Chapitre 21 - Détonation intérieure,
Le souffle était redevenu régulier.
Cela faisait presque une heure que Takuya n’avait rien tenté. Il s’était contenté de rester là, assis contre la roche, torse nu, les bras posés sur les genoux. Son corps, marqué par les essais répétés, ne protestait plus. Il était vidé, mais stable. Pas de tension musculaire. Pas de sursaut nerveux.
Rien.
Le calme après la combustion.
Il avait pratiqué sa technique de respiration sans interruption, réglant chaque cycle avec une précision presque automatique. Son noyau s’était rééquilibré. Le flux était revenu, lentement, couche après couche, jusqu’à remplir de nouveau sa réserve énergétique.
> CAINE :
« Réserve de mana : 100 %.
Circulation interne optimisée.
Tension du noyau : stable.
Niveau de récupération complet atteint. »
Il ouvrit les yeux.
Le ciel était encore gris, saturé de brume matinale. Le sol, devant lui, portait les cicatrices des tests de la veille : lignes brûlées, impacts fumants, sol craquelé.
Le point d’impact de la sphère finale était toujours visible. À son centre, un cercle de terre vitrifiée. Rien n’y avait repoussé. Aucune odeur, hormis celle de la roche brûlée et de l’humidité résiduelle.
Takuya se leva lentement.
Ses muscles répondaient, mais sans force excédentaire. Il était revenu à un état normal, pas optimal.
Il s’approcha de l’une des pierres posées près de son abri, là où il laissait son matériel à portée. Posée contre la paroi, l’épée. Il la saisit par la poignée. La leva légèrement.
Rien.
Il concentra une impulsion minimale de mana dans son bras.
Rien.
Il ferma les yeux, tenta une respiration plus profonde, fit circuler une boucle complète jusqu’au centre de sa paume.
Toujours rien.
— CAINE. Comportement énergétique de l’arme ?
> « Aucun.
Conductivité nulle.
Flux injecté : absorbé passivement sans réaction.
Résultat : objet inerte. »
Il reposa l’arme. Cette fois sans soin particulier. Elle tomba en produisant un léger bruit métallique sec.
— Toujours rien. Après tout ce temps.
> « Tous les essais précédents aboutissent au même constat.
Interaction énergétique inexistante.
L’arme n’est pas liée à votre signature magique.
Aucun effet déclenchable. »
Takuya ne répondit pas.
Il avait encore espéré. Comme à chaque fois.
Il recula d’un pas, reprit sa position assise et ouvrit son carnet. Il tourna quelques pages. Puis s’arrêta sur une note rédigée la veille :
> Forme validée.
Portée directe = 21 mètres.
Température à impact = 504°C.
Durée = 8 secondes.
Il ajouta en-dessous :
> Coût = 91 % de mana.
Surcharge après une sphère.
Non viable en combat multiple.
Répétition impossible.
Statut : arme à usage unique.
Il posa son crayon.
La sphère était un succès technique, mais un échec tactique.
Ce n’était pas une compétence.
C’était une bombe artisanale.
Et dans une vraie confrontation, il n’aurait qu’une seule chance.
Il fixa un instant le carnet ouvert, puis parla à voix basse :
— CAINE. Donne-moi des pistes.
> « Trois directions possibles.
1. Revenir aux flaques d’eau posées au sol.
2. Alléger la structure du symbole.
3. Réduire la taille de la sphère. »
— Expose.
> « Option 1 – Flaques :
Stabilité totale
Faible consommation
– Nécessite un support
– Immobile, vulnérable
– Temps de préparation long »
> « Option 2 – Symbole allégé :
Consommation réduite
Meilleure cadence possible
– Effet amoindri
– Risque de désactivation partielle
– Incompatibilité avec les structures thermiques haute densité »
> « Option 3 – Réduction de taille :
Moins de mana requis
Meilleure portabilité
– Contrôle plus difficile
– Stabilité incertaine
– Précision symbolique plus exigeante »
Il ferma les yeux une seconde.
Les flaques… Il avait déjà épuisé cette piste. Les symboles y réagissaient bien, mais il n’était jamais à l’abri. C’était trop lent. Et trop facile à neutraliser. Stationnaire = vulnérable.
Alléger le symbole… Oui, il y penserait plus tard. Mais pas maintenant. Il ne voulait pas réduire la puissance. Pas avant d’avoir consolidé une version stable.
