Chapitre XII

7 minutes de lecture

“There's something cold and blank
Behind her smile.
She's standing on an overpass
In her miracle mile.”

Coma White – Marilyn Manson

Istanbul - Forge SURTR-47 - le 1er Mai 2075

95 unités à elle seule.
Son ISTA-III avait grimpé de quatre dixièmes. Un dixième supplémentaire lui avait même été octroyé par le superviseur principal — mention rendement exceptionnel.

Mais ISC3-SU147356-CV n'en tira aucune satisfaction.
La journée se finissait comme elle avait commencé : dans une brume jaunâtre, âcre, et dans les effluves de caoutchouc brûlé, de soufre, de métal tiède.

Ses mains tremblaient à peine — assez pour signaler l’épuisement, pas assez pour justifier un retrait. Le bracelet restait au vert.
« Opérationnelle. »
Statut fonctionnel.

Comme a chaque fin de cycle, les haut parleurs crachèrent. couvrant à peine la cacophonie rythmique des machines insomniaques.

« Classes III, pensez à retirer vos rations auprès des intendants. Nutrition, performance, stabilité. SYGMA veille sur vous. »

(double tintement de clochette)

Telle une automate, elle se frayait un chemin dans le labyrinthe des passerelles tandis que les réseaux de canalisations et les ventilateurs lui servant de point de repère.

Direction l'intendance et ses barquettes 3.4.1, la bouillie du soir : glucides à index neutre, lipides stabilisés, protéines de synthèse.

Un drône de surveillance s'approcha de sa position dans un bourdonnement sourd mais discret. Il s'immobilisa à hauteur de son visage, interrompant la séquence immuable de l'après service. Puis reparti.

Son estomac se noua à peine et notre ouvrière continua sa route.

Elle se laissa glisser le long d'une échelle, déplacement optimisé, et se retrouva à hauteur de la vanne 6b, les lumières étaient défaillantes dans ce secteur mais raccourcissait le trajet de 92 secondes.

— Trouvée !

Un murmure s’éleva. C’était le murmure du soir et elle se figea.

Un bruit de pas glissant s'approcha d'elle.

Des silhouettes massives apparurent, trop propres, trop bien nourries.
Elles portaient les uniformes beiges des unités de sécurité SYGMA, leurs visages étaient dissimulés sous des visières polarisées.

— Elle est seule, confirma l’un d’eux.
Le second ricana :
— Priorité au grade, t’en fais ce que tu veux après.

Elle recula d’un pas, mécanique, sans panique.

Juste un protocole :
Reculer. Détour. Revenir au flux.

Mais sa route était déjà bloquée.

Le premier s’approcha lentement.
Son armure faisait tinter légèrement les crochets de son harnais.
— T’as l’air fatiguée, petit cul… Tu sais ce qui fait du bien après une bonne journée à 95 unités ?

Il n’attendit pas de réponse et sa main se leva, son gant se refermant sur sa mâchoire.

Son visage fut basculé en arrière brutalement exerçant une pression sur la gorge.

Ils prirent le contrôle, mais elle ne cria pas.

Elle n’était pas programmée pour crier.

L’autre soldat s’empara de son poignet gauche.
Bip.
Lecture du bracelet.

— Unité 356. ISTA-III en progression.

Il sourit, carnassier.

— Tu veux un bonus, princesse ?

Ils la plaquèrent contre la paroi de métal ruisselant d'une condensation tiède.

Sa joue y colla.
Elle ne résista pas, elle ne savait plus comment.

La douleur fut rapide. Chirurgicale.
Pas un viol. Pas un rituel.
Un acte de routine.
Un effacement.

Elle attendit et ce fut fini.
Ils rirent.
Ils s’éloignèrent.
Comme toujours.

Elle resta là, un instant.
Le souffle lent.
Le dos brûlé.
Le corps endolori et souillé.
Le regard vide.

Puis elle reprit sa route et sortit de la zone sombre. Elle devait franchir une dernière passerelle avant d'atteindre la vanne 6a , puis une échelle à glisser pour une ultime optimisation et elle finit par atteindre l'intendance.

