Chapitre 22 : Une guerre
Marc volait gracieusement dans le ciel depuis plusieurs jours, admirant le paysage, quand il aperçut au loin de la fumée. En s’approchant, il se rendit compte qu’il n’y avait pas un panache de fumée mais plusieurs, répartis sur une vaste surface, bien trop éloignés les uns des autres pour qu’il s’agisse d’un incendie.
Il choisit de se diriger vers l’un d’entre eux et découvrit une montagne de cadavres de monstres divers, brûlant sur un gigantesque bûcher, autour duquel se tenaient des soldats humains. En prenant davantage de hauteur, il constata qu’il ne s’agissait pas d’un petit groupe, mais de milliers d’hommes rassemblés. De nombreux drapeaux flottaient, indiquant que ces soldats provenaient de différentes nations. Et il n’y avait pas seulement des soldats : des aventuriers étaient aussi présents.
Marc ne comprenait pas ce qui se passait… ou plutôt, il avait peur de comprendre. Sur plusieurs hectares s’élevaient au moins trente montagnes de cadavres de gobelins, orcs, trolls, elfes, fées et autres espèces inconnues pour lui, toutes brûlant sur des bûchers. Et à côté, une alliance des plus improbables : celle de tous les humains du monde. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : une guerre d’extermination des non-humains était en cours.
Marc partit aussitôt en direction du royaume des monstres pour les avertir. Il aurait pu se téléporter, mais il espérait trouver des survivants en chemin. La chance lui fit croiser un groupe de créatures très variées : des elfes, des gobelins, et, plus étonnant encore, un grand nombre de chimères toutes plus étranges les unes que les autres. Constatant qu’un nombre disproportionné de chimères avait survécu par rapport aux autres espèces, Marc se demanda presque si un dieu n’avait pas influencé ce fait.
Il se posa devant eux et leur proposa de les téléporter directement au royaume des monstres. Ils acceptèrent volontiers. Beaucoup étaient blessés, et tous semblaient épuisés.
Une fois les rescapés pris en charge par des médecins gobelins, Marc alla voir le roi pour l’informer de la situation. Après lui avoir relaté ce qu’il avait vu, le roi déclara :
- Ainsi donc, ce jour est arrivé. Cela ne m’étonne guère de la part des humains, eux qui ont toujours eu peur de nous. Mais je suis surpris qu’ils aient échappé à ma vigilance et qu’ils aient réussi à rassembler une armée aussi immense. Marc, je vais devoir te confier une mission capitale. Nous devons évacuer l’ensemble des non-combattants sur ton île, que tu devras agrandir de façon drastique. Le royaume des monstres doit disparaître d’ici, sans que les humains s’en aperçoivent. Certains d’entre nous devront faire diversion pour permettre aux autres de fuir et de vivre en sécurité. D’après ce que je vois, il ne nous reste que trois jours.
Marc prit un air grave et répondit :
- Je suis désolé, mais je n’aurai jamais assez d’énergie magique pour agrandir suffisamment l’île. Sans compter qu’il faudra aussi y faire pousser de la végétation et y prévoir de quoi nourrir tout le monde. Je ne pourrai jamais faire tout cela seul. Et survivre pour mourir ensuite de faim et de soif n’aurait aucun sens.
- Je sais, répliqua le roi. Mais nous n’avons pas le choix. Et personne n’a dit que tu devrais tout faire seul. Pour la nourriture et l’eau, nous en emporterons avec les réfugiés. Pour la magie, tous ceux qui le peuvent devront te prêter leur pouvoir. Mon instinct me dit que tu recevras aussi une aide inattendue. Et mon instinct me trompe rarement.
- Je vais vous faire confiance, concéda Marc. Mais je change de sujet : vu la situation… même s’il n’est pas un monstre au sens propre mais plutôt un animal, je m’inquiète pour Josh. Les humains pourraient le prendre pour cible.
- Ne t’en fais pas pour lui. Il n’est même pas sur ce monde. Il est actuellement sur Epsilon, qui n’est pas concerné par cette guerre.
