Perdus dans la forêt
Même au bout de cinq heures de marche, je ne voulais toujours pas admettre l'évidence de la situation. Le chemin s'était arrêté et nous avions dû continuer hors sentier. Nous avions perdu toute trace des signaux de randonnée et plutôt que de nous résoudre à rebrousser chemin, nous avions préféré tenter de traverser la forêt vierge. Immaculée, c'est le mot. Pas trace de l'Homme ici, rien que les arbres, les animaux sauvages et nous, pauvres âmes égarées. Voilà, je l'ai dit. Nous étions perdus.
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Au beau milieu des pins odorants et des ruisselets chantants, deux êtres innocents se tiennent la main. Cette scène pourrait être splendide si la réalité des choses nous lâchait la grappe cinq minutes. Résumons : l'eau n'est pas un problème puisqu'il en coule de source en cette montagne (l'esprit en toutes circonstances, ma plus grande qualité et mon plus grand défaut), la nourriture non plus, pas en cette saison où les fraises des bois rougissent la moitié de la montagne. Quoique, nous n'en avons plus croisé depuis un moment. Restent la température et l'obscurité naissante. Je n'avais pas prévu de me perdre, et surtout pas avec Virginie, là, aujourd'hui, au fin fond de la forêt qui couvre le flanc de sa montagne. En même temps, qui prévoit de se perdre ?
« Il faut que je t'avoue quelque chose. »
Elle avait brisé le silence modelé par nos pas dans la terre. Je m'arrête et je remarque qu'elle tremble un peu. A-t-elle froid ?
« Non, souffle-t-elle en baissant les yeux, en vérité... »
Mon cœur s'emballe tandis que je l'observe tortiller ses doigts, apparemment gênée. Une déclaration, dans cette situation ? Je me gifle intérieurement pour cette pensée stupide. Elle est heureuse en amour, pour le peu que j'en sais, et je suis son meilleur ami. Et puis, est-ce vraiment le moment ?
« En fait... J'ai peur du noir. »
Cette phrase vient fracasser ma réflexion en mille morceaux. Je saisis alors la gravité de la situation : Virginie est terrifiée et moi, du haut de ma tour d'argent, j'espère qu'elle me regarde. Sombre égoïste. Sombre. Et égoïste.
Je prends sa petite main dans la mienne. « Viens, on n'a qu'à se concentrer sur la marche. Tu n'auras pas à te soucier du noir dans ce cas. » Sa peau est douce dans les cales de mes mains de bûcheron. Non pas que je sois véritablement bûcheron mais la nature m'a dotée de grosses pattes. Comme un chien de chasse. Un chien suivi par un chaton effrayé par la nuit.
Plusieurs minutes passent. Peut-être plusieurs heures, même. Nous avons perdu toute notion du temps, notre attention se porte sur les bruits qui nous entourent. La nuit s'éveille et avec elle, son royaume.
Sa main tire sur la mienne.
« Ben, j'ai vraiment peur. On ne peut pas attendre que quelqu'un nous retrouve ? Qu'est-ce qu'on va faire si on n'arrive pas à retrouver un chemin ? Et si la police nous cherche ? Et si... »
Virginie tremble de tout son corps. Elle a faim, elle a froid et tout autour d'elle, l'obscurité fait naître ses plus terribles cauchemars. Dans cet immense désert noir et hostile, dans ce monde de folie qu'elle seule peut voir, je disparais peu à peu tandis que la peur instaure son règne.
« Virginie... » Mes mains viennent se poser sur ses joues tièdes. Je sais où placer mes doigts, je sais quels points toucher. Derrière le lobe. Devant le tragus. De part et d'autre de sa nuque fragile. Seul mes pouces caressent doucement son visage de haut en bas. Mes yeux sont rivés dans les siens. Je dois traverser ce brouillard de terreur qui voile son regard et lui faire entendre ma voix. Mes mots sonnent d'une façon qu'elle n'a jamais entendue jusqu'alors.
« Virginie... » Je répète son prénom. Ses larmes viennent. Elle m'entend. « Je suis là. Le seul danger dans cette forêt, c'est moi. Et dans le monde entier, il n'est personne qui te veuille plus de bien que moi. » Je marque un temps d'arrêt, laissant à mes paroles le temps de résonner dans son esprit apeuré. « A part ta mère, peut-être. » De l'esprit, toujours. Je perçois le frémissement de ses lèvres. J'ignore s'il est dû au froid, à la peur, à ma blague, mais elle réagit. Je lui répète ces mêmes mots, encore et encore. Elle s'y accroche, ils sont un guide au milieu de la tempête, un bouclier dans la bataille qu'elle se livre à elle-même. La forêt bruisse tout autour de nous. Elle attend.
Elle hoche la tête. Au plus profond d'elle-même vibre l'espoir de retrouver son lit, sa maison, un peu de chaleur et pour cela, elle combattra avec moi, main dans la main. Sans un mot, elle part devant, m'entraînant dans sa course. Les brindilles volent, les branches griffent et l'air frais siffle à nos oreilles engourdies. Qu'importe. Elle accélère le pas. Je ne lâche pas sa main. Jamais. Ses doigts serrent les miens, je lui réponds avec le même geste. Nous sommes ensemble, rien ne peut arriver. Rien ou tout, peu importe au final. Nous sommes ensemble.
J'ignore combien de temps nous avons continué ainsi, bravant cette armée de bois, tantôt vert, tantôt mort, marchant dans la boue et sur la roche, dans le vent et dans le silence de la nuit. Les minutes m'ont paru s'allonger, chaque seconde me rappelant à cette main dans la mienne, ces battements de cœur que je sentais cogner dans ma paume tant elle me serrait de ses doigts fins. Chaque seconde où je sentais sa peur marteler son esprit. Chaque seconde de courage.
« Là ! »
Son cri secoue tout mon être et tandis qu'elle lâche ma main, Virginie s'élance de toutes ses forces. Je la suis tant bien que mal et sa découverte met fin à toutes mes inquiétudes. De la lumière. Une route. Nous ne sommes plus perdus.
Nous sommes arrivés. Elle s'effondre sur son lit et s'endort instantanément. J'ai calculé, nous nous sommes perdus pendant neuf heures. Je regarde son visage endormi, ces yeux que j'ai vus se remplir de larmes, puis de force, cette bouche hésitante, puis ferme, puis pleine de joie lorsqu'elle a embrassé le béton de la départementale qui nous a ramenés chez elle. Nous en rirons demain, ou un autre jour. Avant de m'endormir au pied de son lit, je me promets de toujours me souvenir de ces mots. Et elle, s'en souviendra-t-elle ? Aujourd'hui encore, je me demande si je ne suis pas resté un peu perdu depuis.
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