Pseudonymes 1

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Une tension régnait au sein des premières années et pas seulement parmi les filles. Maurine brutalisait qui lui déplaisait, même chez leurs aînés, et fit fondre en larme Laurie – une rousse maussade – et Léopoldine regardait de haut tout le monde, sauf Rebecca qui avait l'amabilité de l'écouter se plaindre. Du côté des garçons, Kouakou raconta que Ludovic avait des prises de bec avec Zacharie, Marin – un garçon au regard bizarre – faisait des commentaires salaces à tout propos et le mutisme de Damien l'inquiétait.

D'une manière ou d'une autre, tous eurent vent de cette histoire de surnoms. Pseudonyme, nom-signe… Il régnait un climat de travestissement qui les empêchait de se sentir chez eux.


La veille au soir, Johanne était allée voir Nadou. La gouvernante avait une chambre bureau à l'étage des filles. Tout le monde pouvait y toquer à toute heure du jour ou de la nuit, disait-on. Se balaçant d'un pied sur l'autre, Johanne leva la main et frappa.

– Qu'est-ce qui t'amène, ma fille  ? questionna Nadou derrière elle.

Johanne sursauta. La gouvernante avançait en se dandinant, les bras occupés par un lourd classeur et un seau de sable bleu.

– Est-ce que vous essayez de nous changer  ? demanda Johanne de but en blanc.

Nadou la regarda  de haut en bas et afficha un sourire en coin.

– La nature s'en charge très bien.

– Je parle de nos noms, ces histoires de pseudo, de combattre ou non les Andréides. Nous n'avons pas demandé à être impliqués là-dedans  !

La gouvernante lui fit signe de reculer. Elle posa le seau pour sortir une clé et ouvrit son bureau.

– Prends le seau et entre.

– C'est la couleur des saphirs…

– Une question à la fois  !

Nadou rangea le classeur dans une étagère et fit signe à Johanne de fermer la porte. La pièce était un bureau surchargé de babioles, colifichets, papiers couverts de dessins, des colliers et des livres. Pleins de livres. Johanne apporta le seau dans une caisse dans un coin et vit un rideau de perle cacher une porte.

– Ma fille, tu te doutes bien que je ne vais pas pouvoir te raconter les tenants et aboutissants des recherches menées par l'académie. Enfin. Toi, tu as été inscrite par tes grands-parents, n'est-ce pas  ?

Johanne opina.

– C'est dur, n'est-ce pas  ? De ne pas pouvoir contrôler sa destinée, de ne pas pouvoir rester avec ta famille. C'est comme une deuxième perte, plus terrible encore que la première car cette fois tu dois reconstruire ton environnement avec des inconnus.

Johanne ne dit rien.

– Et par-dessus le marché, nous bouleversons aussi le monde dans lequel tu as grandi  : adieu le ciel bleu, l'herbe tendre et le chant des oiseaux. On n'en est qu'à la première journée, tu as beaucoup à emmagasiner et cette histoire de pseudonymes arrive.

Johanne cligna des yeux et changea d'appui – sans s'en rendre compte elle ne tenait que sur une jambe.

– Un nom… Qu'est-ce qu'un nom, puissant, négligeable. C'est la seule chose que tes parents te choisissent à ta naissance, tout le reste de ton identité est issu du hasard de la rencontre des gènes. Et pourtant, beaucoup en changent comme de chemise, certains ne sont jamais nommés par le patronyme de leur Etat civil, j'avais une amie comme ça dont les parents avaient changé d'avis après coup. As-tu peur qu'on te retire la dernière chose qui te reste de sa famille  ?

Johanne hocha lentement la tête. Elle gardait les lèvres closes, une boule dans la gorge.

– Ton nom est important, très important, affirma avec gravité Nadou. Tu as reçu certainement pleins de surnoms durant ton enfance  : «  choupette  », «  ma chérie  », «  trésor  », «  petite  », seul ton prénom est demeuré. Tu appelles tes parents «  maman  », «  papa  » et sans les prononcer, tu penses à leurs vrais noms. La seule façon de te retirer cette identité nominale est de t'attribuer une série de lettres ou de chiffres et de ne te référencer qu'ainsi, jusque sur dans l'administratif. Nous n'avons pas ce pouvoir. Mon collègue t'expliquera la raison de ce pseudonyme et tu comprendras pourquoi tu en auras besoin. Plutôt que te changer, cela te protégera.

