Chapitre 32 - La bascule
Chaque heure qui s'envole accentue l'affliction. Lili se sent sur le point de basculer. Il ne lui reste qu'une seule solution pour se vider la tête. Elle fouille dans sa trousse de toilettes, ouvre la petite boîte et glisse le comprimé dans sa bouche. L'adolescente avale à sec ce sommeil artificiel synonyme de répit, pour un temps.
Le réveil est particulièrement difficile. Son corps voudrait encore dormir. Peut-être aurait-elle du s'abstenir de prendre ce médicament ? Incapable de parler, Lili fuit Maéline. Et pour prévenir toute tentative d'interaction, elle se place en queue de file pour la marche matinale, plusieurs pas derrière le dernier groupe de jeunes. Le trajet est une torture pour son corps engourdi. Elle s'est soudain transformée en pantin de pierre dont les jambes sont trop lourdes à soulever. Il lui faut mobiliser chaque fois trop d'énergies pour parvenir à réaliser le pas suivant. Sa tête est dans le brouillard, il lui est difficile de suivre les aspérités du terrain. Plusieurs fois, la jeune fille manque de chuter sur un caillou ou une racine.
Sans parler de tous ces regards qu'elle sent peser sur elle ! On dirait presque qu'ils peuvent lancer des éclairs dont les fourmillements remontent dans les bras et les jambes de Lili en désagréables saccades. L'image de sa chambre passe et repasse dans son esprit. Puis celle de l'infirmerie.
Lili lutte contre elle-même, contre ce besoin impérieux de trouver un endroit protégé des regards.
Avant d'entrer au foyer pour le petit-déjeuner, Maéline parvient à la rejoindre, Lili sent son impatience :
— Lili, faut que j'te parle !
Un poids supplémentaire appuie sur les épaules de Lili, elle articule péniblement :
— Mmmh, pas maintenant, s'te plait.
Maéline sautille d'un pied sur l'autre.
— J'ai trouvé une solution pour te sortir de là. Chasser la rumeur par une rumeur encore plus croustillante ! Je sais pourquoi Alex a été viré. J'ai raconté à Cédric ce qui s'est passé hier et il a été dégoûté par ce qu'a fait Julie alors il m'a tout expliqué.
L'agitation de Maéline est agaçante mais les derniers mots qu'elle prononce commencent à dissiper les brumes dans l'esprit de Lili.
— Comment ça ?! demande-t-elle, à la fois prudente et curieuse de ce que Maéline a pu dégotter.
— Suis-moi dans ma chambre, tant pis pour le p'tit-déj'.
Lili obtempère et se laisse traîner par son amie. Maéline a à peine fermé la porte du bungalow que les mots se bousculent pour sortir.
— C'est la faute de Julie ! Elle a promis de coucher avec Louis s'il parvenait à provoquer une bagarre avec Alex. C'est pour ça que Louis t'a insultée devant Alex, Julie savait que ça marcherait. La salope ! Elle a pas supporté qu'il te préfère à elle.
— Quoi ?
— C'est Cédric qui me l'a dit, Louis s'en est vanté. Il pavanait comme un coq devant ses potes après l'avoir sautée. Tu connais la discrétion de Cédric, ils ont pas fait attention à lui mais il a tout entendu.
— T'es sûre ? demande Lili encore abasaroudie par la nouvelle et l'effet du somnifère.
— T'as qu'à lui demander.
Lili reste un long moment interdite. Les informations ont du mal à s'organiser pour créer un tout cohérent. Le médicament l'a vraiment assommée.
Nouveau déclic.
Lili embrasse son amie sur la joue.
— Si je trouve comment lui balancer ça en public, oubliée la soi-disant aventure avec le directeur pour garder mon copain ! Merci Maé ! T'es la meilleure !
Lorsque toutes les pièces finissent par s'emboiter, les parois de verre de la prison qu'elle s'est forgée sous les mots haineux de quelques adolescents en quête d'exutoire, crissent. Une rage aussi violente que soudaine l'envahit. La colère, accumulée jour après jour au fil des ans, se presse enfin pour sortir. L'emprise, que les autres avaient sur elle, s'évapore tel un sort levé par une formule magique. Elle sent un bouillonnement, véritable magma à la recherche de la sortie.
