Chapitre 3 - Ce n'est désormais plus qu'une bombe à retardement

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"Can you hear me say your name forever ?"

Ghost - Life eternal ♪

  Les yeux fixés dans le vide, les bras lourdement affalés sur la table en verre de la cuisine, je laissais mon doigt effleurer distraitement le gobelet d'eau devant moi. Un gobelet en plastique violet, décoloré par les années. Il était là, toujours là, comme une présence persistante. J'avais presque l'impression qu'on pourrait me greffer cet objet à la main et je ne m'en rendrais même pas compte. Trois ans qu’il faisait partie de mon quotidien, trois ans qu'il contenait l'eau qui se mêlait aux pilules que je prenais chaque jour, dans l'espoir que ces petites capsules puissent enfin me libérer de ce chaos dans lequel je m’étais enfoncée. Mais la réalité était tout autre. Chaque jour, je les avalais sans grande conviction, sans grand espoir. Et chaque jour, l'illusion d'une vie meilleure semblait s’éloigner un peu plus.

Un soupir m’échappa, incontrôlable. Je n’étais plus capable de comprendre pourquoi je continuais encore à suivre ce rituel absurde, ce petit geste quotidien qui, au fond, n’avait plus de sens. Mes yeux se posèrent sur les trois petites pilules, alignées à côté du gobelet. Trois doses de ce qui était censé me faire retrouver une forme d’espoir. Mais trois ans de déceptions plus tard, ce n’était qu’un souvenir d’une promesse non tenue. Je me souviendrais toujours de ce moment… celui où, sans même comprendre pleinement ce que je faisais, j'avais laissé les autres appuyer sur ce maudit bouton rouge qui allait plonger ma vie dans l'incertitude, dans la peur, dans la douleur...

[Trois mois. Trois mois depuis la disparition de ma mère. Trois mois que je n’existais plus, repliée sur moi-même, isolée dans ma chambre. Allongée sur mon lit, je fixais le plafond blanc, mon esprit voguant sans but, sans direction. Je n'avais plus de force pour rien, ni pour vivre, ni pour lutter. Et pourtant, depuis un mois et demi, Morgan était entré dans ma vie, devenant mon tuteur, une sorte de bouée de sauvetage dans cette mer de néant. Mais plus les jours passaient, plus je me demandais si sa présence était une chance ou une malédiction.

Dernièrement, il semblait inquiet. Il avait remarqué des choses étranges en moi. Ces derniers temps, j'avais partagé avec lui certaines de mes préoccupations : pourquoi mes notes avaient-elles chuté alors que j'étais une élève studieuse, presque première de la classe ? Pourquoi, chaque fois que je sortais, cette sensation de malaise, cette boule dans le ventre, ce regard que je sentais peser sur moi persistait ? Et ces voix… Ces voix qui m'avaient dit de les suivre, une nuit, tout près de mon oreille, ce murmure imperceptible, insistant… Je n’arrivais pas à comprendre, mais quelque chose en moi savait que ça n’allait pas. Puis il y avait eu cette conversation…

Un soir, en l’apercevant parler au téléphone dans son bureau, j’avais entendu des bribes de discussion. Il parlait à voix basse, jetant des regards furtifs autour de lui, comme s’il craignait d’être écouté. Mes pensées s’étaient alors emballées. Qu'était-il en train de me cacher ?

Aujourd'hui encore, il m’avait dit de ne pas le déranger, qu'il avait une réunion importante, des "choses d'adultes" à traiter. Une excuse bidon, comme d’habitude. Un autre soupir m’échappa, plus lourd, plus amer. Je commençais à en avoir marre. Marre de ces secrets. Marre de cette sensation qu’il me cachait quelque chose, qu’il me manipulait d’une manière ou d’une autre. C'était bizarre pourtant, Morgan était devenu quelqu'un de confiance pour moi, quelqu'un qui m'avait soutenue depuis que mon père m'avait laissée, abandonnée dans cette maison, comme s’il n’y avait plus de place pour moi. Pourquoi ce besoin de cacher des choses ? Qu’est-ce qu’il me dissimulait ?

Mon esprit se tourna en spirale, mes pensées devenaient plus sombres, plus confuses. Je me levai brusquement, le cœur battant plus vite. J’étais fatiguée de tout ça, fatiguée de ces non-dits. Il était temps de savoir. Il était temps de comprendre ce qui se cachait derrière ses faux sourires et ses silences.

