Chapitre 19
L'écoulement que je reconnais continue de descendre le long de ces minces tunnels. Je peux sentir tout le poids du nid sur moi, écrasant de toutes ces strates, alors que je suis ce ruisseau. Après m'être avancé dans ce tombeau inhumé jusque dans ses derniers retranchements, j'entends, pour la première fois depuis que je suis entré, de faibles murmures indistincts. Des rumeurs, infimes, mais présentes, irrégulières vibrations sonores qui résonnent sur les parois vidées. Ce bruit. Ce feint et persistant sifflement. Comme émis par des dizaines de langues confuses. Je me précipite en direction du son, bute sur les corps fossilisés, m'étouffe dans les brumes d'exhalaisons mortifères. Et le bruit, cette fois clair, juste au-dessous de mes pieds. Je descends avec précaution dans l'ombre, et, au travers de l'entrée donnant sur une alvéole à part, vois la source. Là, enfin. Enfin je les ai trouvé. Elles ne semblent même pas conscientes de ma présence. Tapis vivant, grouillant de mandibules affamées. Leur corps bombé, blanchâtre, se terminant en tête brune sombre, happant l'air dans l'attente de trouver quelque chose à ronger. Tout autour de cette salle circulaire, je peux voir creusées en hauteur les ouvertures d'où se répandent les écoulements de poix qui m'ont vu naître. Rivière noire qui nous a protégé du cataclysme, elle encercle les larves qui sont comme prise dans une léthargie prononcée. C'est ici que je dois me rendre. C'est pour cet instant que je me suis éveillé.
Je la tenais contre moi, la soutenais de mes bras placés sous ses jambes, sous son dos. Brisée sous le manteau qui voilait les dégâts à ma vue. Ses lèvres nichées dans mon cou, je sentais la chaleur de ses expirations violées et de ses râles empalés contre ma peau. Les sifflements de rupture complète, des bronches écroulées en une lente agonie. Shhh. Repose toi, repose toi, tu avais assez fait. Les entours, fades et noircis. Fragrances d'édifices consumés de cendres qui imprégnaient l'air d'iridescences de fin. Nous approchons Esther, nous approchons. Les restes d'incendie qui enluminaient ces rues désertées. Si légère, et si lourde. Mes jambes, mes jambes faiblissaient. Pas encore, pas encore. Donne-moi ce laps, accorde moi encore quelques instants. Je ne pouvais pas abandonner maintenant. Je te regardais. Ce n'était après tout que le dernier vertige que nous devions connaître.
Que ces rues étaient longues. Absences récurrentes de mes visions. Obscures les distances. J'haletais, j'haletais nos dernières moëlles sous les cieux noirs. Enfin il n'y aura plus de jours, de jours si longs pour nous séparer de nos faims, pour étirer ces attentes qui maintenant touchaient à leurs fins. Juste un perpétuel voile qui tomberait sur nous, nous laisserait à nos étreintes. Ses faibles expirations contre ma peau. Encore un peu, donne-moi encore un peu.
Le froid qui mordait mon visage je resserrais mes bras contre toi pour te réchauffer. Le tison de mon flanc qui se renouvelait à chaque pas. Bien, bien, je suis encore là. Tu entends, je suis encore là. Escaliers, rampes, détours branlants dans des descentes silencieuses. Le son rauque de mes respirations. J'avais de plus en plus de mal à garder mon souffle, à, à avaler ces salives sèches. Bientôt, bientôt.
Les canaux, les accès au port maintenant vidés. Je le savais. Les jetées esseulées, éclatées par la lâchée des eaux, conséquences de la tombée des entraves. Et, jonchés sur les lits d'écumes, crachats de ces courants violents, les restes de navires, de vaisseaux aux proues brisées. Carcasses éventrées jalonnant les progressions muettes d'une chute finalement arrivée. Esther. Nous arrivons, nous arrivons. Ses bras, recroquevillés, comme fracturés. Toux qui écorchaient l'intérieur de mon torse, coloraient mes dents et mes salives. Je, j'essayais de ne pas tousser. Respire. Respire. Esther comprimée contre moi. Mes bronches écrouées. Ne la lâche pas. L'impression de les perdre, de les cracher lentement à chaque gorgée ravalée, à chaque soupir oxydé. Vapeurs tremblantes, ce n'est rien, ce n'est rien. Juste, juste encore quelques secondes. Accroche-toi à moi Esther, je devais nous porter hors d'ici.