Il rouvrit les yeux.
— On part sur l’option 3.
> « Réduction de la sphère ? »
— Oui. Moins de volume. Moins de charge. Même symbole, même effet.
> « Risque d’échec élevé.
Contrôle de surface plus complexe.
Consommation moindre.
Effet incertain. »
— On verra.
Il se redressa.
Bras tendus, paumes vers le haut.
Il prit une inspiration, puis une deuxième, pour stabiliser son flux.
Il créa deux sphères d’eau à la fois. Taille normale. Suspension stable.
Il les fixa.
Puis commença à injecter une pression opposée à l’expansion : une compression lente.
Objectif : réduire leur taille progressivement sans perte de cohésion.
La première vibra, se déforma, explosa.
La seconde tomba au sol, sans pression.
Échec.
Il régula son flux. Réessaya.
Nouvelle paire. Nouvelle tentative.
Échec.
Il répéta. Et encore.
Chaque fois, l’une ou l’autre sphère explosait, s’évaporait, perdait sa forme.
À la cinquième tentative, il sentit son mana tomber sous 30 %.
Il interrompit l’exercice. Reprit sa respiration. Calma ses canaux. Stabilisa son noyau.
Recommença.
Deux nouvelles sphères.
Compression.
Échec partiel : l’une se contracte, puis implose. L’autre tressaille, mais tient… cinq secondes… puis fond.
Il perdait le compte.
Mais il continua.
Encore.
Et encore.
Jusqu’au moment où… deux sphères de la taille d’une balle de tennis restèrent suspendues.
Stables.
Parfaitement sphériques.
Sans frémissement.
Il ne bougea pas.
Pas un mot.
Il les observa pendant une minute complète, bras tendus, jusqu’à ce que CAINE annonce :
> « Volume : 0,41 litre.
Tension de surface stable.
Forme maintenue depuis 68 secondes. »
Il les dissipa sans perte.
Puis s’assit.
Il avait franchi une première barrière.
---
Les deux sphères réduites avaient tenu.
Pas un clapotis. Pas une vibration. Pas une déformation.
Takuya les avait dissipées volontairement, non par fatigue ni précaution, mais parce que cela suffisait. Il ne voulait pas risquer la perte de contrôle sur un point déjà validé. Il s'était assis ensuite, bras lourds, regard fixe.
Son souffle était encore stable.
Il avait repoussé les limites du contrôle, non de la puissance. Et c’était ce qu’il cherchait.
Pas une nouvelle attaque.
Une structure exploitable.
Il resta au sol quelques minutes, les yeux mi-clos, à simplement faire circuler le mana dans son corps par respiration, laissant la tension musculaire se relâcher sans céder à la fatigue. Le noyau retrouvait sa chaleur normale. Sa réserve se reconstruisait.
> CAINE :
« Réserve de mana : 67 %
Rythme de récupération stable.
Aucun débordement. »
Il ouvrit les yeux.
Pas besoin d’attendre plus.
Il se redressa et leva ses bras à nouveau.
Paumes vers le ciel.
Il canalisa une unique sphère réduite, de la taille d’une balle de tennis.
L’eau apparut immédiatement, stable, limpide, flottant à 30 centimètres au-dessus de ses paumes.
> CAINE :
« Volume : 0,39 litre.
Enveloppe de mana : stable.
Température : ambiante.
Tension : équilibrée. »
Il fit durer la sphère plus de 90 secondes. Pas de déformation.
Rien à signaler.
> Notification système – Mise à jour :
– Élément – Eau : Niveau 2
– Manipulation du mana : Niveau 5
Il ne sourit pas.
Il savait que ces progressions n’étaient pas des “récompenses”.
Elles signalaient seulement que son corps et son noyau avaient intégré la charge.
C’était bon signe.
Il inspira à fond.
Et passa à l’étape suivante.
Une deuxième sphère fut créée, identique, parfaitement stable.
Cette fois, il leva sa main droite et forma un symbole de feu classique. Le même que celui des tests précédents.
Pas simplifié. Pas modifié.
Il voulait d’abord tester la version brute, dans le nouveau contenant.
Il s’approcha lentement de la sphère.
Injecta le symbole avec une pression dosée, progressive, depuis la paume vers le cœur du liquide.
La sphère vibra.