Je m’avançai dans l’obscurité, mes volets fermés filtrant une lumière pâle. Je m’approchai de la porte avec une lenteur calculée, presque une danse silencieuse. Le vieux parquet craquait sous mes pieds, me rappelant que chaque geste avait son prix. La distance entre ma chambre et son bureau, pourtant courte, me paraissait interminable. La tension dans ma poitrine était palpable. Chaque pas me rapprochait de cette vérité que je redoutais tant, et je pouvais sentir la peur s’installer dans ma gorge, me dévorer de l’intérieur.

Enfin, j'arrivai au seuil de sa porte. La lumière de son bureau s’échappait, projetant des ombres déformées sur le sol. Je me pressai contre le mur, mon cœur martelant mes oreilles. Je tendis l'oreille, espérant entendre un mot, un indice, une clé. Et j’entendis… sa voix.

"...comportement de plus en plus inquiétant. Il serait peut-être temps d’envisager un traitement, non ?"

Un traitement… ? Est-ce qu’il parlait de moi ? Est-ce que j’allais mal ? Qu'est-ce que ça signifiait ? Le doute me rongea, me transperça comme un couteau froid. L’angoisse monta en moi, serrant ma gorge. Non… Ce n'était pas possible.

"J’ai été alarmé par ce qu’elle m’a dit sur ces voix. Vous savez, je suis là à la demande de son père. Il pensait qu’elle pourrait devenir comme sa mère. Je commence à craindre qu’il ait raison… Je m’inquiète vraiment pour Lolita."

Qu'est-ce que mon père avait à voir là-dedans ? Ce lâche était devenu fou et m'avait abandonnée, moi, sa propre fille juste après le décès de ma mère. Et bon sang, quel était le problème avec elle ? L'oreille collée au mur, je sentais peu à peu des sueurs froides m'envahir. J'en avais marre des secrets, marre que l'on me mente sans arrêt.

"Nous savions qu'il y avait un risque que ce soit héréditaire. Mais aussi tôt... Oui, je comprends bien. Oui. Je ne veux pas l'effrayer, vous savez elle est si fragile. Ces derniers mois ont été éprouvants pour elle... Je le sais bien Mr Hasting. Oui..."

J'entendais Morgan lâcher un soupir, s'arrêtant de faire les cent pas devant son bureau. Je le sentais exténué, dépassé par les événements. Je l'étais tout autant, sauf que moi, j'en ignorais la raison. Je déglutis, la peur et l'inquiétude prenant le dessus sur mes émotions. Est-ce que quelque chose de grave allait m'arriver ?

«Je suis au courant oui. Ses symptômes sont pour l'instant assez minimes, mais avec le décès de sa mère et le départ de son père, le choc émotionnel pourrait rendre le processus de la maladie plus rapide. Les schizophrènes sont imprévisibles. Ce n'est désormais plus qu'une bombe à retardement...»

Les pièces de ce puzzle se mettaient en place, mais plus elles s'assemblaient, plus la réalité devenait insupportable. Schizophrène. C’était ça ? C’est ce qu’ils pensaient de moi ? Un poids me saisit, me coucha sur le sol. Un tourbillon de pensées et de doutes m’envahit, tout se mélangeait. Les voix, les pilules, les regards. C’était ça, ma vie ? Était-ce moi, la folle ?

Je reculais précipitamment, m’éloignant du bureau. Mes pieds trébuchèrent sur le parquet, mes mouvements maladroits et désordonnés. Je ne savais même plus si j’étais encore consciente de ce qui se passait. Il me fallut un effort monumental pour retrouver le chemin de ma chambre. Une fois à l’intérieur, je fermai la porte derrière moi, m’appuyant contre elle comme si je pouvais m’y ancrer, comme si elle pouvait me protéger de ce que je venais d’entendre.

Je glissai au sol, la tête entre les genoux, cherchant à reprendre le contrôle, à comprendre. Mais tout était trop confus. Schizophrène. Cette pensée tourbillonnait dans ma tête, me coupant le souffle. Je n’étais pas malade. Non, je ne pouvais pas l’être. C’était un cauchemar, une erreur, une malédiction qu’on m’avait imposée sans mon consentement.

Je n’étais pas folle.

Je n’étais pas folle.

