur le lit d'Alice. Il portait une veste rouge richement décorée, pareille à celle d'un Monsieur Loyal. De ses manches trop amples, dépassaient deux bras couverts, comme ses pieds, d'un poil broussailleux. Le visage garni de la même fourrure était orné d'un museau rose et de moustaches, le crâne surplombé de longues oreilles. Il s'agissait sans doute possible du Lapin dont Alice leur avait tant parlé.

Le sinistre bipède approcha son museau du drap tendu. Découvrant deux grandes incisives, il murmura d'une voix pâteuse, comme chargée de bave :

— Aliche ! Aliche !

Un gémissement émergea de la tente improvisée. Snow plaqua aussitôt une main sur sa bouche. Sa crainte ainsi muselée, elle observa, paralysée, la silhouette d'Ashley se redresser sous le voile, la main se tendre, saisir un pli, prête à se découvrir.

Puis le sommier couina. Lâchant ce rideau protecteur, la masse ensommeillée roula, s'étira. Enfin, une figure fatiguée émergea du cocon et tomba nez à nez avec l'infâme Lapin.

— Oh, c'est toi, lâcha Alice dans un bâillement.

Le soupir soulagé que Snow ne pouvait libérer transmua en pleurs amers. Elle épia en silence, comme on guette les oiseaux. Déjà le Lapin s'écartait de la petite. Un tour sur lui-même. C'est tout cabriolant qu'il entonna avec la voix chantante d'un bonimenteur, à peine engluée de salive :

— À l'aube du printemps, la bête est shur le point de she réveiller. Et, après che long repos, la bête est affamée ! Une victime innocente périra, si nul n'affronte che monshtre... Oui. Avant que les premières fleurs ne perchent, l'odieux Erwan aura tué l'innochente Belle. Shauf shi, bien shûr, le fameux chassheur d'Hartland ne lève shon arme contre lui. Chelle qui a terrasshé le redoutable loup... Une fois la bête abattue, chette ville retrouvera enfin la quiétude. Rendors-toi, Aliche. Shi le chassheur embrasshe shon Deshtin cruel, demain, ch'en shera fini de chette malédixion.

Le sang de Snow ne fit qu'un tour. Tandis que le Lapin reculait vers la porte, la jeune fille bondit hors de sa cachette et le saisit par la manche.

Surpris, le bipède tressaillit et, esquissant de grands gestes, tenta de se dégager. En dépit de sa maigreur, il était plus fort qu'elle. Bien décidée à retenir celui qui menaçait sa bien-aimée, Snow s'opposa pourtant. Elle resserra fermement le poing sur le tissu usé de la manche et, dans la lutte grotesque qu'elle livrait contre un animal de conte, l'ourlet abîmé s'arracha. Aussitôt libéré, le Lapin détala.

Snow vacilla, tomba, se rattrapa de justesse au cadre de la porte, se lança à pieds nus à la poursuite du fugitif. L'ombre des longues oreilles dans la montée d'escalier trahissait sa cavale. La poursuivante dévala les marches. Mais lorsqu'elle atteignit le rez-de-chaussée, il ne restait aucune trace du Lapin blanc. Elle se trouva seule, les bras ballants, au milieu du salon, avec pour unique butin un lambeau de tissu rouge.

— Snow ?

Quand ses deux amies s'avancèrent jusqu'à elle, la brune souriait comme une démente. Un rire torturé lui lacéra la gorge.

— Qu'est-ce que c'était ? s'inquiéta Ashley.

Sans faire cas de sa frayeur, Snow se tourna vers Alice. La mine incrédule de la petite s'aggrava en découvrant l'hilarité rageuse qui lui rongeait les joues.

— Où est l'abri à tornades ?

Haussement d'épaules. Le regard interdit de l'oracle dépassée.

— La trappe, insista Snow.

Alice pointa du doigt le tapis du séjour. Le coin corné découvrait l'angle d'une porte dans le plancher.

— Qu'est-ce que c'était ? répéta Ashley sur le ton d'une supplique.

Plutôt que de l'éclairer, Snow se pencha sur ta trappe. Trois coups du poing contre le battant.

Toc.

Toc.

Toc.

— Ça sonne creux.

Elle tenta de tirer la poignée. La porte se souleva à peine, retenue par l'énorme cadenas qui cognait de l'autre côté.

— C'est fermé, indiqua Alice. Ça a toujours été fermé. Qu'est-ce que tu faisais dans mon armoire ?

— Je voulais voir le Lapin.

— Qu'est-ce que c'était ?

L'épouvante grandissante rompait la voix d'Ashley à présent.

— Ce n'était pas un rêve, répondit Snow en se redressant. Alice ne rêve pas. J'ai vu le Chat quand il a essayé de t'enlever. Et toi aussi, cette nuit, tu as vu le Lapin. Je ne suis pas folle, pas plus qu'Alice ne voit l'avenir.

— Je ne vois rien, rectifia la petite. C'est le Destin qui me murmure ses projets.

— Et tu ne t'es jamais dit que, si le Destin avait une gueule pareille, il valait peut-être mieux ne pas le suivre ?

— C'était un malade ? Un monstre ? Qu'est-ce que voulait cette chose ?!

Snow saisit Ashley par les épaules. Elle adjoignit aux mots quelques frictions rassurantes et tenta d'expliquer :

— Il y a quelqu'un là-dessous qui se joue de nous. Tu l'as entendu, Ash. Cette chose veut que Red tue Erwan. Mais cette même chose a voulu que Belle l'épouse, il y a six ans, n'est-ce pas ?

— Non, je te l'ai dit, c'était l'homme au chapeau. Mon première rêve...

— Tu ne rêves pas !

Pour preuve, Snow brandit le morceau de tissu.

— On n'arrache pas les vêtements d'un rêve. Quelqu'un se joue de nous. Pire. Quelqu'un nous utilise. Nous n'avons pas de grand destin. Pour lui, nous n'avons même pas d'avenir. Nous sommes des personnages de seconde zone dans le conte d'un auteur fou. Voilà la vérité.

Tandis qu'Ashley refusait obstinément d'avaler ce scénario saugrenu, Alice se délitait face à l'évidence : elle n'avait jamais été dotée du moindre pouvoir.

— Désolée de vous avoir imposé ça, s'excusa Snow. Moi aussi je vous ai utilisées, ce soir, pour confirmer mes doutes. Rien ne vous oblige à m'aider, après ça. Ne vous inquiétez pas, je prends les choses en main. Je ne vous demande qu'une chose : veillez sur Red. Elle était la première à comprendre qu'on nous manipulait. Elle m'a tendu la main quand j'ai... quand Queen a disparu. Elle m'a ouvert les yeux sur ce qui s'était passé et sur ma naïveté. Elle...

Ce fut au tour d'Ashley d'épauler son amie.

— D'accord, d'accord. Je ne comprends pas tout. C'est l'auteur de ce livre ? Tu veux dire que sans lui Queen serait encore parmi nous ? Que Red n'aurait commis aucun crime ? Que mes parents ne seraient pas morts ?

Son gosier coassait les sanglots ; Snow ne put que hocher successivement la tête.

— Et cette enflure se cache sous nos maisons ?

Un autre signe du menton approuva pour Ashley. Celle-ci se retroussa les manches :

— Alors qu'est-ce qu'on attend pour lui casser la tronche ?

Hey ! Je vais être pas mal occupée jusqu'à la semaine prochaine...

Je vous laisse donc sur cette belle avancée de nos trois amies,

et je vous dis à début juin pour l'affrontement final.

Maintenant, même la douce Ashley veut casser des têtes !

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