Puis s’évapora en un souffle.
Échec.
Pas de rupture violente.
Juste une perte de cohésion immédiate.
Il ne réagit pas.
Créa une nouvelle sphère. Réessaya.
Cette fois, le symbole entra... partiellement.
L’eau se troubla. La forme se contracta... puis tordit, avant de tomber au sol comme une goutte d’huile trop lourde.
Deuxième échec.
Troisième tentative.
Le symbole entra. Takuya augmenta la pression. La sphère se mit à tourner lentement sur elle-même.
Il tenta de stabiliser le mouvement.
> CAINE :
« Tension de surface : instable.
Structure du symbole : partiellement maintenue. »
Puis : implosion.
Pas de bruit.
Une absorption interne.
L’eau disparut en un flash froid.
Il recula d’un demi-pas, toujours sans perdre son calme.
C’était un problème de volume et de charge.
Le symbole, en taille normale, saturait trop vite la structure réduite.
Mais il voyait les marges.
Tentative suivante.
Sphère créée.
Symbole formé avec 5 % de flux en moins.
Injection douce.
Stabilité maintenue pendant trois secondes.
> CAINE :
« Température interne : 147°C.
Aucune fuite.
Maintien incomplet. »
Puis l’eau s’échappa par un filament invisible.
La sphère s’effondra.
Encore.
Encore.
Et encore.
Il continuait.
Chaque échec offrait une variable de plus à mesurer. Une micro-correction à appliquer.
Jusqu’à ce que —
la sphère accepte le symbole sans sursaut.
L’eau vibrait, mais restait contenue.
Le centre du symbole pulsa doucement, comme une lueur rouge foncée à travers la surface.
> CAINE :
« Sphère stable.
Symbole actif.
Pression interne montante. »
Takuya resta figé.
Bras tendus.
Respiration contenue.
Il ne touchait plus à rien. Il n’injectait plus. Il attendait.
> « Température : 612°C…
641°C…
670°C… »
Une pause.
Puis :
> Alerte.
« Instabilité énergétique détectée.
Température interne critique.
Délai avant rupture : 10 secondes. »
Takuya n’hésita pas.
Il balança la sphère par réflexe, vers le bas d’une pente terreuse, en direction d’une zone rocheuse dégagée.
Une demi-seconde plus tard, elle éclata.
Mais cette fois, ce n’était pas une onde sèche.
Ce n’était pas une bulle de vapeur.
C’était une détonation.
Une explosion sourde, profonde, comme si l’air avait été comprimé, puis libéré d’un seul coup.
Un souffle thermique remonta jusqu’à lui malgré la distance.
Il sentit une vibration sous ses pieds, une pression dans les tympans.
Il n’avait jamais vu ça.
---
Le souffle avait été plus sec que prévu.
Moins de grondement, plus de pression.
Il avait senti une onde chaude lui frotter la poitrine, comme un mur invisible qui venait de se tendre puis de se briser à distance. Un impact sans contact. Mais sans équivoque.
Il était resté là, bras relâchés, pieds ancrés au sol.
L’espace de quelques secondes, il ne bougea pas.
Il écoutait.
Pas de sifflement.
Pas de retour.
Pas de réaction magique.
Mais l’air… avait changé.
Il était plus dense.
Chargé.
Saturé d’humidité.
Et... chaud. Anormalement chaud.
Il s’avança lentement, par précaution.
Le terrain légèrement incliné lui donnait un point de vue parfait.
À une quinzaine de mètres, le sol s’ouvrait sur une zone détrempée et noircie, comme si une boule de feu avait touché la terre avant de se dissoudre en pluie brûlante.
À chaque pas, la température montait. Ce n’était pas son imagination.
— CAINE.
> « Zone active.
Résidu thermique détecté.
Température ambiante locale : 100,2 degrés Celsius.
Risque de surchauffe corporelle prolongée.
Veuillez approcher avec précaution. »
Il s’arrêta à cinq mètres du centre.
Un cercle d’environ trois mètres de rayon dessinait la limite. La terre y était à la fois craquelée et détrempée. L’herbe était brûlée en cercle concentrique. Des fragments de roche avaient été projetés à plusieurs mètres.
La vapeur flottait, dense mais sans odeur.
Pas de flamme.
Mais une brume blanche, constante, silencieuse.