Quelques jours après, Morgan m’avait donné un sachet de pilules, les présentant comme des vitamines pour m’aider à récupérer. Je l'avais pris sans rien dire, sans protester. J’avais fait semblant de croire en ses paroles, de le remercier. Mais à l’intérieur, une tempête de larmes menaçait d’exploser. Et ces derniers mois, tout devenait de plus en plus lourd, chaque symptôme m’aspirant un peu plus dans ce gouffre. Je savais que bientôt, tout le monde me traiterait de "tarée", comme au lycée. Mais à force, j’avais fini par m’y habituer.]

J’avalais les trois pilules, l’eau la suivant comme un masque. Puis, je me levais et montais dans ma chambre, me réfugiant dans la solitude, les oreilles accueillant le doux son de la musique que je venais de lancer. La mélodie, si triste et pourtant si réconfortante, envahissait la pièce. Elle m’offrait une échappatoire, même si ce n’était que pour quelques instants. Laissez-moi rêver, même un peu.

Fermant les yeux, je ne pouvais empêcher mon esprit de revenir sur ce semblant de journée au lycée. Une journée banale pour la plupart, mais pour moi, elle sonnait comme la première d’une interminable condamnation. Je savais déjà que cela finirait comme toutes les autres fois : un nouvel établissement, des visages qui me dévisagent, des murmures dans mon dos… et tôt ou tard, la phrase tomberait : « Il serait peut-être mieux que vous changiez d’école. » Encore. Toujours.

J’avais cessé depuis longtemps de me bercer d’illusions. Les rêves d’un avenir brillant, d’une place méritée, de notes éclatantes qui feraient pâlir la meilleure élève de la classe, tout cela n’existait plus. À vrai dire, je n’attendais plus rien de moi. J’étais convaincue de finir ma vie enfermée entre quatre murs blancs, abrutie de médicaments, ou peut-être attachée à un lit avec des électrodes plantées dans le crâne pendant que des inconnus en blouse tâtonneraient dans les recoins sombres de mon cerveau comme dans un labyrinthe sans fin. L’avenir, le vrai, celui qui fait battre le cœur des autres… je l’avais laissé aux gens normaux.

Je m’enfonçais un peu plus dans cette pensée morbide quand un bruit étrange m’arracha à mon apathie. Un léger crépitement, puis un sursaut dans la musique. Le CD semblait suffoquer dans le lecteur, répétant les mêmes notes, les mêmes mots, comme si la chanson se disloquait devant moi. Agacée, je fis rouler ma chaise jusqu’à l’appareil et tapotai dessus du bout des doigts, persuadée que ce n’était qu’un dysfonctionnement technique. Mais très vite, un autre problème, bien plus terrifiant, prit corps.

Toujours la même phrase, toujours la même boucle obsédante :

« Can you hear me say your name forever… »

Mon sang se figea. Parce que derrière le piano et la voix du chanteur, quelque chose s’était glissé. Une autre voix. Grave. Lointaine. Une voix qui murmurait mon prénom.

Mon cœur s’emballa si fort que chaque battement résonnait dans mon crâne comme un tambour hystérique. Je sentis la chaleur grimper brutalement le long de ma nuque, me donnant la sensation d’étouffer. La voix prenait de plus en plus d’ampleur, comme si elle écrasait peu à peu la chanson. J’étais pétrifiée, incapable de détourner mes yeux du poste de musique qui semblait désormais hanté, possédé.

Je balayai la chambre du regard, haletante, mais bien sûr il n’y avait personne. Juste moi. Toujours moi. Seule face à cette folie rampante qui dévorait chaque parcelle de mon esprit. Les larmes me brûlaient les yeux, menaçant de déborder à tout instant.

Et cette voix. Toujours cette voix. Elle gagnait en agressivité, elle m’écorchait de l’intérieur. Jusqu’à ce cri, ce hurlement strident, qui éclata dans mes oreilles comme une détonation.

Je bondis hors de ma chaise, poussée par un instinct de survie que je n’avais pas conscience de posséder. Mes jambes me portèrent à une vitesse incontrôlable, dévalant les escaliers comme si la mort elle-même me poursuivait. Mais dans ma fuite, mon pied accrocha l’autre, et tout bascula. Le carrelage surgit devant moi avec une lenteur insoutenable, comme si le temps voulait prolonger ma peur.

Je n’eus pas le temps de crier. Un choc brutal me traversa l’épaule et le crâne dans un bruit sourd. La douleur éclata partout, et une larme s’échappa malgré moi avant que le noir total ne m’avale.

