Chapitre 1 "Premiers délires" (scène 4, 5 et 6)
Scène 4 – Le lycée : fissures discrètes
La cour du lycée bourdonne. Pas réellement de conversations, plutôt une agitation diffuse. Marc traverse l’espace en spectateur, les épaules légèrement relevées, comme s’il attendait un choc invisible.
Dans le couloir, l’odeur de cire fraîche le frappe. Vive. Agressive. Elle tranche avec le bois tiède de son appartement. Mais surtout… un souffle citronné se glisse brièvement dans l’air. Un écho du parfum de Jimmy.
Marc s’arrête, une fraction de seconde. Ses sens n’arrivent plus à décider ce qui est réel.
Il reprend sa marche. Le bruit de ses pas semble légèrement décalé, comme si le sol répondait en retard. Il s’immobilise, écoute. Le phénomène s’efface.
Lucie, professeure de lettres, s’approche.
« Ça va, Marc ? Vous avez l’air… fatigué. »
Un hochement de tête trop rapide.
« Mauvaise nuit. Rien d’important. »
Elle hésite, puis le laisse passer. Marc entre dans sa salle. Il prend quelques copies oubliées sur une table et les range sur le bureau d’un élève distrait, avec ce geste doux qu’on réserve aux choses fragiles. Il préfère fuir les questions.
Les élèves arrivent, vivants, bruyants. Marc tente d’accrocher son esprit au cadre rassurant du cours. Il ouvre son cahier.
Un silence inhabituel glisse soudain dans la classe, comme si quelqu’un avait retiré une couche sonore.
Un élève lève la main.
« Monsieur… vous allez parler de la conscience, aujourd’hui ? »
Le mot résonne dans l’air. Conscience. Il vibre dans sa tête, réveille quelque chose de dormant.
Marc cligne des yeux. Une silhouette lui apparaît au fond de la salle — fine, familière.
Jimmy.
Il regarde mieux. L’image disparaît dans la rangée d’affiches. Une absence nette.
Sa gorge se serre. Il enroule ses doigts autour de son stylo.
« Oui… la conscience. On va en parler. »
Sa voix manque d’assise. Ses phrases sortent mécaniques. Une partie de lui donne le cours, l’autre observe la salle depuis un angle inaccessible.
Un stylo tombe. Un bruit simple. Pourtant Marc se fige. Il le fixe trop longtemps.
Un signe ?
Il chasse l’idée. La sonnerie le tire de sa torpeur. La classe s’évacue.
Marc reste assis une seconde. Le calme n’a rien d’apaisant. Une pression compacte s’installe dans sa poitrine.
Il se lève avec lenteur. Ses pas lui semblent étrangers.
Le lycée lui paraît immense, trop lumineux, trop sonore.
Et Marc avance, en sentant que quelque chose s’effrite déjà.
Scène 5 – Le signe ambigu
La salle des professeurs est presque vide. Deux enseignants discutent à voix basse près de la fenêtre, leurs phrases se diluant dans le bourdonnement lointain de la cour. Marc traverse la pièce sans vraiment la voir. Son esprit avance avec un léger décalage, comme si chaque pensée arrivait une seconde trop tard.
Il pose sa sacoche sur la table. