De l'eau dans le gaz

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Une visite technique d'immeuble se déroulait en général une fois par an, contractualisée dans le contrat de syndic soumit au vote des copropriétaires lors de l'Assemblée Générale. Elle consistait à parcourir la résidence concernée, en long, en large et en travers afin de relever tous les problèmes qui relatifs aux parties communes, puis de les corriger. Descendre un escalier principal pour en prendre un autre détourné, remonter des caves jusqu'au dernier étage pour inspecter les blocs de secours, les extincteurs, les trappes d'évacuations de fumées. S'assurer qu'il n'y ait pas d'infiltration et presque se transformer en architecte ou en maçon lorsque l'on repère une fissure sur un mur ou un carrelage fendu. Parfois, c'est le rôle du gendarme qu'il fallait endosser tandis que certains habitants squattaient les palliers à leur usage personnel. Sans réaction, cela pouvait vite partir en dépendance à ciel ouvert à même le couloir. Connaissant certains résidents, la chose dérivait vite en guerre du voisinnage. Voilà ce qui attendait Amel et Emeline aujourd'hui. Par chance, Les Voiliers n'était pas une très grande copropriété et le suivit des parties communes.

Le Touquet permettait de pouvoir rejoindre les différentes résidences en gestion à l'agence, à pied. L'occasion, parfois, pour le duo de prendre l'air, de s'évader un peu des couloirs sombres des bureaux pour profiter d'un air marin assez piquant en cette saison. Pour autant, la résidence Les Voiliers se trouve clairement excentrée du front de mer. Pour la rejoindre, il faut remonter toute la digue et s'enfoncer dans les petites ruelles toutes proches de l'estuaire de la Canche. La voiture est alors toute indiquée afin de ne pas perdre de temps car l'heure du rendez-vous n'était pas choisie au hasard. À peine la VTI - comme le dit le jargon - terminée, une table à La Roma les attendait. D'ordinaire, Emeline aurait pu faire cette visite seule, Amel aussi d'ailleurs car elle était suffisemment expérimentées désormais mais, sa gestionnaire avait une petite idée derrière la tête (en dehors de déjeuner ensemble par la suite). Si Amel passait gestionnaire junior comme il l'était prévu, alors Emeline voulait s'assurer qu'elle sache faire une VTI correctement. On ne pourrait pas lui reprocher d'être une formatrice tatillone et précise, ça non ! Sur le chemin qui les menait donc vers Les Voiliers, la discussion allait bon train.

— Je t'ai pas dis ? entama la jeune assistante en marchant d'une bonne foulée, on a reçu un faire-part pour le décés de Madame Vitruve ce matin au courrier ?

Il y avait un petit air de potin dans la voix d'Amel. Madame Vitruve était une membre du Conseil Syndical des Voiliers, une femme pet-de-sec et hautaine mais qui avait au moins le mérite de savoir ce qu'elle disait. Elle n'avait que soixante cinq ans.

— Encore ? s'étonna Emeline, mais ils tombent comme des mouches, là d'dans ? C'est le combien, troisième ? Quatrième ?

Amel eut un rire un peu amer pour le coup.

— Septième oui ! À croire qu'il y a véritable malédiction sur les Voiliers depuis un mois.

Ces mots là, Amel allait s'en souvenir d'ici peu de temps.

Cette série de décès semblait de toute évidence, bien malheureuse. Le coup du sort, diraient certains. La loi des séries diraient d'autres. Et les plus mauvaises langues parleraient de karma. Dans un sens, elles n'auraient pas tout à fait tort.

La résidence des Voiliers était un batîment imposant et en deux parties.
Le bâtiment sobrement appelé "B" se trouvait tout en longueur et composé de quatre blocs dont la hauteur grimpe crescendo. Composé de deux étages pour le premier, les derniers en possèdaient 4 et l'on accèdait alors à tout ce petit monde, par deux entrées distinctes. Le batîment "A" se trouvait à faire l'angle d'une autre rue. Sa façade d'un blanc laiteux apparaissait plus récente en apparence. Il n'y avait qu'une entrée ici afin de rejoindre à nouveau quatre étages de petits appartements de plaisance comme il y en a des centaines dans tout Le Touquet. En cette période de l'année, peut de ces logements étaient habités et tous les volets restaient clos durant de longues semaines. Cela donnait à l'endroit un charme austère voir même carrèment sinistre quand le jour déclinait. C'est d'ailleurs la réflexion que se fit Emeline alors qu'elle descendait de sa petite DS3 garée sur le grand parking de la résidence.

— Au moins, on ne sera pas dérangée par les demandes de dernières minutes, ponctua-t-elle en attrapant son sac et de quoi note.

— Il n'y a pas un chien, constata Amel avec une mine pas franchement enjouée à l'idée de se promener dans les couloirs sombres des parties communes.

La jeune femme restait toutefois toujours aussi volontaire, "sans peur et sans reproches". La pizza de La Roma qui s'ensuivrait valait bien tous les sacrifices n'est-ce pas ? Malgré son observation, Amel remarqua la présence de quelques voitures sur le parking résident. Elle haussa les épaules pour elle-même et attrapa son propre sac puis claqua la portière.

— On commence par le "A" ? proposa Emeline qui ne se départissait pas de son enthousiasme que certaines de ses collègues plus moroses peinaient parfois à comprendre.