Quand je rouvris les yeux, ce fut dans une douleur brûlante, étalée dans chaque fibre de mon corps. Le plafond blanc jauni de ma chambre m’apparut flou, zébré par des traits de lumière filtrant à travers les volets. J’essayai de bouger : mes muscles protestèrent aussitôt, me tirant des gémissements plaintifs que je n’arrivai même pas à retenir.

Combien de temps avais-je dormi ? Qu’est-ce qui s’était réellement passé ? Des bribes me revenaient, mais elles semblaient floues, irréelles, comme un mauvais rêve qui se liquéfie dès qu’on tente de l’attraper.

Je m’assis tant bien que mal sur mon lit, frottant mes yeux lourds. Mon réveil affichait l’heure du lever. Une nuit entière avait passé, peut-être même une journée. Pourtant, j’avais l’impression d’être tombée dans un gouffre dont je ne m’étais pas encore entièrement relevée.

Mon corps était endolori, ma chemise de nuit froissée collait contre ma peau. Un mal de crâne lancinant martelait mes tempes, brouillant mes pensées. Impossible de savoir si tout ce que j’avais vu la veille était réel ou le fruit de mon esprit malade.

Je me forçai à sortir du lit, mes jambes tremblantes sous moi. Chaque pas me paraissait incertain alors que je descendais les escaliers, puis traversais le salon jusqu’à la cuisine.

Là, Morgan était assis. Son visage tourné vers une tasse de café encore fumante, les yeux perdus dans le vide. Il avait l’air absent, loin de moi, comme enfermé dans une réflexion qui le dépassait. Je ralentis instinctivement ma marche, dérangée par cette image inhabituelle de lui.

Morgan ? demandai-je doucement, presque à voix basse.

Il sursauta, comme tiré d’un rêve, puis me regarda enfin. Son sourire se dessina, fragile, faux, comme une façade qu’il tentait de maintenir pour me rassurer. Mais je le connaissais trop pour être dupe.

Eh, tu vas bien ce matin ? Sa voix se voulait légère, mais je sentais son inquiétude se glisser entre les mots.

J’ai mal au crâne… et partout ailleurs, avouai-je. Comme si j’avais passé la nuit à me battre. Je ne comprends pas. Je ne me souviens de rien.

Je cherchais dans ses yeux une réponse, et je la trouvai. Une ombre, une inquiétude sincère.

Tu as fait une mauvaise chute dans les escaliers, dit-il enfin. Je t’ai retrouvée inconsciente. J'ai fait venir un médecin, il a dit que ça passerait. Tu devrais rester te reposer aujourd’hui.

Mon cœur fit un bond. Une chute. Était-ce vraiment ça ? Et la voix… le CD… avais-je simplement halluciné ? Pourtant, ses mots tenaient debout, bien plus que mes souvenirs éclatés. Alors je hochai la tête, chassant d’un geste cette part de moi qui doutait encore.

Non, répondis-je trop vite. Je préfère aller en cours. Si je commence à manquer, je vais passer pour la fille bizarre qui n’apparaît qu’un jour sur quatre…

Je triturai nerveusement le tissu de ma chemise de nuit, le regard baissé. Lui, continuait de me scruter avec insistance, comme s’il attendait que je craque et que je lui dise ce que je ressentais vraiment.

Bon… je vais me préparer, soufflai-je. Désolée de t’avoir inquiété.

D’accord, dit-il simplement. Mais promets-moi de faire attention. Appelle-moi au moindre problème. J'ai un rendez-vous aujourd'hui et d'ailleurs je vais pas tarder à partir mais je me libérerai si tu as besoin de moi.

Il avait cette voix sérieuse que je n’entendais presque jamais chez lui. Cela me serra un peu le cœur. Il avait eu peur. Vraiment peur pour moi. Je forçai un sourire, même si à l’intérieur je tremblais encore.

Filant dans ma chambre, je m’arrêtai net devant ma petite armoire, ce meuble bancal dont les portes grinçaient toujours, comme si elles se moquaient de moi chaque fois que je les ouvrais. Les vêtements tassés à l’intérieur semblaient refléter mon état d’esprit : ternes, sans éclat, presque aussi fanés que moi. Le claquement sourd de la porte d’entrée me fit sursauter. Morgan venait de partir. Un rendez-vous. Mais quel genre de rendez-vous au juste ? Était-ce un simple rendez-vous médical ou quelque chose de plus important, de plus intime peut-être ? Je ne savais jamais vraiment ce qu’il faisait de ses journées. Et au fond, avais-je seulement envie de le savoir ?