Je descends de mon promontoire et m'enlise dans le liquide sombre afin de rejoindre cet îlot qui sauvegardera le nid. Je les entends, dans leurs grouillements assourdissant, leur mâchoire claquant brutalement dans le vide en communications inconscientes. Patience, patience. Je rejoins après quelques efforts cette rive mouvante, et entame mes premiers pas auprès de ses occupantes, se tordant sur elles-mêmes. Aveugles, et sourdes, elles tâtonnent aléatoirement leur environnement, se traînent paresseusement. Dévoreuses, potentiels de toutes les vies à venir. Un éclair soudain vient animer la torpeur qui pèse sur cette chambre et se transmet d'insecte en insecte. Elles s'agitent, commencent à se bousculer, relancent le chœur de murmures grinçants. Elles sentent enfin ma présence. Je continue à avancer, à me forger un chemin entre les corps se pressant contre moi, humant l'air, identifiant cet élément étranger qui vient perturber leur inanition. Je dois atteindre le centre, je dois-
L'un de mes membres entravé, je me retourne pour voir les mandibules d'une des larves refermées dessus. La douleur. Bien, bien, encore plus loin. Je traîne la morsure avec moi, me déchirant au milieu de l'excitation qui imprègne l'air. À nouveau arrêté par une prise rongeant une autre de mes jambes. Encore plus profondément, presque sectionnée sur le coup. Je ne peux m'arrêter encore. L'odeur qui se dégage de ma plaie termine d'irriguer et de propager la frénésie à toutes les larves qui se tordent et rampent avec énergie pour me rejoindre. Encore quelques pas. Je sens les morsures handicapant mes gestes, ralentissant ma progression, criblant mes nerfs. Venez, venez.
Plus personne pour surveiller, endiguer, contenir. L'enceinte, ouverte pour la première fois depuis si longtemps, me promettant le spectacle d'horizons dénudés. La gigantesque porte qui enserrait le port, complétion du rempart, détraquée par les retours impulsifs et sautes soudaines du courant. Brise marine. Cautérise nos sens. Seuls, face à nos propres dissolutions libérées. La jetée. Corridor de bois noyé menant aux dernières lisières de la pierre avant de s'élancer dans la mer que je ne parvenais à voir encore. Je. Suis fatigué. Les derniers pas concrets qui s'arrêtaient au-dessus. Au-dessus des eaux calmes, patientes. Ces étendues noires répondant aux pâleurs naissantes de tous les crépuscules que j'avais encore à élimer. Mais je ne serais pas seul ces fois. Les vagues subtiles, prêtes à engloutir les efflorescences de nos charognes. Tu entends, Esther. Mon nom. Elles appelaient mon nom. Plus qu'une seule descente, une dernière pente douce pour rejoindre nos tombeaux de sel. Nulle barque, nulle planche rongée, nul instrument de dérive pour soutenir nos traversées. Il n'y avait plus que nous pour nous sombrer. Trouble. Tout était si trouble. Je ne sentais plus ma hanche. Et toi, Esther, sentais-tu encore ton corps. Inconsciente, le visage fendue. Elle ne répondait pas. Shhh. Ce n'est rien. Ce n'est rien. Je te sentais respirer.
Je, je chancelais. Je ne peux plus continuer encore très longtemps. Je ne pouvais. Je ne peux. Ne savais plus. Je regardais les planches qui se succédaient devant mes gestes flous à mes pieds. Une de plus. Une de plus.
Une de plus.
Des marches. Des pierres. Je redoublais d'effort pour relever ma nuque, voir ce qui s'offrait à mes vues épuisées.
La mer.
Je regardais cette étendue saline, cette ultime limite qui devait nous permettre de dépasser la ville. Qui devait nous libérer de ces vies limitées.