La décision fut unanime et la minute qui suivit, le Vigik, sésame des temps modernes, ouvrit la porte d'entrée.
Le hall conduisait vers les ascenseurs dont les portes étaient plongés dans une pénombre relative. Le mur situé près de l'entrée se voyait affublé d'un immense miroir dont la propreté laisse un peu à désirer. Des traces brunes, comme si le verre avait vieillit de quarante ans, tâchaient les coins. Évidemment, cela n'échappa au sens d'observation acéré d'Emeline qui s'en approcha pour être sûre de ce qu'elle avait vu.

— Qu'est-ce que c'est que ça ? La dernière fois que je suis venue, c'était pas si dégueulasse, observa-t-elle en passant le doigt sur la vitre.

Un couche de crasse s'y déposa, ce qui la fit grimacer.

— Il n'y a pas de lumière non plus, constata Amel, le nez en l'air à tenter de déclencher la minuterie automatique du détecteur de présence.

— Etonnant qu'on ait pas eu un signalement plus tôt, marmonna la petite brune qui s'essuyait les mains avec un mouchoir en papier, et puis il fait un froid de canard.

— Tout est à jour de ce côté-là, j'ai vérifié le facturier il n'y a pas longtemps, déclara l'assistante qui enfonca les mains dans les poches de sa grande doudoune marron.

— Hmm...

Emeline n'aimait pas franchement ce qu'elle venait déjà de constaté. Et surtout, s'interrogeait intérieurement quant au manque de signalement des résidents qui savaient parfaitement se faire entendre pour un "oui" ou un "non" il y avait encore peu de temps. La conscience rationnelle de la gestionnaire glissait dans un coin de son esprit que cela pouvait peut-être s'expliquer par l'absence de tous ces gens ? Aux prochaines vacances, tous ne manqueraient pas de se faire entendre comme à leurs habitudes. Toujours est-il qu'Amel prenait quelques photos et des explications seraient demandées à la société de nettoyage.

Il plânait dans l'air, un odeur étrange de moisi et elle s'intensifiait au fûr et à mesure que les deux femmes rejoignait les ascenseurs. Amel plissa le nez et interrogea d'un regard silencieux sa voisine d'un air entendu. Il était à craindre une infiltration quelconque ou une fuite quelque part et ça ne datait pas d'hier. Distraitement, Emeline appela l'ascenseur... qui n'arriva jamais.

— Qu'est-ce que...

Plus que de l'étonnement, c'était aussi un ras-le-bol qui commençait déjà à faire siffler la cocotte de la gestionnaire.

— Bah, c'est la meilleure celle-là, grommella Amel qui commence aussi à perdre patience.

Dans leur métier, tant de dysfonctionnement ne devaient pas arriver. Les résidents étaient, pour une grande majorité, des personnes d'un certain âge. Ne pas pouvoir bénéficier d'un ascenseur en état de marche revenait à un véritable crime de lèse-majesté pour certains. Et là, ce n'était plus un crime mais un scandale diplomatique en puissance.
Par chance, le compteur électrique était accessible dans un recoin du hall. L'expérience d'Emeline lui dictait de vérifier que tout soit au moins en place et de déterminer si quelque chose n'a pas sauté, ce qui expliquerait aussi la pénombre dans laquelle elles évoluaient tous les deux. Sur le trousseau de la résidence se trouvait la clé triangulaire qui lui permit de prendre sa casquette d'électricienne amateure. Mais lorsque la petite brune ouvrit la porte de contreplaqué, c'est une véritable nuée de vermine qui se souva dans les ténèbres du placard et le moindre de ses interstices. Blattes, araignées, cloportes et scolopendres bruissèrent de colère d'avoir été ainsi dérangés dans leur évolution. L'horrible vue fit sursauter Emeline.

— AH PUTAIN ! DEGUEULASSE ! hurla-t-elle dans le hall qui repercuta son dégout.

— QUOI ? QUOI ?

Amel était partagée entre la soudaine trouille que sa gestionnaire venait de lui coller et une sorte d'amusement moqueur que de voir Emeline gesticuler d'horreur, d'un pied sur l'autre.

— Y'avait plein de bestioles dans le placard électrique, des trucs...eurk !

Elle en eut presque la nausée rien qu'à le dire. Amel émit un petit rire nerveux, clairement elle n'aurait pas voulu être à sa place. Prenant son courage à deux mains, l'électicienne en herbe aidée du flash de son téléphone put enfin vérifier que les disjoncteurs n'avaient pas sauté.

— Tout est en ordre, j'pige pas, marmonna-t-elle dans sa barbe.

— Emeline... d'abord, la voix de la jeune assistante n'était qu'un murmure. Et puis, il se transforma en un cri clair de stupeur, EMELINE !

— Mais pourquoi tu...

Devant leurs yeux écarquillés, les portes de l'ascenseur se recouvraient de cloques de rouilles. L'inox du revètement disparaissait dans un bruit de grincement mou pour s'oxyder et emplir l'air d'une odeur caractéristique de vieux fer moisi. Puis ce fut autour de la peinture du hall au dessus des portes qui se veina et se délita lentement. Soudain, le luminaire du hall clignota trois fois, gressila à son tour pour s'éteindre définitivement. Un grognement résonna dans le hall, comme planant dans l'atmosphère. Ni une, ni deux, les filles s'engouffrèrent dans la cage d'escalier toute proche.
La peur peut parfois faire prendre des décisions étranges.

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