Je soupirai doucement, cherchant à refouler le vide qui s’installait déjà dans ma poitrine. Mes doigts se mirent à balayer distraitement les cintres, effleurant les tissus qui me paraissaient tous aussi insipides les uns que les autres. Trois ans plus tôt, j’aurais pu passer une heure à composer ma tenue, à assortir une jupe avec un haut, à choisir un accessoire, un vernis, un parfum… Je me souviens encore des rires légers de ma mère quand elle me surprenait à me regarder dans le miroir, à tourner sur moi-même pour m’admirer comme une enfant fière de ses trouvailles. C’était une autre époque. Une autre moi. Aujourd’hui, rien ne me donnait plus envie. Comme si même les couleurs avaient déserté ma vie.

Je saisis sans conviction un pull en laine gris, lourd et râpeux, une jupe noire qui me tombait sur les genoux, et une paire de collants dont les mailles commençaient à s’éclaircir. Mes sous-vêtements ? De simples culottes en coton dont l’élastique me sciait presque la peau. Mais à quoi bon y prêter attention ? Personne ne les verrait jamais. Personne ne me verrait jamais, tout court.

Je m’habillai rapidement, essayant d’ignorer les picotements qui me brûlaient le dos dès que le tissu effleurait ma peau. La sensation m’arracha un frisson désagréable, comme une piqûre de rappel que rien, pas même l’habit le plus banal, ne m’apportait plus de réconfort.

Attrapant mon sac de cours, je fouillai à l’aveugle à l’intérieur jusqu’à retrouver mon emploi du temps froissé. À peine mes yeux glissèrent sur les cases noircies que mon ventre se tordit. Première heure : sport. J’aurais préféré n’importe quoi d’autre. Rien qu’à l’idée d’entrer dans ce gymnase, j’avais la gorge sèche. Mon esprit se remit aussitôt à tourner en boucle : Est-ce que tout le monde savait déjà ce qui s’était passé dans le couloir hier ? Est-ce que les regards se détourneraient en silence, ou bien est-ce qu’ils éclateraient de rire dès que j’apparaîtrais ? Est-ce qu’Owen allait recommencer ? Cette dernière pensée fut la pire. Mon cœur s’emballa à son nom, mon estomac se crispa davantage, comme si son ombre me poursuivait jusque dans ma chambre.

Je jetai la feuille dans mon sac noir avec une brusquerie qui me surprit moi-même.

Je préparai mon sac de sport sans soin, balançant mes affaires à l’intérieur comme si ça n’avait aucune importance. Et au fond, peut-être que ça n’en avait pas. Pourtant, un souvenir me traversa alors l’esprit, fragile, lumineux comme une flamme vacillante : autrefois, j’adorais ça, le sport. J’étais passionnée de gymnastique, je passais des heures à répéter mes enchaînements, à compter mes pas, à perfectionner mes figures. J’avais même gagné une médaille d’argent lors d’une compétition locale. Je revois encore le sourire fier de mes parents, leurs applaudissements résonnant plus fort que tous les autres. Rien qu’à y penser, mes lèvres esquissèrent un sourire… aussitôt effacé par la réalité. Cette fille-là n’existait plus. Elle s’était perdue quelque part en route.

Je refermai mes deux sacs d’un geste sec et descendis dans l’entrée. Mes bottines noires m’attendaient, alignées contre le mur, usées au niveau du cuir. Je les enfilai sans enthousiasme, rajoutai mon manteau sombre par-dessus, et me retrouvai face à la porte.

À peine l’ouvris-je qu’une rafale glaciale me gifla en plein visage, soulevant mes cheveux qui s’emmêlèrent devant mes yeux. Le froid d’automne s’insinua aussitôt sous mes vêtements, mordant ma peau. Je resserrai mon manteau autour de moi, tête baissée, boule au ventre, comme si cela suffisait à me protéger de ce qui m’attendait dehors.

Le trajet jusqu’au lycée se déroula sans incident. Dix minutes à marcher. Dix minutes à me convaincre que j’allais tenir, que je pouvais me fondre dans la masse. Quand le grand portail argenté du lycée se dressa enfin devant moi, ma gorge se serra. Une trentaine d’élèves traînaient déjà devant l’entrée : certains bavardaient en petits groupes, d’autres fumaient à l’écart, d’autres encore scrollaient sur leur téléphone. Je baissai les yeux, esquivant leurs regards comme si chacun d’eux pouvait me transpercer. Les rires me semblaient trop forts, trop secs, comme s’ils s’adressaient directement à moi. Cette sensation, je la détestais : l’impression d’être toujours au centre de murmures que personne ne prononçait à voix haute.