Rien.
Il n'y avait plus rien. Juste du silence. Juste de l'attente. Gerbes grises sur des eaux noires, battues par des bourrasques qui parvenaient jusqu'à mon visage. Suffocations soudaines contre moi, convulsions anémiées. Esther. Tu tremblais, tremblais. Agitées tes plaies. Ces râles tranchés, endigués des éraillements de ta gorge écrouée. Je te déposais délicatement sur la pierre froide, tombant à moitié, ton corps mordu par le remous des eaux qui venaient diluer les restes de ta sève coagulée. D'entre les plis du manteau, s'étendaient les blessures que cette fois je ne pouvais soigner. À l'unisson nos nébuleuses carmines, les vitrifications de nos pouls exsangues. De sa prunelle restante humide, dansante et vacillante, elle me regardait, me fixait dans la suprême attente de nos paroles, de nos gestes, de nos souffles et de nos intensités. Tout ce que j'avais essayé, tout ce que j'avais tenté, avait échoué. Mais nos promesses, nos usures, les rouilles de nos marques. Le pacte de nos chairs effusées. Ma paume, contre sa joue, dernière caresse qui nous était réservé, ici, aux confins de nos fuites stériles, les doigts plongeant dans les mèches mortes qui encraient la lunescence de sa peau. Pardonne-moi d'avoir tant tardé, de t'avoir tant, tant fait attendre. À mes contacts elle s'était partiellement animée. Mouvements latents. Que fais-tu. Sa paume ensanglantée et frêle, douloureusement levée vers mon visage. Qui palpitait faiblement contre ma joue. Ne dis rien. Ne dis rien. Je sais. Un dernier regard sur ces embruns dégagés qui se mêlaient à quelques pas de nous. Ces dernières rafales encore pleine des averses passées qui s'abattaient sur nos corps. Maintenant, nous serons joints, je te le promets. Je prenais ses doigts entre les miens, les déposais délicatement à ses côtés. Nous n'avions pas encore perdu nos chances d'éclore en des floraisons osseuses et férales. Esther. Tu étais si douloureusement belle. Attends-moi.
Je rejoignais de mes mains les veinures de sa nuque brutalisée, violacée sous mes phalanges qui appuyaient sa trachée. Nous sommes toujours là. Plonge. Avec moi.
Compression soudaine, mes emprises qui se resserraient en des étreintes vidées, dénuées de feu à offrir, reprenant le fil de nos nuits interrompues. Respirations suffoquées hors de ses dents pardonne moi je n'arrivais pas à serrer assez fort. Ses bras qui frappaient les miens, tentaient d'accrocher sans forces le vêtement qui la tuait. Arrête. Arrête. C'était bientôt terminé tu m'entends Esther toi et moi aux confins de tout enfin. Les râles paniqués je n'y arriverais pas ainsi. Plus fort. Contraction de mes muscles renouvelant l'entaille dans toute ma chair, intensité rivant mes doigts en des carcans qui ne pouvaient se briser. Je devais, je devais me rompre aussi, me fracturer avec toi. Ses lèvres comprimées en des hurlements muets, déchirées en des ruptures claviculaires. C'était long, terriblement long. De respirer, d'expirer sans ta présence à mes côtés. Toutes les fibres qui me criaient, me criaient de relâcher, d'arrêter. Non, non. Non, pas cette fois. Je ne pouvais pas abandonner, l'abandonner à nouveau. La laisser partir si loin sans moi. Détournais le visage pour ne pas voir les séculaires douleurs qui achevaient de la défigurer. Non je ne me défilerais pas, ne t'insulterais pas, regarde. Ses yeux rougis, ses tempes explosées, ses veines écartelées sous les pressions sous-marines de vies que n'aurions plus à endurer ni à répéter. Coule, jusqu'à moi. Je consacrerais tous nos efforts, infuseraient nos chairs en de sublimes ruées. Accompagne nos ascensions inverses. Ses jambes qui se tendaient en des spasmes rigides, extinctions de ses plus pures lumières. L'air qui ne passaient plus en ces sifflements qui fêlaient tous mes organes. Tes bras qui n'avaient plus la force de lutter contre les miens. Nos arcs, gravés. Nos langues, noyées. Les restes de son corps qui se débattaient par à coup convulsés.
