X

7 minutes de lecture

20 octobre 1270, région de Jérusalem, Terre Sainte

Sur la ligne d'horizon, les volutes de chaleur faisaient danser les murs blancs de la ville sainte. Jérusalem se révélait à nous et sa vue enthousiasma chaque homme ici présent.

Nous nous établîmes sur un large plateau, coupant la route du sud aux cavaliers et aux caravanes de marchandises. Le roi Louis fit derechef réunir les officiers dans sa vaste tente pour statuer sur la suite des événements.

Il siégeait dans toute sa majesté. Un trône rehaussé de dorures avait remplacé son habituel siège en bois.

L'ange prit la parole en premier. De sa voix graveleuse, il assura le roi qu'il pourrait lui fournir les armes nécessaires à la prise de la cité d'ici la fin de journée. Comme à son habitude, l'émissaire divin fit là son petit effet, offrant un étalage de sa toute-puissance dans son absence totale d'incertitude.

Le roi acquiesça lentement de la tête, satisfait de voir que ce miraculeux personnage continuait de le soutenir en ces jours décisifs. S'il tentait de garder toute la gravité due à sa fonction, Louis IX n'arrivait pas à masquer à qui le regardait attentivement l'immense satisfaction qui illuminait son visage en ce moment même. Il bouillait intérieurement, galvanisé par l'idée que bientôt il se tiendrait au cœur de la ville sainte, auréolé de la gloire éternelle qui lui échoirait en tant que libérateur de la Terre Sainte.

Des vivas s'élevèrent naturellement parmi les croisés qui assistaient à la scène et je devais avouer que moi aussi je m'étais laissé porté par la ferveur générale.

Pourtant tous ne se joignirent pas à cet élan spontané de dévotion envers Dieu et notre roi.

Je vis Charles d'Anjou s'avancer, ses neveux derrière lui, les mains levées pour réclamer le silence. Ceux qui furent intrigués voire outrés par ce comportement, ne purent que rapidement tomber d'accord sur la capacité naturelle qu'avait le récent roi de Sicile à captiver son auditoire et à lui faire entendre ses arguments.

Il argua de ses doutes quant à l'utilisation du feu divin – et je frissonnais en saisissant l'ironie qu'il plaça dans ce mot – sur les murs de Jérusalem, une ville sainte et personnifiée dans la Bible. Pour parer à toute contre-attaque prétextant la supériorité et l'omniscience de l'ange, Charles d'Anjou sut se montrer malin. Il murmura mielleusement à son auditoire ce qu'il voulait entendre, c'est-à-dire le scénario d'une prise de la ville par les propres moyens de l'armée croisée, avant de regarder l'ange droit dans les yeux et de lui demander le plus humblement possible de laisser une chance aux fidèles de Dieu de lui prouver son amour en allant récupérer sa cité au péril de leurs vies.

Aux cris de joie qui montèrent alors dans la tente, j'eus l'occasion de constater le nombre conséquents de soutiens que Charles avait de son côté. D'autres encore se rallièrent spontanément, galvanisés par ce plaidoyer envers l'idéal chevaleresque chrétien.

Des voix s'élevèrent alors de partout à la fois. Tous voulaient rajouter des arguments à ce plaidoyer. Une frange importante des barons français s'échina également à convaincre le roi Louis de faire preuve de patience et d'attendre la venue du prince héritier d'Angleterre, Édouard Longshanks. Il ne fallait pas perdre de vue que cette croisade avait fait des victimes chez nous, principalement en Ifriqiya, le millier d'hommes supplémentaires que le prince anglais apportait restait donc bienvenu. Et en plus des forces vives, laisser Édouard prendre part à la prise de Jérusalem avait surtout un intérêt politique. De prime abord, il en découlerait une dette d'amitié du futur souverain anglais envers son homologue français, car Édouard se rendrait vite compte que Louis avait eu peu d'intérêt tactique à l'attendre avant d'assiéger la ville sainte. Ensuite, voir un ange se tenir aux côtés du roi de France et partager les secrets divins avec lui, placerait Édouard dans une position de faiblesse et de quasi soumission. Un statut d'infériorité qui ne serait pas dû à la vassalité des titres mais à une position bien inférieure dans la hiérarchie que Dieu lui-même était supposé avoir établi. En clair, la monarchie française avait les faveurs de Dieu, comme si le roi Louis était son fils prodigue. Édouard Longshanks n'aurait rien à redire à cela. La gloire allait rejaillir sur le royaume de France et sa suprématie rayonner dans toute la chrétienté.

Et cette suprématie devait se construire dès maintenant en mettant les souverains et les nobles les plus influents des autres royaumes chrétiens devant le fait accompli. Les barons comptaient jouir de cette nouvelle prééminence française au sein de l’Église chrétienne d'occident pour leurs propres affaires internes, une fois de retour au pays.

Pour ce faire, ils n'hésitèrent pas à se placer à leur tour ouvertement en opposition avec les velléités de l'ange, aussi choquant que cela pouvait paraître.

De fait, l'être aux vêtements sombres était désormais d'humeur irritable. Il reprochait au roi Louis d'écouter trop ses vassaux au lieu de satisfaire la volonté de Dieu.

La réplique fit mouche.

Louis s'énerva vivement, comme il était plus prompt à le faire depuis quelques temps, puis réprimanda son frère et les croisés comme de vulgaires enfants. Qui étaient-ils pour laisser leurs intérêts personnels passer avant leurs devoirs envers le Seigneur ?