Takuya se baissa. Effleura du doigt un éclat de pierre tombé sur une racine.
Brûlant.
Il recula la main.
> CAINE :
« Température au sol : 104°C.
Température au point d’impact estimée au moment de la détonation :
998 à 1023°C selon la densité de la vapeur. »
Il resta figé.
— Répète.
> « Température centrale estimée : proche de 1000°C.
Résultat de compression maximale, symbole complet, sphère de faible volume.
Consommation énergétique mesurée : 18,7 % de votre réserve.
Ratio d’efficacité : x5 par rapport à la sphère standard. »
Il ne répondit pas.
Il observait.
Pas avec les yeux.
Avec tout ce qu’il savait.
Compression.
Symbolique active.
Pression.
Circulation interne.
Stabilité parfaite, pendant 10 secondes. Puis rupture.
Et ce qu’il avait produit… n’était pas une simple sphère.
C’était une charge thermique.
Une arme.
Une vraie.
Pas un sort.
Pas une construction magique décorative.
Une sphère de mort.
Il aurait pu la lancer à ses pieds.
Il aurait pu la rater.
Il aurait pu ne pas réagir à temps.
Il se redressa lentement. L’air était suffocant dans le cercle. Il sortit sans se presser, évitant de brusquer son rythme.
Il respira.
Pas par panique.
Par contrôle.
> CAINE :
« Votre corps a résisté à l’onde de choc secondaire.
Aucun dommage interne.
Réserve restante : 80 %.
Préconisation : ne pas répéter sans adaptation du flux. »
Il tourna les yeux vers l’horizon.
Il avait réussi.
Mais il avait aussi ouvert une autre porte.
Ce qu’il détenait désormais n’était plus un simple outil.
C’était une responsabilité.
Et un danger.
Pour lui.
Pour ce qui l’entourait.
Il ne sourit pas. Il ne marqua rien dans son carnet.
Il se contenta de rester là, le regard vide, les pensées alignées comme un plan de dissection.
Puis :
> CAINE :
« Alerte.
Présence détectée. Approche rapide.
Distance : 134 mètres.
Direction : nord-nord-est.
Vitesse estimée : 5,4 m/s.
Signature énergétique : inconnue. Fluctuations irrégulières. »
Il cligna des yeux. Redressa le buste.
— Hostile ?
> « Indéterminé.
Niveau d’énergie : supérieur à tout ce qui a été détecté jusqu’à présent. »
Il se retourna.
Demi-tour.
Course modérée.
Direction : son campement de fortune.
Pas de perte de temps.
Il avait laissé son épée là-bas.
Il savait qu’elle n’avait jamais réagi.
Mais son corps, lui, ne réagissait pas par logique.
Il courut.
Récupéra l’arme.
Aucune impulsion. Aucun flux.
Mais c’était un poids, un levier. Un dernier recours. Une illusion de contrôle.
Il la prit en main.
Se posta à découvert.
Face au nord-nord-est.
> CAINE :
« Distance : 94 mètres…
83…
71…
58…
42… »
Il plia les jambes.
Mitrailla la direction du regard.
Rien encore.
> « 30 mètres.
24.
17.
Impact imminent. »
Et alors il le vit.
Un serpent.
Non — une chose qui avait la forme d’un serpent, mais dont la simple présence détruisait tout rapport d’échelle.
Au moins vingt mètres de long.
Épaisseur : comme un tronc d’arbre centenaire.
Couleur : bleu profond, nervuré de stries rougeoyantes comme des veines incandescentes.
Il sortit du couvert végétal sans ralentir.
Takuya sentit tout son corps le trahir.
Ses mains perdirent leur force.
L’épée tomba au sol dans un bruit sourd.
Il fit un pas en arrière.
Puis tomba, simplement, sur ses fesses.
Et resta là, le souffle bloqué.
La pression dans l’air venait d’écraser toute pensée.
Il ne réfléchissait plus.
Il ne pensait plus.
Il savait.
Il n’avait aucune chance.
---
Le silence s'était changé en chose.
Dense. Vivante. Suspendue.
Takuya ne bougeait plus. Pas parce qu’il refusait, mais parce que son corps refusait à sa place.
Chaque fibre, chaque muscle, chaque battement intérieur s’était figé, comme si son être tout entier avait saisi ce que son esprit n’avait pas encore pleinement compris :
Quelque chose d’ancien était sorti de l’oubli.
