Train 1

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– Tu comprends Johanne, ta grand-mère et moi devenons trop âgés pour élever une adolescente. Tu as plein d’énergie et nous, on aime bien notre tranquillité. Tu t’ennuierais avec nous, alors que dans ce pensionnat tu auras plein de camarades pour te tenir compagnie.

Fut le discours d’au revoir sur lequel son grand-père ferma la portière de sa voiture. Johanne haussa les épaules, défaitiste à ce sujet, et alla prendre son train sans tergiverser.

Avec ses douze ans à venir, la préadolescente arborait déjà une taille honorable, toute en longueur. Ses cheveux châtains coupés court finissaient invariablement décoiffés quand des brindilles ne venaient pas les orner. Souvent, sa frange tombait dans ses yeux noisette et elle les relevait d’un geste devenu instinctif. Il fallait qu’elle n’y visse plus rien pour accepter l’approche d’une paire de ciseaux. La fin de l’été aidant, sa peau présentait un léger hâle qui faisait ressortir ses taches de rousseur.

Johanne trouva sa place à l’étage du haut de la rame, elle se réjouit d’un «  chouette  » en se voyant à la fenêtre. Sa valise casée dans le compartiment à bagage et son sac à dos à ses pieds, le long voyage pouvait démarrer. Le trajet comprenait deux changements.

Elle sortit son Appendice Multi-Connecté Identitaire, en déplia l'écran pour lire un manga. Ses grands-parents lui en avaient téléchargé pleins, ainsi que quelques films et jeux soigneusement choisis.

Plongée dans sa lecture, elle ne prêta pas attention à son voisin de siège. Il la bouscula durant son installation et s'en excusa aussitôt. Peu après le départ du train, Johanne le sentait penché contre elle, lisant par-dessus son épaule. Elle souffla par le nez pour manifester son mécontentement.

– Oups, je me comporte grossièrement, s'empressa de s'excuser son voisin. Désolé d'envahir ton espace personnel, je perds toute convenance en présence de mangas. Je ne connais pas celui-là, il semble sympa, je peux  ?

Johanne se tourna vers lui et se retrouva nez à nez avec une boule noire. Difficile de le décrire autrement, le corps du garçon se dessinait tout en rondeur, jusqu'à ses yeux globuleux. Quant à son teint, il rendrait jaloux une nuit sans lune. Une lueur brillante dans son regard exprimait une affabilité envahissante qui encouragea la jeune fille à lui prêter sa lecture.

– J'adore tout ce qui comporte des mots, illustrés ou non alors forcément je suis féru de mangas. J'aime le dessin de celui-là.

– Ta façon de parler est bizarre, rit Johanne.

Puis elle reprit devant l'air blessé de son interlocuteur  :

– Ne le prends pas mal  ! Tu parles comme un adulte et c'est amusant, c'est tout.

Il fit un bruit de bouche en secouant la tête.

– Mes camarades me l'ont déjà reproché, j'aime les mots, les apprendre, les utiliser, les mettre sur un piédestal. Hé bien, tant pis  : avec mon obésité, je préfère qu'on moque mon verbiage.

Les moqueries, Johanne connaissait. Elle haussa les épaules.

– On s'en fiche des autres. Ils ont toujours une bonne excuse pour nous embêter.

Il approuva d'un docte hochement de tête.

– Comment t'appelles-tu  ?

– Johanne, et toi  ?

– Je me prénomme Kouakou, d'origine ivoirienne. Facile à détourner, n'est-ce pas  ?

– Il me fait penser à Kohaku, dans le Voyage de Chihiro  !

Le grand sourire émerveillé de Kouakou présagea une longue discussion à bâtons rompus sur des dessins animés. Johanne l'apprécia sans retenue aucune. Les deux premières heures filèrent sans qu'ils les virent passer. Ils procédèrent à un échange de présentation de mangas, entre ceux qu'emportaient Johanne et ceux que Kouakou avait lus à la bibliothèque.

Deux heures plus tard, le train annonça son terminus.

– Déjà  ! Mince, on s'amusait bien, déplora Kouakou. Où vas-tu  ?