Fêlure supplémentaire, extinction insulaire. Le crible de ses vergers finalement écroulés.
J'use de mes dernières forces pour me tirer au milieu de ce tapis de mandibules se refermant continuellement sur moi. Brisant mes membres, arrachant mes articulations. Arrachez les lambeaux qui animeront à nouveau le nid. À ramper sur ce lit affamé, traînant avec moi les gueules inanes depuis trop longtemps, ouvrant les lésions de mon corps répandant le suc de mes organes. Les grouillements extatiques des larves se pressant autour de moi. D'autres prises, d'autres entailles dans mon abdomen. Épuisé, je ne peux plus. Immobilisé, mes membres maintenus au sol, contrit dans des positions aux lisières de rupture. Tandis que se rapprochent contre mes flancs les retardataires au festin de ma chair. Venez, venez vous nourrir, vous gorger des ligaments ainsi offerts. Afin de grossir, de grandir. Et d'éclore en des essaims qui repeupleront ces artères vidées. Je les sens ronger, se forer des accès à mes entrailles. Ici, sous les écoulements continus de fleuves noirs, ma quête prend fin. Encore conscient, à moitié aveugle, je vois se lever en face de mon visage une mâchoire qui n'a pas encore participé à cette union. Hésitante, encore prise dans son sommeil. Humant mon odeur, comprenant ma présence. Dépêche-toi, prend part à cette convergence. Ouvre les promesses de ta chair au travers de la mienne. La douleur. S'approchant de moi, ses mandibules ouvertes, prête à confirmer son étreinte. Dévore-moi, prends mes viscères, prends mes membres, prends mes yeux. Répands ton avancée. Je peux presque sentir sa feinte respiration contre ma gorge saignée. Creusez, engloutissez, lacérez. Et que le nid déborde, s'étende au-delà de ses précédentes limites. Enfin l'hésitation venant de sa face aveugle disparaît, et ses mandibules enserre ma gorge en une progressive pression. Réclame ta complétion, offre toi ton ascension. Ouverture sous mon visage, je sens les ouver-
Étouffé, je ne po-
Confirme to-
Je-
Mains tremblantes.
Mains tremblantes.
Qu'avais-je fait, que t'avais-je fait. Son visage entre mes phalanges meurtrières, mon front contre le sien. L'écroulement de ma gorge, tout était brisé, tout était fini. Arrachée ma seule. Râles pathétiques muettes plaintes. Esther.
Redressais faiblement mes échines, mes ossements poreux. Encore à genoux. Ma main maculée, tous mes souffles m'avaient quittés au travers de ma plaie. Étendue carmine sous mes jambes, mêlées aux gerbes grises rejetées par les vagues. Inspire. Expire. Est-ce que je pouvais enfin me reposer. Me déposer auprès d'elle. Arrêter de courir, encore, et encore. Et encore.
Dans la nuit prolongée, mon nom.
Il, il y avait quelque chose.
Qu'il y avait-il aux horizons de sel.
Là-bas.
La lune.
Reflet tremblant sous les flots je la voyais enfin. Frissons d'extasies vidées, plongées de nerfs abrasés. Tous les sifflements internes, enfin, stoppés. Te regarder, boire tes rayons aux limites de sommeils qui dureraient, dureraient si longtemps. Chaque gorgée de ta vue qui retendaient éphémèrement les nouages de ma dépouille. Je me laissais glisser au-delà de la pierre, les jambes pendues en l'air. Je posais un pied sur les flots noirs, encore balayés des cinglantes rafales, décapant par lamelles la peau de mon visage. Laisse-moi te rejoindre. Disque de nacre parfait irradiant l'envers des surfaces marines, contraste d'astre en éveil inverse, j'arrive, j'arrive. Mes pas, portés par la surface des eaux ne m'avalant pas.
