VIII

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28 septembre 1270 et jours suivants, Le Caire, Égypte

Dans un soucis de clarté concernant notre expédition sur les terres égyptiennes, il me fallait expliquer qu'une dynastie mamelouk s'était imposée récemment sur le trône du sultanat d’Égypte, juste après l'échec de notre roi Louis IX et de ses alliés lors de la septième croisade.

Et notre cible actuelle était redoutable. Baybars, ancien esclave vendu aux égyptiens, devenu un chef militaire des plus émérites, avait accédé au pouvoir suprême en 1260 après avoir fait assassiner son prédécesseur, Sayf al-Dîn Qutuz, lors d'une partie de chasse. Se comportant comme un conquérant, il avait repris successivement des cités et des forts croisés du Royaume de Jérusalem, comme Césarée en 1261, Safed en 1266, puis Jaffa et Antioche en 1268. Et on chuchotait en Orient que son regard se tournait désormais vers le célèbre Krak des chevaliers, la plus grande forteresse de l'ordre des hospitaliers. La frénésie de domination de cet homme n'avait aucune limite, bien qu'il me paraissait hautement improbable que ce château, qui témoignait de près de cent-trente années d’invincibilité puisse tomber un jour aux mains des infidèles.

Notre objectif était donc clair, si nous mettions à bas l’Égypte de Baybars, plus rien ne se dresserait contre la reconquête de Jérusalem et de la Terre Sainte par les chrétiens.

De fait, notre victoire acquise facilement dans les plaines à l'ouest de la ville du Caire, capitale du sultanat mamelouk, était sans aucun doute un grand pas d'accompli. Ayant apparemment assisté en personne à la débâcle, Baybars n'avait pas voulu faire prendre le risque au Caire de subir le même sort. Il avait donc fuit, sûrement en direction de la Syrie, nous laissant nous installer dans sa capitale.

L'entrée dans la cité la plus importante des différents sultanats sarrasins avait quelque peu regonflé le moral des croisés les plus affectés par les événements du jour précédent.

Si la population locale nous accueillit avec un mélange de peur et d'hostilité non feinte, cela n'empêcha pas Louis IX de pénétrer fièrement dans la ville, fiché sur une chaise à porteurs soutenue par des soldats mamelouks faits prisonniers. Nous n'étions pas encore à Jérusalem mais c'était tout comme. Il ne pouvait guère y avoir de triomphe plus grand, à part la symbolique qui serait liée à la libération de la ville sainte. Militairement l'apothéose se situait ici, sous le regard bienveillant du soleil d’Égypte.

Un vaste camp s'érigea tout autour de la ville. Comme à Carthage et à Tunis, les membres les plus éminents de la croisade s'adjugèrent palais et hôtels particuliers. Les croisés et les ordres guerriers des templiers et des hospitaliers organisèrent le musellement de la capitale mamelouk, gardant les portes de la ville, patrouillant dans les rues et sur les murailles, surveillant étroitement les marchés et les places.

Le roi Louis, sa famille et ses proches investirent la citadelle dite « de Saladin », sise sur la hauteur de la ville, où se trouvait le palais d'Al-Kamel dans le quartier sud. Ce palais était devenu le centre du pouvoir du sultanat égyptien et c'était naturellement que notre roi choisit cette résidence le temps de son séjour au Caire.

Sous l'impulsion de l'ange de Dieu, toujours prompt à chuchoter à l'oreille de notre roi, Louis ordonna la rafle des notables sarrasins qui eurent le malheur de rester dans la ville. Baybars n'étant pas mort, il restait la principale menace qui pesait sur notre armée. Je concevais tout à fait qu'être pris à revers pendant notre périple vers Jérusalem ne constituait pas le scénario le plus enviable, même avec les redoutables pouvoirs que possédait cet ange aux habits sombres.

C'était donc, j'eus pensé par nécessité, que ces membres des familles estimables du Caire furent soumis à la Question, torturés sans relâche par l'acier et par l'eau.

Il s'agissait là de tortures vouées à arracher des aveux. Mais cela ne voulait pas pour autant dire qu'elles étaient les plus supportables. La douleur et la peur de la mort restaient les meilleurs vecteurs de la vérité.

Toute la journée, des hommes étaient ainsi amenés, attachés par des fers comme des criminels, puis soumis au rituel de l'eau et des brodequins. D'abord solidement sanglés sur une chaise, la nuque bloquée, l'un des bourreaux leur mettait un entonnoir dans la bouche et leur bouchait le nez, ne relâchant la pression que de temps à autre pour laisser le supplicié respirer. Le deuxième tortionnaire soulevait des vasques remplies d'eau qu'il vidait lentement par l'entonnoir. Ceux qui comme moi avait eu la curiosité d'assister à la scène pouvaient alors voir les personnes soumises à la torture virer au bleu et au pourpre, proches d'un sentiment de noyade et d'asphyxie, les yeux révulsés, crachant l'eau par le nez, obstruant par là leur seule façon de respirer convenablement.

À peine remis de cette mise en bouche, venait pour eux le supplice des brodequins. Toujours immobilisés sur une chaise, ces hommes voyaient leurs jambes enserrées par des planches reliées par une corde. Les bourreaux s'acharnaient alors à enfoncer des coins dans les planches pour resserrer le dispositif, meurtrissant les chairs, broyant les os.

Malheureusement, parmi les hurlements qui résonnèrent dans la citadelle pendant plusieurs jours, nous ne retirâmes guère d'informations intéressantes. Baybars avait apparemment fait route vers Damas avec dix mille hommes. Aucune bribe des stratégies qu'il comptait employer n'avait filtré avant son départ précipité. Il abattrait sa dernière carte sous les murs de Jérusalem, on pouvait lui faire confiance pour cela.

Le bilan était maigre mais notre roi avait su faire preuve du sang-froid nécessaire pour arracher la vérité de la bouche de nos ennemis. Écoutant les bons conseils de l'envoyé du Seigneur, il avait clairement su discerner que le succès de notre entreprise tenait en sa capacité à ne reculer devant aucun sacrifice.

Cette détermination froide et nouvelle, Charles d'Anjou l'avait testée à ses dépends. J'avais vu le frère du roi enquérir une audience auprès de Louis, où je sus qu'il contesta la façon de procéder de l'ange, plaidant la cause d'une croisade telle que les chrétiens l'avaient toujours menée. Il fut débouté à raison. Comment encore penser que nos anciennes croisades, parsemées d'échecs, étaient la bonne façon de faire ? L'ange nous guidait désormais vers une nouvelle voie. Celle du succès.

Quel qu'en soit le prix.

Mais cette première accroche entre les deux frères n'était pas anodine. La tristesse me serrait le cœur car je savais que Charles n'était pas le seul à afficher ouvertement ce point de vue. C'était également le cas de ses neveux Jean Tristan et Robert II d'Artois par exemple.

Ivres de victoire comme nous l'étions, la dissension pouvait devenir notre pire ennemi à l'aube de l'acte final.

L'apparition de cet antagonisme était d'autant plus stupide que nous avions un être qui connaissait la volonté de Dieu à nos côtés. Il nous fallait faire preuve de pragmatisme.

Pourtant, à mon grand étonnement, je ne pouvais moi aussi m'empêcher de douter.

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