Un réfectoire ou chaque ouvrier mangeait seul, sans un mot. Dans ce silence chacun restait en contact avec le martellement cadencé des machines, le cœur de SURTR-47.

ISC3-SU147356-CV s'approcha d'un intendant, un distributeur, la borne 24 et y colla son bracelet.

Une voix chaleureuse s'éleva,

  • Bonsoir 147356, vous êtes 15 secondes en avance par rapport à votre temps de référence. Votre ISTA-III est désormais 20, vous devenez éligible au menu 3.4.2.

Une barquette tiède fut éjectée.

3.4.2 : Glucides à index neutre, lipides stabilisés, protéines de synthèse enrichies.

Elle la saisit, et mangea. Elle apprécia cette version plus goûteuse ... 20 c'était pas mal au final.

KOUROU – Base de lancement AEGIS – 14 juillet 2068

— Vingt secondes d’inactivité neuro-motrice, selon les relevés.

La remarque d’Émilie Havers, directrice scientifique d’AEGIS, avait donné matière à réflexion. Un silence studieux s’était installé dans la salle de débriefing d’AEGIS.

Henri Drac de St Genest fixait la projection holographique qui diffusait les dernières secondes enregistrées du module Eryne-12. Image figée : son propre visage, tendu, éclairé par les lueurs rougeoyantes des indicateurs en surcharge, un liquide noir émergeant de sa bouche.

Assis en face de lui, Iskhal, costume anthracite sur chemise, col fermé, aucun bijou, aucun ornement. Son visage était lisse et propre. Il ne montrait aucune empathie par rapport à la scène qui se rejouait.

À leurs côtés, en charge du projet, Havers observait calmement les données synchronisées sur sa tablette, silencieuse.

— Bien, le module a survécu. Et toi aussi. C’est plus que ce que j’avais anticipé, dit Iskhal calmement.

— J’ai volé dans des capsules Koschei-9 et survécu, tu t’attendais à quoi ? répondit Drac, une fierté non dissimulée au coin des lèvres.

— Tu sais ce que coûtent vingt secondes d’inaction dans une Koschei-9 ? La mort, répondit Iskhal, impassible.

Le docteur Havers s’éclaircit la voix bruyamment. À sa façon, elle les recentrait sur le sujet.
— Le rapport technique évoque un pic magnétique isolé. Les diagnostics n’ont détecté aucun défaut matériel. Pas de rayonnement nocif, pas d’ondes parasites.

— Pourtant, le halo était bien réel, insista Drac.

— Sur la base des données collectées, il s’agit d’une modulation électromagnétique externe affectant l’activité neuronale. Ce n’est pas un artefact ni un simple stress, mais les mécanismes restent à élucider, continua-t-elle.

Iskhal, les mains jointes sur la table, haussa légèrement les épaules.
— SYGMA peut proposer une analyse neurale rapide.

Elle lui lança un regard noir.
— Toute intervention invasive risquerait de perturber irrémédiablement l’équilibre mental. La prudence est indispensable, monsieur.

— Protocole SYGMA-9. Lecture non invasive, par cohérence électro-synaptique, répliqua-t-il aussitôt.

Henri Drac se leva comme pour manifester sa présence, agacé.
— Je suis là et ce n’est pas une offre, Naram, c’est une tentative d’intrusion ! coupa-t-il.

— L’expérience a laissé des traces. Vos réactions, votre langage… Tout cela intrigue. Moi, bien sûr, mais aussi les millions d’Européens qui ont assisté, aux premières loges, au fiasco. Ils ont besoin de réponses, mon ami.

Naram Iskhal se leva légèrement, faisant signe à Drac de se rasseoir.
— Entends-moi bien, je n’ai parlé que sous stress.

— Peut-être, Drac. Mais une fois vocalisé, un mot devient exploitable.

Iskhal fit glisser une tablette vers Drac.
— Signature ici pour refus du protocole. Conséquence : classification partielle des enregistrements. Ils ne vous appartiennent plus.