- Hein ?! s’exclama Marc. Comment ça, il n’est pas dans ce monde ? Et c’est quoi ce nom, Epsilon ?
- C’est vrai qu’on ne t’en a pas encore parlé. Il existe trois mondes reliés par des portails dispersés en divers lieux. La plupart des portails découverts ont été installés dans les plus grandes cités humaines. Un peu comme tes portes, chaque portail mène à un seul et unique autre portail. Le monde dans lequel nous vivons s’appelle Alpha. Les deux autres se nomment Gamma et Epsilon. Chaque monde est unique en son genre, et pour cause : nous ne sommes même pas dans le même système solaire.
Marc s’assit lourdement, comme si ses jambes venaient de céder. Contrairement à ce que lui et Josh pensaient, le Dieu virtuel n’avait pas créé un seul monde, mais plusieurs, peut-être même une galaxie entière. Et Josh, sans le savoir, se trouvait dans un autre monde… autrement dit, il serait presque impossible de se retrouver.
- Je ne sais plus quoi dire, souffla Marc, abasourdi.
- Ne dis rien et agis. Tu as tes ordres, il n’y a plus de temps à perdre. Exécution. Nous avons tout un royaume à sauver.
Marc obéit, se redressa et retourna sur son île, laissant le roi organiser l’évacuation et le combat à venir.
Il expliqua la situation à ses sujets afin qu’ils préparent l’accueil des réfugiés en urgence. Léon décida de se téléporter pour tenter de secourir un maximum de survivants.
Pendant ce temps, Marc se lança dans l’extension de l’île et déploya tout son pouvoir. Il jugea urgent d’obtenir davantage de terrain, avant toute autre chose. Il se concentra donc sur la magie de roche, afin d’ajouter un maximum de surface physique à l’île. Mais un problème survint rapidement : il manqua d’énergie magique. Les créatures douées de magie et capables de partager leur énergie tentèrent de l’aider, mais ce ne fut pas suffisant, et elles se retrouvèrent elles aussi à court de magie. Après plusieurs heures d’efforts épuisants, voyant les réfugiés affluer sans interruption, tous durent admettre que l’agrandissement réalisé par Marc ne suffirait pas.
Alors que Marc et ses sujets commençaient à désespérer, un miracle surgit des nuages : un ange.
Marc le reconnut aussitôt. Ce n’était pas n’importe quel ange : c’était celui qu’il avait mordu au début de ses aventures. Il en portait encore la cicatrice, une marque de crocs à la jambe. Je ne l’avais pas raté, pensa Marc intérieurement. Cette fois, il décida de ne pas l’attaquer mais d’aller à sa rencontre.
Il s’envola et fit face à l’ange. De près, il constata que c’était un homme assez beau.
- Cela faisait longtemps que nous ne nous étions pas vus, dit l’ange.
Puis, jetant un regard mauvais à la cicatrice et en frottant sa jambe, il ajouta :
- Bien que nous n’ayons pas eu vraiment l’occasion de parler, cette fois-là. Ma réaction aussi avait été disproportionnée. Bref, je ne suis pas là pour ça. Il y a plus urgent.
Marc l’interrompit :
- Désolé pour la morsure. Je vous avais pris pour un ennemi, vu que tout le monde nous attaquait depuis notre arrivée. Comment dois-je vous appeler ?
- C’est oublié. Appelez-moi Franck. Bref, ma divinité m’envoie vous aider. Il intervient rarement aussi directement, mais il a ses raisons.
- Sans indiscrétion… qui est cette divinité ? Il me semblait qu’il n’y avait qu’un seul Dieu ?
- Il n’y a pas un seul Dieu. Disons qu’il existe un Dieu supérieur, immatériel, mais qu’il a créé des dieux mineurs pour gérer les affaires plus courantes des mondes. Votre ami en a même déjà rencontré une : la déesse Lupine. Quant à mon Dieu, il est plutôt le Dieu de la science et des chimères. Vous comprenez donc qu’il ne souhaite pas envoyer ses créations à la mort. Bref, aussi douteuses que soient ses raisons, la situation est la suivante : vous avez besoin de beaucoup d’énergie, et il est disposé à vous en fournir une infinité à travers moi. Alors, mettons-nous au travail.