Elle se glissait hors des arbres comme une marée lente. Son corps ondulait sans bruit, soulevant la mousse et les feuilles, repoussant la lumière elle-même. Vingt mètres au moins. Peut-être plus. Son échelle était fausse, comme si elle n’obéissait pas à l’espace autour.
Son dos était couvert d’écailles d’un bleu très sombre, presque noir, strié de rouge incandescent qui pulsait lentement comme une respiration profonde. Sa tête, effilée, triangulaire, portait deux yeux d’or fendus qui n’avaient rien d’animal. Ils étaient conscients.
Et ces yeux se posèrent sur lui.
Takuya sentit une pression sur son front, puis sur sa poitrine, comme si l’air avait décidé de l’écraser.
Puis, sans que la créature n’ouvre la bouche, une voix résonna dans sa tête.
> “Toi.”
Simple. Inflexible.
> “C’est donc toi qui as troublé mon sommeil.”
Sa gorge s’assécha instantanément. Son cœur accéléra sans même qu’il puisse le moduler par sa respiration. Il tenta de lever la main. Rien ne bougea. Il était prisonnier d’un champ sans forme.
> “Tu n’étais pas censé exister.
Et pourtant, tu es là. Minuscule. Vivant. Insolent.”
La tête du serpent se pencha, s’abaissa lentement jusqu’à être à hauteur de ses yeux. Elle était à moins d’un mètre. Son souffle était tiède, chargé d’un parfum métallique et sec comme la poussière des tombeaux.
> “Il y a cinq cents ans, j’ai été scellée dans les entrailles de cette terre.
Le monde entier a été figé autour de moi.
Mais le sang… le sang d’une bête que tu as abattue a souillé la pierre.
Son énergie a fissuré le dernier anneau.”
Les souvenirs affluèrent. La grotte. La mante. Le sang versé dans la pierre brisée.
> “Et puis il y a eu ton explosion.
Le fracas. L’irruption.
Et j’ai su. Quelqu’un m’avait tirée hors de l’obscurité.”
Takuya voulut parler. Sa bouche trembla.
Elle le regarda, puis pencha légèrement la tête, presque amusée.
> “Je suis venue pour tuer.
Pour anéantir la chose qui a osé me tirer du silence.
Et je trouve… toi.”
Elle redressa la tête, s’enroula sur elle-même sans jamais le toucher, formant une spirale gigantesque à distance, comme une auréole inversée.
> “Tu n’as aucun pouvoir.
Ton corps est faible. Ton mana est fragile. Ton esprit… fluet.
Je pourrais t’écraser entre mes crocs, et ce monde oublierait ton nom avant même qu’il ne l’ait entendu.”
Silence.
> “Mais il y a quelque chose en toi.
Pas de grandeur.
Seulement une fonction.
Tu m’as réveillée. Tu as ouvert la porte. Et maintenant tu vas la porter.”
Elle s’arrêta juste devant lui. Sa tête se fixa à nouveau.
> “Alors écoute bien, fragile chose.
Tu n’as que deux issues.
La première : finir dans mon estomac, comme l'erreur que tu es.
La seconde : m'appartenir. Entièrement.”
Ses yeux brillèrent plus fort. Elle prononça la suite avec une neutralité glaciale :
> “Tu seras mon esclave. Mon réceptacle. Mon lien.
Tu n’as aucun choix.
Mais je veux que tu comprennes que tu choisis.”
Takuya réussit à murmurer.
— CAINE…
> CAINE (voix lente, comprimée) :
“Aucune issue logique.
Aucune chance de combat.
Si elle tente de prendre ton esprit, je peux essayer de conserver une part de toi.
Mais… je ne garantis rien.”
Takuya ferma les yeux.
Il respira. Une fois.
Puis il rouvrit les paupières. Et inclina la tête.
Ce n’était pas de la soumission.
C’était un calcul de survie.
Le serpent cligna lentement. Puis son corps se mit à se dissoudre.
Pas comme de l’eau. Pas comme de la vapeur.
Comme une mémoire. Une idée qui entre dans le présent.
Son corps immense rétrécit, se compacta, devint lueur, puis brouillard bleuté, puis filaments d’énergie rouge et noire.
Ils s’enroulèrent vers lui.
Et puis, ils entrèrent.