Drac repoussa la tablette immédiatement.
— Je n’ai pas besoin que tu m’expliques mes pensées… ni que tu changes mes couches ! ragea-t-il.

Émilie Havers resta silencieuse un instant, puis ajouta avec autant de compassion qu’elle en était capable :
— Je comprends votre agacement, mais nous sommes tous dans l’attente de réponses. Et chaque jour compte.

Le regard de Drac se fit dur.

Havers soupira, puis ouvrit un autre dossier. Celui d’Élise Kramer. On la voyait en chambre stérile, grelottante, répétant à voix basse : « Ils regardent encore… ils regardent. »

Drac croisa les bras, son regard s’adoucit en glissant de l’hologramme figé à ses deux interlocuteurs.
— Prévenez-moi personnellement si l’état d’Élise change, répéta-t-il d’un ton sec. Nous avons volé ensemble. Neuf jours sur l’Encke. Neuf jours calmes… ça compte. Personne ne devrait finir comme ça.

Il se redressa, et cette fois sa voix se fit tranchante, martelée.
— Quant à nous… il est temps d’arrêter de jouer aux ingénieurs rêveurs. Ce que nous avons vu n’était pas une défaillance technique. Pas un bug électromagnétique. C’était une intrusion.

Havers leva les yeux, hésitante.
— Vous supposez…

— Je constate, coupa Drac. Un champ externe qui prend le contrôle d’un module, un pilote paralysé, un fluide inconnu qui remonte comme une réponse organique… C’est une attaque. La signature d’une intelligence étrangère à notre monde.

Il marqua une pause, posant ses mains à plat sur la table.
— Nous devons nous préparer à cette possibilité. Pas demain, pas dans dix ans. Havers, faites savoir à Adèle Mornhaupt que je veux qu’AEGIS dispose d’une APC dédiée à DIAS. Pas seulement pour protéger les ingénieurs ou les capsules. Pour préparer un affrontement, s’il s’avère que quelque chose là-haut nous observe, nous teste, ou nous attend.

Un silence pesant tomba. Même Iskhal, pour la première fois, sembla suspendu à ses mots.

Drac reprit plus bas, presque en aparté :
— Si c’était une intelligence, elle sait déjà que nous existons. Et elle sait comment nous briser.

Iskhal entrouvrit les lèvres :
— Si tu penses avoir été brisé, Drac, laisse-moi…

— Naram ! trancha Drac. Si tu tiens tant à trifouiller un cerveau, occupe-toi de ton lieutenant Lenoir. On l’entend délirer sur les enregistrements et il respire encore. Moi ? Je veux qu’on me foute la paix. Je vais bien. L’affaire est close.

Puis calmé, il reprit :
— Allez, en piste. Nous célébrons la Liberté aujourd’hui, souriez et allons prendre un bain de foule. Cela, je vous garantis, rassurera le peuple.

Naram se leva, l’air frustré mais contenu.
— Comme tu voudras.

Havers acquiesça, soulagée.

Ils sortirent ensemble du complexe aérospatial où les attendaient presse et citoyens triés sur le volet. Dès son apparition, le nom de Drac fut scandé, et les applaudissements retentirent.

Istanbul – Forge SURTR-47 – 02 mai 2075

Il est 04h30.
Vacation 147-1 : 1 285 unités.
Vacation 147-2 : 1 302 unités.
Vacation 147-3, votre objectif est de réaliser 1 303 unités.
Objectif atteint : amélioration de statut ISTA-III.
(tintement joyeux de clochette)

Deux dixièmes seront ajoutés en prime, doublés pour le meilleur ouvrier.
Citoyens, pensez à retirer vos rations auprès des intendants. À vos postes dans quinze minutes.

Au-dessus, un drone-patrouilleur zébra le ciel gris, ses caméras analysant les travailleurs qui s’éveillaient.
Toute défaillance entraînerait une révision immédiate de votre score ISTA. Un inspecteur automatisé ferait son passage à 06h00.

ISC3-SU147356-CV ouvrit lentement les yeux.
Trop peu de sommeil. Encore.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire DavidxNova ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0