Julie est la goutte d'eau qui fait déborder ce brasier trop longtemps contenu. Les parois de verre qu'elle avait senties frémir volent en éclats. Elle n'a qu'une envie, humilier et détruire Julie pour rendre la monnaie de sa pièce à tous ceux qui l'ont malmenée, mais surtout pour se venger de l'avoir séparée d'Alex. Le magma se glisse dans la cheminée.
— Elle doit payer, dit-elle d'une voix étonnamment calme, à la froideur tranchante comme le fil d'une épée.
Le corps de Lili est soudain mû d'une volonté propre. Elle se dirige d'un pas rapide et décidé vers le bâtiment principal. Maéline la suit à la fois inquiète et curieuse. Lili entre dans le réfectoire pour se rendre directement devant la table de Julie, en pleine conversation avec quatres jeunes dont Louis. L'éruption est imminente.
— Salope ! assène-t-elle à brûle pourpoint à la jolie blonde.
Le regard de Julie est un mélange de surprise et de colère. Elle rebondit avec dédain, en la pointant du doigt :
— Oh, la Girafe, sur un autre ton ! D'après ce que j'ai entendu, ce serait plutôt toi, la salope.
Étrangement, ce mot n'atteint plus Lili en plein coeur. Elle vacille ; la plaie se remet à saigner mais ce n'est plus un trou béant qui l'aspire et la voûte dans une posture de soumission. Elle se redresse. Lili doit venger Alex en arrêtant d'être une victime. L'adolescente sent une force nouvelle grandir en elle. L'ire entre en éruption, lâchant ses gaz toxiques en direction de son bourreau :
— Il fallait que tu le fasses partir ! Tu l'avais pas pour toi donc personne devait l'avoir. Et t''as couché pour le faire virer ! Tu fais circuler des rumeurs comme quoi j'ai baisé avec le directeur pour garder Alex, mais c'est toi qui couches, pas moi ! Une salope, c'est bien c'que t'es : vendre ton corps contre un service ! Il vaut pas cher, ton corps ! C'est pas moi qui donne le mien à n'importe qui, alors arrête de raconter de la merde sur mon compte, t'as compris ?!
Lili a enchainé les mots avec un calme qui contraste avec son corps raidi et ses yeux aussi durs que l'acier.
— T'es malade ou quoi ? demande Julie en essayant de garder contenance.
Lili se tourne vers Louis et lui demande :
—Et toi, tu pouvais pas la pécho donc tu t'es acheté ses services, c'est minable. J'espère que t'as pris ton pied ! Qu'est ce qu'elle va te demander pour la baiser à nouveau ?
Louis a le visage cramoisi. Il cache ses mains sous la table pour masquer ses doigts qui se tordent. Le jeune homme lance des regards en biais à Julie, mal à l'aise. Cette dernière est paralysée, comme si ses yeux avaient rencontré Méduse.
Le silence règne autour d'eux, chacun guette la réaction de Julie. Puis quelques-uns commencent à chuchoter en la montrant du doigt. D'un coup, Julie se lève et se précipite vers la sortie.
Lili aimerait tant s'isoler pour laisser les larmes s'écouler et laisser évacuer sa rage, son soulagement et sa tristesse. La rage d'être séparée de celui qu'elle aime. Le soulagement d'avoir enfin répondu. La tristesse de l'absence.
Maéline la tire par la manche pour la faire asseoir à une table un peu plus loin. Lili sait qu'elle doit rester dans la salle pour garder le contrôle sur la situation. Elle doit montrer qu'elle est forte pour que plus personne ne la blesse, pour que plus personne ne l'insulte. La jeune fille se met à trembler, un froid glacial s'est emparé de son corps.
Maéline demande inquiète :
— Lili, ça va ?
Lili grelotte, le corps toujours tendu.
— Je sais pas, j'ai très froid.
— Attends, je vais te chercher un chocolat chaud.
Maéline revient une tasse fumante entre les mains. Lili boit quelques gorgées. La douce chaleur qui l'envahit la détend.
— T'as été incroyable ! Comment tu lui as claqué le bec à cette connasse ! Moi qui croyais que tu manquais de confiance. Ben dites donc ! s'extasie Maéline.
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