Par sa poitrine.
Par ses yeux.
Par sa bouche.
Et Takuya hurla.
Son cri fut muet, étouffé dans la saturation nerveuse.
Il sentit une brûlure absolue dans chaque os.
Quelque chose venait de pénétrer jusqu’à la structure de son être.
> “Ton noyau est instable.”
> “Tes veines sont fines. Fragiles. Inutilisables.”
> “Je vais tout briser, puis tout refaire.”
> “Tu es mon esclave. Et tu dois être digne de moi.”
Son corps se contracta, puis se tordit dans une première vague de douleur.
Et tout bascula.
---
Une semaine s’était écoulée.
Le ciel, ce jour-là, n’avait rien d’inhabituel.
Pas de grondement. Pas de lumière étrange.
Juste la lente respiration d’un matin tranquille, au cœur d’une forêt où les feuilles remuaient à peine.
Jusqu’à ce que l’air… refuse.
Il ne se déchira pas. Il se rétracta.
Un point unique, suspendu à une dizaine de kilomètres au nord du village, vibra sans bruit — puis pulsa, comme si le monde lui-même venait de manquer un battement.
BOUM.
Un son sourd, lourd, grave, résonna sans onde.
Un battement.
Puis un second.
Un cercle vertical se forma. Haut d’environ trois mètres, large d’un.
Les contours : métalliques, noirs, décorés de lignes gravées rouge foncé, pulsant lentement à chaque battement.
À l’intérieur : une matière floue, vaguement liquide, comme une nappe de mercure en suspension, traversée par des éclairs silencieux.
Le portail était ouvert.
Et il attendait.
Le troisième battement résonna.
Deux silhouettes en sortirent.
Armures sombres. Postures rigides. Silencieuses.
Elles ne regardaient ni le sol ni les arbres. Elles ne regardaient rien.
Elles sortaient parce qu’elles devaient sortir.
À chaque battement, deux soldats supplémentaires franchirent le seuil.
Chacun d’eux s’écarta légèrement sur les côtés, formant une ligne courbe parfaite, exactement à égale distance les uns des autres.
En moins d’une minute, vingt soldats avaient quitté le portail.
Leur formation était chirurgicale.
Pas un mot. Pas un regard. Pas un ordre crié.
Tout était prévu.
Dix d’entre eux portaient des armures d’un noir mat renforcé, épaules larges, avant-bras blindés, jambes segmentées.
À leur flanc : lames longues ou lances d’énergie, sobres, sans ornement.
Les dix autres portaient des combinaisons tactiques resserrées, traversées de fines lignes de lumière pâle.
Leurs armes : fusils d’épaule à double chambre, luisant doucement sous le soleil filtré de la canopée.
Sur l’épaule gauche de chaque uniforme, un emblème distinctif : un cercle noir, traversé en son centre par une lame rouge descendante, net, tranché, vertical. Le symbole impérial de l’ordre de projection tactique.
Ils n’étaient pas une armée.
Ils étaient un outil.
Une fois la ligne formée, un dernier battement retentit — plus grave.
Le portail vibra une dernière fois, puis se stabilisa dans un ronronnement régulier, discret.
Alors, simultanément, les vingt soldats mirent un genou au sol.
Main gauche au poitrail. Main droite sur la cuisse.
Ils baissèrent la tête.
Ce n’était pas une prière.
C’était un protocole impérial. Une annonce.
Un silence tomba.
Lourd.
Froid.
Le portail restait ouvert.
Mais plus rien n’en sortait.
Pas encore.
Ils attendaient.
---
Le portail, toujours ouvert, pulsait à intervalles réguliers.
Un battement grave. Une respiration étrangère dans une terre encore hésitante.
Les soldats agenouillés ne bougeaient pas.
Ils étaient là, formant un demi-cercle parfait, statues vivantes vêtues d’ombres métalliques. L’air autour d’eux semblait suspendu. Même la lumière hésitait à traverser leur formation.
Et puis…
Une nouvelle pulsation.
Plus profonde.
Comme un second battement cardiaque.
Deux silhouettes émergèrent.
La première traversa la membrane du portail avec l’assurance d’un roi foulant son trône.
Eiran Vel Ornis.
Blond.
Grand.
Un manteau rouge profond, brodé d’or délicat, drapé sur ses épaules comme une déclaration vivante de son importance.