Je pressai le pas, espérant me faufiler discrètement… mais ce fut inutile. Il était là.

Adossé à un muret, à deux pas du portail. Owen.

Mes jambes s’arrêtèrent d’elles-mêmes, refusant d’avancer, comme clouées au sol par la peur. Mon souffle se bloqua. Les images de la veille déferlèrent aussitôt : son rictus, sa main me saisissant sans prévenir, la proximité suffocante de son corps, les regards alentour. Je crus que mon cœur allait s’échapper de ma poitrine.

Nos yeux se croisèrent. Les siens, d’un froid mordant, me figèrent sur place. Il ne disait rien, ne souriait même pas. Il inspira lentement sa cigarette, la fumée s’élevant entre nous comme un voile opaque. Mais son regard, lui, ne me lâchait pas. Il me clouait, m’écrasait. Dans la foule d’élèves, il n’y avait que lui. Toujours lui.

Il me fallut une force que je ne pensais pas posséder pour détourner les yeux et accélérer le pas, fuyant presque vers la cour intérieure. La sonnerie éclata au même instant, stridente, comme une délivrance temporaire. Les cours commençaient.

J’aperçus au loin quelques élèves de ma classe se diriger vers le bâtiment voisin, une grande structure terne aux vitres opaques qui, sans équivoque, devait abriter le gymnase. Mes mains s’humidifièrent aussitôt, se crispant autour des anses de mes sacs comme si j’y accrochais toute ma survie. Je me mis à suivre le groupe d’un pas hésitant, discrète, insignifiante… une souris perdue au milieu d’un troupeau d’éléphants.

À l’intérieur, un couloir étroit s’ouvrait sur deux portes opposées : vestiaire filles, vestiaire garçons. J’allais pousser la poignée de la première quand celle-ci s’ouvrit brusquement de l’autre côté, claquant presque contre mon visage. Je sursautai violemment, mon cœur bondissant dans ma poitrine.

Et me voilà nez à nez avec… une poitrine moulée dans un débardeur vert pomme. Mes yeux remontèrent timidement jusqu’aux mèches noires bouclées qui retombaient en cascade, encadrant un visage que je reconnus immédiatement. Mon estomac se noua. Des souvenirs de ma première journée resurgirent, vifs, douloureux.

Bouge ! claqua-t-elle d’une voix qui ricocha aussitôt dans mon crâne, comme une gifle sonore qui ne cessait de résonner.

Je n’eus même pas le temps de relever les yeux vers les siens que déjà son épaule me heurtait de plein fouet. Mon corps fut repoussé sur le côté, percutant le chambranle de la porte dans une douleur sourde qui me traversa l’épaule. Je grimaçai, la respiration coupée, tandis qu’un parfum fleuri et trop fort m’assaillait les narines au passage.

Sérieusement Jill, elle fait flipper cette nana ! ricana une voix derrière, que je reconnus comme appartenant à l’asiatique qui gloussait déjà la veille dans la salle de classe.

Mon visage chauffa aussitôt de honte. Je baissai la tête, avalant ma douleur et entrai dans le vestiaire sans protester, frottant discrètement mon épaule endolorie. Une dizaine de filles étaient déjà là, riant, bavardant, échangeant leurs anecdotes du matin. Leurs voix se chevauchaient dans un brouhaha constant, si bruyant qu’il m’emplissait la tête d’un bourdonnement désagréable.

Je me faufilai en silence jusqu’au fond, grattant une minuscule place sur le banc surchargé de sacs. Mon territoire se réduisait à quelques centimètres carrés, mais c’était suffisant. Invisible, c’était ce que je voulais. Invisible, je pouvais respirer.

Ou presque.

Le cœur lourd, j’ôtai mon pull gris. Mes gestes étaient lents, mes mains tremblaient légèrement. J’espérais passer inaperçue. Mais un gémissement, surpris et aigu, fendit le brouhaha comme un coup de poignard.

Mon dieu… c’est quoi ça ? s’écria une voix juste derrière moi.

