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- C'est une façon de voir les choses, prononça-t-elle, doucement, brisant le silence qui s'était installé. Mais à trop penser, on oublie de vivre. Je me suis trompée. Tu as plutôt l'air de quelqu'un qui réfléchit deux fois plutôt qu'une en fait.

- Tu comptes me faire la causette ainsi toute la nuit, on peut peut-être aller prendre un café aussi tant qu'on y est ? Proposai-je, mine de rien.

- Bonne idée, il fait un froid de canard, ça nous réchauffera, rétorqua-t-elle, en commençant à fléchir les jambes pour se réchauffer.

-Toi, tu n’es pas du genre à abandonner.

- Jamais. Je te l'ai déjà dit, j'aurais mauvaise conscience de te laisser là …

Sa phrase était étouffée par son écharpe depuis qu'elle avait enfoui le bas de son visage dans sa chaleur.

- C'est vrai, j'oubliais, ça pourrait t'empêcher de dormir.

Encore un regard noir pour me dire que c’était à cause de gens comme moi qu’elle n’avait pas le temps de dormir. Je n’étais pas tendre avec elle, mais si je la provoquais suffisamment, elle partirait peut-être. Quoique sa conscience avait l’air sacrément déterminée à ne pas se faire souiller.

- Je suis sérieuse, continua-t-elle, je...

- Moi aussi, la coupai-je. Tu es énervante. Tu es chiante. Tu arrives là avec tes idées toutes faites et tu me fais la morale. T'es qui pour te le permettre ? Tu ne sais pas qui je suis et je ne te le dirais pas. Tu ferais mieux de te trouver une autre âme en peine… Regarde partout autour de toi, ce n’est pas ça qui manque par ici.

- Toi non plus tu ne sais pas qui je suis et ce dont je suis capable !

- Ce que je vois, c’est que tu es capable de te geler les pieds pour rien, soupirai-je Pourquoi ne fais-tu pas comme tout le monde ? Passe ton chemin. Demain, tu m’auras oublié.

- Je ne suis pas tout le monde. Je ne ferme pas les yeux face à la souffrance de peur qu’elle me contamine. Ce n’est pas une maladie contagieuse.

- Tu devrais.

- Pourquoi les gens se suicident-ils ? A quel moment se disent-ils que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue ? Et sur quoi peuvent-ils bien baser leur jugement ? Comment osent-ils regarder la mort en face et se dire : ça y est, je vais mourir. Qu'ils ne viennent pas me dire qu'ils n'ont pas le choix. Eux plus que personne d'autres ont le choix : vivre ou mourir. Alors que d'autres non ! Comment peuvent-ils être égoïstes ? Comment toi, tu peux être égoïste ? De la lâcheté et de l’égoïsme, voilà à quoi se résume ton acte. Pourquoi faut-il toujours que les gens abandonnent les autres ?

Sa dernière phrase n’était un murmure. Sa voix était enrouée comme celle d'une personne qui était prête à pleurer. Il y avait quelque chose chez elle de terriblement fragile. Et c'était plus que les larmes qui commençaient à perler au coin de ses yeux, au risque de geler sur ses joues. Comme il y avait peu, elle s'était emportée, mais d'une autre manière. C'étaient des paroles qu'elle se destinait plus à elle-même qu'à moi je pense. Avait-elle perdu quelqu’un ? Ses paroles sonnaient comme une accusation. Les accuser, eux. Tous ceux qui s'étaient donné la mort ou qui allaient le faire. M’accuser, moi.

Elle était désemparée, il y avait plus d'incompréhension que de haine chez elle.

- Je veux comprendre.

Sa voix se brisa dans la nuit. Ses mains rougis frottèrent ses yeux, effaça toute trace de larmes avant de disparaître dans ses poches.

- C'est peut-être égoïste comme tu le dis. Je suis peut-être égoïste. Mais tout le monde l'est. C'est la nature humaine.

Comment j'en suis arrivé à débattre de ça avec une inconnue ? A ma montre, il est passé deux heures du matin. J'ai largement dépassé le temps que je m'étais laissé sur cette terre.

- Pourquoi ?

Sa question est abrupte, sèche. Finie la douceur, elle attaque.

- Pourquoi tu veux mourir ? Asséna-t-elle.

Enfin, cette question sortait de sa bouche. J’étais juste incapable de lui répondre. Pas parce que je n’avais pas de raison, mais parce que j’étais incapable de formuler les mots. Parce que je n’aimais pas la lueur dans ses yeux, là, à ce moment. Parce que j’avais l’impression d’être face à une juge et que j’étais condamné d’avance. Parce que je n’étais simplement pas certain qu’elle soit en mesure de me comprendre ou même de compatir.

Mes pensées s’étaient assombrises au fil du temps, au fur et à mesure que j’ouvrais les yeux sur le monde. Je ne comprenais pas le sens de la vie, ni où était ma place dans son cycle. L’incompréhension m’entrainait plus loin dans les ténèbres. Je ne comptais pas. Je pouvais tout faire et rien ne changerait jamais. Une perle d’eau dans un océan. Autant dire qu’on n’était pas dans l’effet papillon. Le sentiment d’impuissance et d’immuabilité qui en résultait m’avait privé de l’envie de me battre dans un monde qui n’en valait pas la peine. Ce qu’il me restait était un goût d’amertume. J’étais devenu haineux face à l’existence. La question n’était pas « pourquoi mourir ? », mais plutôt « pourquoi vivre ? ». Et c’est quand elle s’est posée que j’ai commencé à envisager le suicide. Cet acte jugé horrible, méprisé par une société pourtant pas étrangère à son taux élevé. Cet acte qui pouvait devenir ma délivrance, une porte de sortie rapide de ce monde qui me dégoûtait un peu plus chaque jour. Et à l’instant même où je l’envisageais pour la première fois, j’avais reculé devant ce choix. Pour de multiples raisons. Je m’étais alors donné du temps. Une seconde chance. Jusqu’à ce que je me rende compte que le malheur et le bonheur n’étaient pas exclusifs, mais que le premier, tel un acide corrosif, finissait quand même par ronger le second. Et que les instants de bonheur n’étaient plus suffisants en tant que fragments. Ils auraient dû former un film continu. Je voulais m'échapper, être libre et le suicide m’offrait cette opportunité.

- Tu n'as jamais aimé ton existence ?

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