Il portait à la main droite une canne longue, inutile comme outil de marche, mais gravée de symboles anciens. Un sceptre déguisé. Une arme d’apparat.
Son visage — hautain, sévère, presque enfantin dans sa beauté glacée — exprimait un mépris si pur qu’il semblait avoir été sculpté dans le marbre pour ça seul.
Eiran s’arrêta deux pas après avoir quitté le portail.
Il leva les yeux vers le ciel, inspira lentement, puis grimaça.
> “L’air est lourd… Une offense au palais.”
Il marcha parmi les soldats agenouillés sans les regarder, comme s’ils n’étaient que du mobilier vivant. Ses bottes rouges foulaient la terre sans jamais vraiment s’en salir. Chaque pas semblait calculé pour ne pas s’abaisser à la matière du monde.
Un battement plus discret.
La deuxième silhouette franchit le portail.
Kaelis Nox.
Tout en noir.
Armure lisse, sans fioritures, dessinée pour la fonction, non pour la gloire.
Deux épées courtes, attachées en croix dans son dos, scellées dans des fourreaux renforcés.
Elle ne parlait pas.
Elle marchait derrière Eiran avec la fluidité d’un courant d’eau souterraine : invisible à la surface, imparable en profondeur.
Son casque à visière basse laissait entrevoir seulement une mâchoire serrée, une absence totale d’émotion.
Pas d’arrogance.
Pas de compassion.
Seulement la fonction.
Kaelis s’arrêta à deux mètres sur la droite d’Eiran, sans mot, sans regard, légèrement en retrait. Ses mains croisées sur le bas de son plastron.
Eiran, lui, continuait d’observer les environs comme un souverain offensé par la vue d’un champ dévasté.
Un bruit humide d’aile d’insecte passa non loin.
Il plissa le nez.
> “Charmant,” souffla-t-il avec une dédaigneuse intonation.
“De la boue, des huttes... Et des formes de vie rampantes.
Ils appellent cela... vivre ?”
Il balaya du regard la forêt, les collines basses, et plus loin encore, une trace grise qui marquait la position du village.
Il serra sa canne contre son flanc, comme pour éviter de la laisser effleurer cet environnement.
> “Respirer ce miasme est un affront à mon sang.”
Kaelis ne répondit pas.
Elle observait, méthodiquement.
Ses yeux invisibles traçaient des vecteurs dans l’air : lignes de fuite, zones de tension énergétique, anomalies de structure magique.
> “Déformation spirituelle à moyenne distance,” dit-elle enfin, d’une voix froide et plate.
“Fluctuations anormales sur les axes Sud et Est.
Résidus d'une activité magique récente.”
Eiran haussa un sourcil.
> “Et notre... précieux Sceau ?”
Kaelis tourna légèrement la tête, un mouvement aussi précis qu’un pivot mécanique.
> “Instable. Très probablement brisé.”
Un sourire étira lentement les lèvres d’Eiran.
Pas de joie.
Un sourire de loup.
> “Alors... je serai le premier à consigner la nouvelle.
La fin d’un mythe.”
Il leva sa canne comme s’il orchestrait un opéra invisible.
> “Sik’ra. Le nom qui faisait trembler les anciens sièges.
Réduit à un simple rapport militaire.
Mon rapport.”
Kaelis resta silencieuse.
> “Le Haut Bureau nous a envoyés pour observer,” poursuivit Eiran avec un ton méprisant, comme s’il répétait une leçon mal apprise.
“Et pour nettoyer… si besoin est.”
Son sourire s’élargit encore.
> “Et tout ce qui pullule autour… s’effacera avec.”
Il posa un regard vague en direction du village.
Un nuage de fumée montait lentement d’un des foyers du hameau.
> “Je suppose qu'ils respirent encore, ces paysans dégénérés...”
Il fit tourner la canne entre ses doigts gantés.
> “Un nettoyage. Une réécriture. Une élévation.”
Il tourna la tête vers Kaelis.
> “Prépare les unités.
Nous commençons… bientôt.”
Kaelis inclina légèrement la tête.
Pas un salut. Pas une révérence.
Un acquiescement militaire.
Le portail derrière eux continuait de pulser faiblement, attendant, vibrant comme une blessure ouverte dans le tissu du monde.
La tempête avait posé le pied.
Elle n’avait pas encore frappé.
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