J'acquiesçais aux dires du roi. Nous ne pouvions pas nous permettre des comportements aussi égoïstes en pleine croisade, un périple sensé laver nos péchés ! Nous devions faire preuve de contrition et d'obéissance.

Toutefois mon raisonnement parut bien naïf au vu de la sortie théâtrale de Charles d'Anjou, visiblement hors de lui. Il tonna son désaccord et disparut dans un froissement de cape.

Satisfait d'avoir eu gain de cause, l'ange retrouva son sourire plaqué et prit congé du roi Louis en lui promettant un retour rapide d'une voix doucereuse. À peine eut-il disparu que de nombreux barons assaillirent le roi de leurs requêtes. N'apprendraient-ils donc jamais ?

Je décidais de m'éclipser à mon tour, dans l'attente du retour de l'ange. À l'extérieur, les cris et l'agitation emplissaient l'immense camp croisé, tout le monde devant se tenir prêt au combat si le roi le décrétait. Je songeais à quel point tous ces hommes exaltés allaient encore être déçus.

Voguant ainsi mélancoliquement sur le flot de mes pensées, j'allais atteindre ma tente lorsque je vis un cavalier encapuchonné remonter le camp à toute allure, bousculant des hommes qui hurlèrent grossièrement leur mécontentement à l'encontre de l'inconnu. Mais ce subterfuge pour passer incognito ne marchait pas avec moi. Je connaissais la bague ornée qu'il portait à la main gauche.

Le cavalier n'était autre que Charles d'Anjou.

Sans me leurrer sur la volonté du frère du roi, je réquisitionnais la première monture que je croisais et je m'élançais sans attendre à sa poursuite. Les toiles de tentes blanches défilaient à toute vitesse à l'orée de ma vision. Mais bientôt les cris offusqués des soldats cessèrent et je me retrouvais à battre la campagne seul, avec comme seul objectif une langue de poussière qui fusait à l'horizon.

Obnubilé par son objectif, Charles ne me remarqua pas. En tout cas, rien ne me le laissait entendre, sa monture galopait à une telle vitesse qu'on eût dit qu'elle avait tous les chiens de l'enfer à ses trousses.

Après quelques lieues parcourues à ce rythme effréné, nous nous retrouvâmes devant une route escarpée. La monture de Charles paissait déjà là, attachée à un arbre. Je mis pied à terre à mon tour et en fis de même. Après quoi, je me lançais à l'assaut du sentier parsemé de roches inégales.

Soudain, la raison de la venue de Charles sur cet escarpement reculé s'officialisa.

De loin, j'eus la terreur de voir crépiter des éclairs bleutés. Ils avancèrent leur main fourchue et commencèrent à gratter le sol à l'aide de leurs ongles céruléens, recherchant leur proie invisible avec frénésie. Leur grondement vint meurtrir mes tympans et je sentis mes jambes vaciller et hésiter, cherchant à se dérober à leur devoir. La fatalité voulut que je n'eusse malheureusement pas d'autre choix que de continuer à avancer. Il fallait que je rattrape Charles avant que la situation ne dégénère.

J'avalais alors la distance qui me séparait du sommet de la colline avec autant de célérité que mes jambes flageolantes me le permettaient.

La sphère métallique se tenait là, couchée sagement sur une terre ocre.

Une apparence trompeuse.

Tout autour, des fumerolles tourbillonnaient comme autant d'élémentaires serviles, chargés de surveiller cette chose d'un autre monde. Devant elle, l'ange s'affairait sur le petit boîtier qu'il gardait dans sa main.

Charles d'Anjou s'annonça alors d'une voix forte et claire. Il ne tremblait pas, tout à fait sûr de lui et de ses actes. Surpris par cette présence impromptue, je vis l'ange faire volte-face, les yeux grand ouverts et une lueur mauvaise à l'intérieur.

Je fus saisi du plus grand doute de toute ma vie. Un ange pouvait-il avoir un tel regard ? Décontenancé et tétanisé par la scène, je m'écroulais vivement à l'abri d'un rocher, masquant ma présence aux autres. J'étais finalement trop lâche pour essayer d'arrêter Charles d'Anjou, je ne pouvais que me terrer et observer la suite des événements.

Charles accusa l'ange d'être un menteur, un sorcier usant de ses pouvoirs pour influencer le roi et la croisade. Mon cœur se comprima dans ma poitrine. Un blasphème ! À moins que... Il dégaina alors son épée et la lame chanta en sortant du fourreau. D'un geste lent, Charles la pointa vers l'ange en guise de défi.

Je devins livide, pâle comme un linge, l'impensable se produisait et j'étais impuissant.

Puis j'entendis rire. Très distinctement. Un rire calme mais insolent.

Un rire maléfique.

L'ange sortit de sa veste noire un petit objet taillé en L. Il le leva en direction de Charles.

Le frère du roi s'élança vers lui, l'épée à la main, vociférant à propos du triomphe de la vérité.

Le doigt de l'ange bougea imperceptiblement. Appuyant sur quelque chose.

Une détonation déchira l'air, suspendant le temps. Je suffoquais, au bord de l'évanouissement.

Malgré la distance qui séparait encore les deux hommes, la tête de Charles d'Anjou explosa dans une gerbe de sang.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire laufeust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0