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Stanislas Massonier était un homme heureux : un physique avantageux, une femme merveilleuse, une maîtresse discrète, deux enfants intelligents, un salaire confortable, une maison superbe, une voiture de luxe. Il était l’archétype de la réussite.
Le conseil d’administration avait reconduit son mandat à la tête de TerraWatt et la récolte dépassait toutes les prévisions.
Le dossier Helios, comme il le surnommait lui-même, était clôturé depuis deux ans. Officiellement, le consortium avait été victime d’un piratage de grande ampleur, perpétré par la fédération des républiques socialistes de l’est. Officieusement, personne ne savait que penser de ces événements et de leur conclusion.
Les scientifiques disposaient d’une quantité colossale de données qu’ils ne parvenaient pas à interpréter, encore moins traduire. Seule une Pierre de Rosette providentielle résoudrait ces problèmes.
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La voiture s’engagea sur la piste en terre battue et s’arrêta devant un ensemble de bâtiments en bois. Des enfants jouaient au milieu des plantes potagères. La communauté cohabitait avec une nature luxuriante et nourricière qui ne cessait d’étonner Stanislas à chacune de ses visites.
Des groupes d’adultes discutaient calmement. Tous étaient vêtus sobrement. Leurs visages étaient sereins, reposés.
Il les salua d’un signe de tête et ils firent de même. Il prit la direction d’un confortable chalet, situé un peu à l’écart.
Il frappa deux coups discrets à la porte et entra. Des odeurs florales d’encens et d’épices flottaient dans l’air. L’intérieur, plongé dans une pénombre reposante, était simple et dépouillé.
Singh était assis sur une paillasse au centre de la pièce. Ses traits étaient détendus, son visage mangé par une barbe foisonnante, ses yeux emplis d’espièglerie. Il masquait sa main manquante dans les plis de la manche de son vêtement, une sorte de tunique en coton. Il ne semblait pas avoir vieilli.
Il désigna un tabouret à Stanislas. Ce dernier lui rendit son sourire.
— Comment allez-vous Stanislas ?, demanda Pradip.
— Aussi bien que possible…, dit l’autre d’un haussement d’épaules.
— Bien. Bien. Parfait. Voulez-vous du thé ? Il est bien chaud.
— Non. Je vous remercie Pradip. Je viens pour…
— Vous venez, comme chaque année, me demander de revenir, le coupa le professeur. Et comme chaque année, je vous dirai non.
— Singh, nous avons besoin de vous. Les équations ressemblent à des algorithmes prédictifs. Certains prétendent qu’ils prédisent notre fin. Singh, nous sommes…
— Dépassés ? Perdus ? Insignifiants ?, le coupa le professeur. Helios nous enseigne à quel point nous faisons fausse route.
— Singh, ne recommencez pas, par pitié.
— Vous connaissez mes conditions…
— Il est absolument hors de question que nous débranchions l’Essaim en l’échange de votre aide. C’est grotesque ! Même vous, vous ne l’auriez pas voulu il y a deux ans…
— Vous avez raison. Mais je n’avais pas encore accompagné Miako dans son dernier voyage.
— Singh… Je demanderai à la commission de contrôle de vous présenter ses excuses.
— Je ne suis pas vexé parce que j’ai été viré, Stanislas. Ces gens n’ont pas vécu ce que j’ai vécu, ils n’ont pas été confrontés au message d’Helios. Comment pourraient-ils y comprendre quoi que ce soit ?
— On dirait que vous avez vécu une expérience religieuse…
Singh réfléchit, mais il ne répondit rien.
— Pradip… Je sais que la disparition de Miako vous a grandement affecté. Je sais qu’elle comptait énormément pour vous. Mais, vous ne pouvez pas continuer à vivre de cette façon. Songez à ce qu’elle aurait voulu.
— C’est ce que je fais, répondit Pradip. Il se trouve que je sais précisément ce qu’elle veut.
Il sourit.
— Vous ne pouvez pas comprendre, car vous ne le voulez pas. Cherchez encore, je garde espoir pour vous Stanislas. Ce fut un plaisir de vous voir.
Le fonctionnaire opina. Il salua à regret le professeur avant de sortir. Il songea que le vieux scientifique devenait de plus en plus cryptique à mesure que passaient les années.
Il monta dans sa voiture et pris la direction du spatioport.
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Pradip resta longuement immobile. Puis, enfin, quand les bruits de la communauté s’atténuèrent, il se leva et ouvrit le tiroir de sa table de chevet pour en extraire un encensoir dont il alluma le contenu.
Il s’assit, ferma les yeux et laissa aller son esprit. Il songea à la gratitude qu’il éprouvait pour ce monde plein de vie. Pour la vie de ses enfants. Pour la sienne. Il chérit le souvenir des années avec Juliette, la mémoire de ses parents, les plaisirs simples de l’existence.
Puis, il repoussa délicatement les idées et les images qui venaient à lui. Il invoqua alors le cube fractal qu’il avait vu dans le vide. Il chanta les sons que lui inspiraient ses visions. Il invoqua le souvenir de la fissure.
L’univers changea alors et la maison au bord du lac se matérialisa soudain. Il se sentait plus jeune, plus fort, plus serein aussi.
Miako le dévisageait, vêtu d’un maillot de bain, les cheveux mouillés après avoir piqué une tête.
— Te revoilà, dit-elle.
Il sourit, le cœur battant.
— Oui. Une nouvelle vie à tes côtés une fois par an. Le jour de l’anniversaire de ton ascension…
— Pas une ascension… Cela n’a rien à voir.
— Oui, je sais. Mais, je ne suis qu’un simple humain. Les concepts dont je dispose sont trop imparfaits. Insignifiants.
Elle rit.
— Nous devrions aller nous baigner. L’eau est bonne, dit-elle.
— Oui. Nous devrions.
Il saisit ses mains, la fit se lever et l’embrassa. Ses lèvres étaient chaudes. Le contact de son corps l’emplit de bonheur.
— Nous avons toute une vie…, dit-elle dans un murmure.
Il sourit. Mais le doute s’insinua en lui malgré tout.
— J’ai peur, Miako. Ce mot, celui que tu m’as donné quand je dérivais dans le vide… j’ai peur qu’il disparaisse. J’ai peur de le perdre et de ne plus jamais te voir.
Elle rayonnait.
— Ce mot est un monde à lui tout seul. Comment l’oublier ? Chaque fois que tu le prononces, nous nous retrouvons et nous vivons soixante ans en quelques secondes. C’est le cadeau que nous a offert Hélios et que l’humanité refuse parce qu’elle s’accroche à la matérialité.
— Tout cela est tellement vertigineux.
— Il n’y a aucune raison d’avoir peur. Tu es à ta place. Et je suis à tes côtés. Tu as compris le message. Tu es prêt pour la suite et l’univers est prêt pour toi.
Il opina, souriant.
Elle l’embrassa tendrement sur le front.
Il l’enlaça, plongeant le visage dans ses cheveux, s’enivrant de son odeur.
Il se sentait calme, serein, libre.
Il était. Il vivait. Il vibrait.
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