Je n'avais nul besoin de me retourner pour sentir la ville s'écrouler en un sourd fracas de viandes consumées. Libre. Libre, enfin. Qu'est-ce-
Pointe sous mes muscles à vifs perforant les intérieurs dans toutes leurs dimensions. Qu'est-ce que-
Pourquoi cette nouvelle douleur, d'où venait-elle. Sous son choc j'avais vacillé et je me sentais subitement affaiblie par ce coup du dessous. Oh, mon crâne, mes os. Que se passait-il. Nouvelle impulsion déchirante violant l'envers de mes tendons. Crispé, tordu sous les vagues de mal soudain. Je n'arrivais plus à me redresser. Je sentais mes côtes se briser, se déloger de leur axe sous les pressions internes de tumeurs en extension. Je me tenais, les mains resserrées contre mon torse en plein affaissement. Je les regardais, couvertes de filets d'une couleur qui n'était pas la mienne. Ces mains. Qu'est-ce qu-
Ces ma-
Ces mai-
Ces mains sont finalement miennes !
Je l'avais tué, mis fin à son déclin en un suprême éclat qui perdurerait au travers de tous les plans, de toutes les disparitions successives pour vibrer dans ces phalanges couronnées. Je sentais l'eau noircie monter le long de mes jambes à mesure que je m'y engouffrais, à mesure que je perdais pied. Ma chair. Cette douleur qui perçait de ses traits incandescents ma mâchoire, qui criblait et concassait lentement une à une les vertèbres de mon être. Qui voulait briser ma colonne vertébrale. C'est tout mon être qui craquait sous les mouvements qui l'étiraient à mesure qu'ils prenaient de l'ampleur. Qui pouvait encore espérer entraver ma réunion. Le ciel se fendait en même temps que mon corps pour relâcher les trombes de pluies noires qui devait me répandre et me dissoudre dans les déchirures de ma nouvelle entité. La douleur. Que m'arrive-t-il. Que se passe-t-il. Mes entrailles courant le long de mes peaux intérieures. Elles grimpent, s'agrippant aux membranes en ruptures consécutives. Elles veulent sortir, sortir dans le monde connaître ce qui leur a été refusé depuis les premières années de ma naissance. Arrêtez cette douleur. Arrêtez. C'est le sang, c'est le sang qui implosait en une constellation carmine dans un corps qui ne pouvait encore durer. Expulsé est l'acier.
- Esther !
Je ne pouvais hurler, la gorge étouffée par les relents de veines en cataracte. Je tombais à genoux, la pluie me conduisant sous les arches de cette ultime noyade. Enlise moi comme tu me l'avais promis il y a des âges entiers. Je voulais m'ouvrir fracasser mes os, rompre les ligaments qui me faisaient tant souffrir. Ces mains qui tremblent. Mon corps n'était plus capable de me contenir. Je devais mourir. J'entendais des explosions sonores stridentes, impitoyables, qui fendaient l'air, défragmentaient les profondeurs aquatiques et sciant mes ouïes suppliciées. D'où provenaient ces sirènes insupportables. Les ligaments ne sont désormais que sarments sans substance. C'est moi qui hurlais. C'est de moi que venaient les vociférations de douleurs phénoménales. C'est moi qui hurlais depuis le début. Des voix inhumaines gorgées d'artères rompues que fracassaient les architectures de mes bouches en sang. Aidez-moi. Luminescence subite dans le toit de tourments insensés. Montre toi, viens à moi. La lune. Présente sans l'être à mes yeux qui reculaient sous les avalanches de vaisseaux sanguins en explosion. Derrière le rideau des lames aquatiques se figeant en moi comme des aiguilles ravivant les douleurs toujours ouvertes. Derrière les nuées en pourritures, je pouvais la voir. Aucun obstacle ne peut me séparer de toi désormais. Mes viscères, rampantes, déchirantes, déstructurées et chaotiques, hostiles à tout ce qui pouvait les contenir. Cette acidité qui calcinait ma trachée, qui incendiait mes poumons. Je vomissais sur les flots mordants, assombrissant les profondeurs de leurs tensions. La lune. Apporte-moi ton aide, laisse-moi rompre ma vie dans cette exuvie. Elle se découvrait, écartelait le monde pour m'atteindre. Mes yeux. Je ne pouvais plus voir, les pupilles s'étaient fendues sous le poids d'une lumière que je n'avais jamais connu. Mais je la sentais. Sous le choc de sa réalité je tombais, tombais dans la mer, tombais sous la surface illusoire de ses corps en mouvements trompeurs. Je tombais dans son reflet éclatant les ondes de ma chair en expansion.