- Je comprends… En gros, les chimères sont ses créations, comme des expériences scientifiques, et il ne veut pas les laisser mourir pour continuer ses recherches. Mouais… ce Dieu me paraît douteux, mais cela explique pourquoi autant de chimères ont survécu par rapport aux autres espèces. Quoi qu’il en soit, je ne vais pas cracher dans la soupe. Même si c’était la pire des ordures ou le diable en personne, toute aide est bonne à prendre.
L’ange esquissa un rictus amusé face à la réaction de Marc. Ensemble, ils se mirent au travail et Marc put avancer de façon spectaculaire dans l’extension de l’île. Il ajouta non seulement de la terre sur la roche, mais même un peu de végétation par endroits.
Les trois jours annoncés par le roi passèrent à une vitesse effrayante. Sans surprise, les humains attaquèrent le royaume des monstres.
Les gobelins multiplièrent les attaques surprises, avec plus ou moins d’efficacité, mais malgré les pertes infligées aux humains, gobelins, trolls, elfes, chimères, fées, nymphes et orcs étaient en net sous-nombre. Le roi gobelin menait le combat d’une main de maître, massacrant tout sur son passage. Mais la diversité des espèces entraînait des maladresses : les nymphes lançaient des lianes pour bloquer les humains, mais les orcs s’y empêtraient ; les elfes tiraient des flèches, mais des gobelins passaient par mégarde dans leur trajectoire. Bref, même à nombre égal, la bataille était perdue d’avance.
Comme convenu, Marc revint durant le combat pour fermer le portail, afin que les humains ne découvrent jamais l’existence de l’île. Il aurait voulu se battre, mais il ne lui restait assez de magie que pour une seule téléportation. Alors, il observa en silence les valeureux guerriers qui s’étaient sacrifiés pour protéger les leurs. Du haut du ciel, invisible, il assista à leur dernier combat.
Après plusieurs heures, le roi gobelin fut le dernier encore debout. Les humains l’encerclèrent pour l’empêcher de fuir. Une guerrière s’avança et se dressa face à lui pour un ultime duel. Marc entendit les soldats l’appeler Anne l’Héroïne, ou encore l’Héroïne à l’épée sacrée.
Le combat commença… et s’acheva en un seul coup. L'héroïne balaya l’air en un arc de cercle, et une onde rouge tranchante se propagea sur une centaine de mètres, sectionnant tout ce qui se trouvait sur son passage. Marc en resta choqué : l’Héroïne tua certes le roi, mais aussi plus d’une centaine de ses propres soldats d’un seul coup d’épée. Malgré cela, les humains se réjouissaient de son action, fiers de leur victoire, sans même relever qu’elle avait tué plus d’humains que de monstres.
Après avoir vérifié que tous les monstres avaient bien été massacrés, les humains mirent le feu aux cadavres et à la ville, puis partirent en vainqueurs, persuadés d’avoir exterminé la quasi-totalité des non-humains de la planète.
Marc se téléporta sur l’île et rapporta à tous ce qu’il avait vu.
Léon annonça alors que le roi des monstres avait laissé une consigne avant sa mort et que toutes les créatures présentes sur l’île étaient d’accord pour nommer Marc empereur des monstres conformément au souhait du roi.
En effet, vu le nombre de créatures sauvées et l’ampleur du territoire que Marc avait créé, ils estimaient être passés du rang de royaume à celui d’empire.
Marc en resta abasourdi :
- J’ai quand même mon mot à dire, non ?
- Eh non, répliqua Léon avec un sourire moqueur. Tu es élu empereur par la volonté de tous.
À ce moment, tout le peuple s’inclina et scanda :
- Le roi est mort, vive l’empereur Marc ! Longue vie à l’empereur Marc !
Démuni, Marc se retrouva propulsé à la tête d’un empire sans même savoir par où commencer. Lui qui avait toujours été un électron libre murmura à voix basse :
- Pourvu que je me réveille de ce cauchemar…
Annotations