– Vous me garantissez que si nous ne voulons pas nous battre, nous pourrons partir  ? parvint à demander Johanne d'une voix tremblante.

Nadou lui tendit la main pour qu'elle la serre.

– Tu as ma parole que personne dans cette académie te forcera à combattre qui que ce soit, en dehors des pratiques d'arts martiaux.

La main de Nadou était solide et d'une chaleur réconfortante.

– Vous êtes orpheline, vous aussi  ? laissa échapper Johanne.

– Ça, ce sera pour une autre fois, petite sœur.


Si la discussion avait apaisé Johanne, la tension ambiante la minait de nouveau. Sans la sympathie de Kouakou, elle se serait montrée irritable et aurait volé dans les plumes de tout le monde. Au lieu de ça, elle prit à partie tous ses collègues de première année et les força à se rendre au petit salon au prétexte que Nadou les y avait appelés. Toute la petite troupe présente, elle monta sur la table basse et mis les poings sur les hanches.

– Mes camarades, nous sommes dans la même galère.

Elle appuya son regard sur Ludovic et Léopoldine.

– On s'en fiche de savoir, de quelle classe nous venions, ni de quelle religion – elle revint à Ludovic – et encore moins combien de centre d'accueil on a fait. Moi, j'ai des grands-parents et regardez, ils m'ont placée ici, vous trouvez que j'ai de la chance  ? J'ai été abandonnée une deuxième fois par ceux qui m'ont élevée  !

– C'est mon oncle qui m'a placée là, renchérit Léopoldine, des trémolos dans la voix.

– Mes grands-parents maternels n'ont même pas voulu savoir que j'étais née, ajouta Rebecca.

– Qu'est-ce qu'on s'en fout, pesta Maurine.

– Ta gueule, laisse-la finir, la rabroua Ludovic.

– Ouais, on n'a pas vécu les mêmes choses et ça a peut-être été plus dur pour certains.

Elle regarda Bouchra en leva un sourcil.

– Mais aujourd'hui on est tous rangés à la même enseigne, les adultes nous ont mis ici, ils veulent nous étudier, peut-être nous inciter à combattre. Quoiqu'on fasse, ils décideront à notre place, alors à nous de faire en sorte que nous y soyons bien. On apprend ce qu'on peut apprendre, on profite de la bonne nourriture, on essaie de bien s'entendre et on verra comment ça évolue.

Elle vit à la tête de Maurine que ça allait mal tourner, mais l'élément déclencheur vint de Marin qui balança un commentaire graveleux à Johanne. Celle-ci piqua un fard. Maurine reporta sa colère sur lui et lui donna un coup de poing.

– Altaïr, Damien, aidez-moi à les arrêter  ! s'écria Ludovic.

Les garçons parvinrent à séparer les deux belligérants. Une tête d'adolescente passa par la porte. Elle leur rappela que le petit-déjeuner prendrait bientôt fin. Maurine les quitta avec une bordée d'insultes.

– Johanne a raison, reprit Ludovic. C'est un nouveau départ et si on n'a pas choisi la piste, c'est à nous d'en déterminer l'arrivée.

Il se tourna vers Zacharie.

– Je suis désolé de t'avoir traité de juif, c'était mon oncle qui me disait de m'en méfier, mais il était un peu intolérant.

– Je ne suis pas juif, soupira Zacharie en acceptant quand même de lui serrer la main. Je suis un athée israélo-palestinien.

– Ouch, dur à vivre.

– Pas si on ne m'insulte pas.

Ils se dirigèrent vers le réfectoire.

– Au moins, j'ai calmé Ludovic, commenta Johanne.

Kouakou approuva.

– Oublie les propos de Marin, c'est un libidineux.

– Il a d'autres problèmes, si tu veux mon avis.

– Et encore, tu ne partages pas son dortoir.

Le moment le plus attendu arriva cette après-midi.

(suite du chapitre dans la partie 2)

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