Dissolution. Gangue rejetée, palabres inutiles. Esther. Respire le sang, respire l'eau saline, respire la décomposition, respire la libération. Avale la sève de notre ascension. C'est trop, c'est trop, je n'y arrive pas. Où étais-tu tout ce temps, où étais-je. Où étais-je. Les gueules béantes de mes excroissances s'ouvraient en des précipices de dents et d'effusions de nerfs abrasifs. Je ne crains pas la complétion séculaire. Mon dos. Les côtes retournées, comme si elles perçaient lentement ma peau pour s'ériger de craquellements en défenses d'ivoire. Je m'étire. Je respire. Tant de lambeaux, tant de mues. Milles langues fouettant l'air de leurs convulsions frénétiques en guise de crinière. Ma moëlle. Elle fond, elle fond, se répand pour se perdre sous les flots. Floraison bestiale. Je le comprends désormais. J'ai vidé tous tes calices, épuisé toutes tes sources. J'ai brûlé toutes tes coupes, brisé tous tes sceaux. Maintenant, relève moi ! Retire moi de ces eaux mensongères. Laisse-moi te rejoindre, laisse-moi rejoindre ce trône qui siège à tes côtés. Là où est ma place. Là où je pourrais te rendre honneur. Là où je pourrais chanter ton essence. Là où je pourrais danser ta destruction. Dissolution. Je me perds. Je me perds. Non. Je me dévoile, je me débarrasse de ces derniers muscles pétrifiés. La pluie me lave des gerbes de souillures qui ont entachés mes mâchoires en agonie. Se répercutant dans les abysses les pulsations de mes cœurs en fusion. Relève moi !
La surface. La surface se rapproche. Je la perce, plus qu'elle ne me perce, et je m'appuie sur ces flots inanimés. Mes bras pressent cette réalité pour m'en faire un support. Sors de ces eaux. Les restes de mon être prisonniers sous la tension brisée. À jamais abandonnés. C'était comme lentement s'écorcher. Mais cela me faisait du bien. Ces nouvelles mains. Étranges. Belles dans leurs douleurs. Puissantes. Je ne coulais plus. Je ne le pouvais plus. Alors autant se dresser, se dresser de toute cette sève tant convoitée. De toute cette frustration finalement débarrassée. Une étendue océanique. Mensonges supplémentaires. Les derniers remparts qui me retiennent ici. Je découvre les impulsions de mes muscles nés pour la première fois, apprends à les user, à me déplacer. Bien. Marche. En direction des brumes, sous les égides de bruines caustiques. Il y avait encore des réalités à briser. Des mondes à transpercer pour te rejoindre. Et toutes, toutes ! Toutes mes sirènes d'amertume riveront les mondes sous mon joug !
Voici, la dernière stèle ! Les graines d'éternité ont germés.
Un royaume à conquérir pour inaugurer un nouveau règne de ruine. L'ancienne chair est morte. L'ancienne chair s'est effondrée. Et dans ses écales s'est extirpée la promesse d'une férale immortalité. Anciens sujets, traîtres, charognes. Ne me reste plus qu'à Répandre l'opalescence anémique sur ces mondes indignes. J'érigerais les autels en ton nom et ils recevront de tes rayons exsangues la bénédiction de tes corps en émersion. Ils baigneront de force dans l'affaissement des astres reculés tandis que je dévorerais en milles éclosions ces existences mutilées pour te les offrir.
Je suis le roi noyé. Je suis la faim écumée. Je suis le succédané d'empires écroulés. Et mon râle est celui d'une décomposition à jamais grouillante s'écoulant de toutes les ruptures qu'auront provoqués tes aurores exsudées.
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