Je me retournai d’instinct, plaquant mes bras contre ma poitrine par pudeur. Devant moi, une blonde aux grands yeux bleus me fixait, l’air choqué. Trop choqué. Un frisson glacé me remonta le long de l’échine. Pourquoi elle me regarde comme ça ? Son regard se déplaçait, me scrutait comme on examine une blessure grave.

En quelques secondes, d’autres s’étaient approchées. Les conversations s’étaient tues, remplacées par ce cercle oppressant de regards qui me brûlaient la peau.

De quoi tu parles, Ellen ? demanda une autre, la voix traînante, en attachant nonchalamment sa minuscule couette rose. Je reconnaissais alors la fille de la veille, dans le self.

Excuse-moi… mais est-ce que tu peux… te tourner ? insista Ellen, sa mine effarée me transperçant davantage.

Mon cœur accéléra brutalement. J’avais la gorge sèche. Mes doigts se crispèrent contre mes cuisses. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle a vu ? Une peur sourde se répandait dans tout mon corps.

Elle n’avait pas lâché mon dos des yeux, ses fossettes disparaissant dans l’inquiétude de ses traits. Autour d’elle, d’autres penchaient la tête, tentant de m’apercevoir comme si j’étais une bête de foire.

Tu as quelque chose dans le dos… , répéta Ellen. Tourne-toi.

Mon souffle se brisa dans ma poitrine. Mais je finis par m’exécuter, lentement, mécaniquement, comme un pantin désarticulé. J’écartai mes cheveux d’un geste maladroit, les basculant sur mon épaule.

Le silence ne dura qu’une seconde.

Puis des exclamations éclatèrent, cinglantes, douloureuses. Des cris de surprise, de dégoût, d’effroi. Chacun de leurs mots m’éventrait de l’intérieur. Je sentis la boule dans ma gorge remonter jusqu’à mes yeux, prête à éclater.

Mes bleus…

La chute d’hier. Ces hématomes, pourtant, je pensais pouvoir les cacher, les oublier. Mais à leurs réactions, ils devaient être monstrueux. Une peur panique m’envahit, me coupa les jambes.

Qui t’a fait ça, Lolita ?

Est-ce qu’on t’a fait du mal ?

Tes parents te frappent ?

Je me retournai d’un geste sec, les larmes brouillant déjà ma vue. Pourquoi ces questions ? Pourquoi ces regards alarmés ? N’avaient-elles jamais vu un bleu ? Mon souffle était court, haché, prêt à défaillir.

Sérieux les filles, laissez-la respirer ! lança une voix ferme qui fendit la petite foule.

Toutes se reculèrent légèrement, et je découvris celle qui venait de parler. Une fille au teint doré, magnifique, ses cheveux blonds foncés relevés en chignon désordonné, ses yeux d’un vert profond. Elle paraissait irréelle, comme sortie d’une publicité de magazine.

Elle s’approcha, posa délicatement sa main autour de mon poignet. Sa chaleur douce contrastait violemment avec mes tremblements glacés.

Viens, murmura-t-elle.

Je n’avais plus la force de résister. Je la suivis jusqu’au petit miroir près de la porte. Elle s’écarta, me laissant seule face à ma peur.

Regarde ton dos.

Je jetai un coup d’œil furtif aux filles derrière moi : leurs visages tendus, leurs sourcils froncés, leur attente suspendue. Puis, le souffle court, je tournai lentement le dos au miroir.

Et je vis.

Ce n’étaient pas de simples bleus. Pas des marques de chute. C’étaient des griffures, innombrables, fraîches, lacérant ma peau comme si un animal sauvage s’était acharné contre moi. Mon reflet me parut monstrueux. Je n’étais plus un corps, mais une toile de chair déchirée.

Un sanglot s’échappa de mes lèvres. Mes jambes vacillèrent. La panique me submergea, dévorant tout.

Leurs questions reprirent, plus pressantes, plus oppressantes, se confondant dans un vacarme insoutenable. Des voix, des cris, des supplications… Je ne comprenais plus rien. Tout résonnait dans mon crâne, tambour battant.

Laissez-moi…

Je me précipitai vers mon sac, les larmes brouillant ma vue, mes mains tremblantes attrapant mes affaires dans un geste désespéré. Et sans un mot, je m’élançai hors du vestiaire, courant droit vers les toilettes, fuyant leurs regards horrifiés.

Je n’avais aucune explication à donner. Aucune réponse. Rien.

Et ce rien me tuait à petit feu.

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