– J'ai un changement, soupira Johanne. Encore deux trains.

– Moi aussi  ! s'exclama Kouakou. Attends, laisse-moi deviner…

Il prit un air plus sombre.

– Tu vas à l'Académie d'Etude du Potentiel Inexploité  ?

Johanne opina.

– J'ai consulté le réseau internet sur cet établissement, reprit Kouakou, tout ce que j'ai pu confirmer c'est qu'il s'agit d'une sorte d'orphelinat en pension complète. Nous irons ensemble, voilà la bonne nouvelle, acheva-t-il avec un grand sourire.

– Tu as raison, approuva Johanne sincèrement rassurée d'avoir trouvé un ami dans cette nouvelle vie.

À deux, la gare ne parut pas aussi intimidante que Johanne le craignaint et ils repérèrent rapidement la voie de départ de leur prochain train. Comme il pleuvait des cordes, ils s'assirent en intérieur, près d'une boutique de souvenirs touristiques. Un écran géant exposait des publicités d'état, au sujet de recrutement de divers fonctionnaires, de mesures d'hygiène préventive et même un appel aux dons pour la recherche.

Johanne buvait dans sa gourde quand un message d'information public remplaça les pubs. Le son s'amplifia soudain dans un crachotement partiellement audible.

«  Une irruption d'andréides dans un centre commercial a été annoncée à l'instant même, à Bordeaux. Les forces de l'ordre sont sur place, l'armée s'apprête à les rejoindre. Le ministre de l'intérieur invite toute personne vivant dans la région de rester à l'intérieur jusqu'à nouvel ordre. Nous ignorons pour l'instant comment ces automates sont apparus…  »

Johanne sentit Kouakou frissonner à côté d'elle.

– Ma mère disait que ce sont des djinns qui ont pris corps métalliques, dit-il. Je ne sais qu'en penser, sinon que cela m'effraie.

– Tu crois qu'il va y avoir des morts  ? demanda Johanne un peu inutilement.

Ces sortes de robots appelés andréides apparaissaient dans des lieux peuplés de manière aléatoire depuis quelques années. En France, on déplorait déjà une trentaine de victimes. À chaque fois, on ignorait d'où venaient les mécaniques et où ils disparaissaient. Quant à leurs objectifs, seules des hypothèses existaient.

– Inutile de nous en préoccuper, nous deux sommes impuissants, philosopha Kouakou. Sinon, puis-je me permettre de te demander comment sont morts tes parents  ?

Il jeta un regard brûlant. La fameuse question qu'elle-même n'osait poser.

– Un accident de voiture, il y a cinq ans, répondit-elle laconiquement.

Elle ne connaissait pas assez le garçon pour en dévoiler plus. Elle ajouta tout de même.

– Il y avait mon grand frère aussi, moi j'étais chez mes grands-parents.

Kouakou afficha un regard sincèrement navré.

– Quel malheur, je rêverais d'avoir un frère.

– Et toi  ?

– Cancer.

– Les deux  ?

Il répondit d'un rictus aigre.

– J'ai la chance de ne pas connaître mon géniteur, annonça-t-il en se redressant dignement. Je réserve cette histoire pour une plus grande intimité. Ma mère partit l'année dernière, mais avec sa maladie, je résidais déjà en famille d'accueil depuis une année.

Il baissa la voix.

– Quelque part, apprendre sa mort me soulagea. Elle souffrait tellement… Je m'en veux de penser comme ça.

– Moi, je m'en suis voulue de ne pas être morte avec eux, avoua à son tour Johanne. Le psy parlait du syndrome du survivant.

La tristesse endormie menaça de revenir et elle se tut. Kouakou lui serra l'épaule de compassion.

– Le train à destination de…

– Zut  ! Notre train  !

Les deux amis coururent jusqu'au quai et arrivèrent juste à temps. La pluie tambourinait toujours autant et ils prirent quelques gouttes sur le quai.

L'urgence avait coupé court aux confidences. Celles-ci avaient fait du bien à Johanne, mais maintenant elle voulait passer à quelque chose de moins personnel.

(suite du chapitre dans la partie 2)

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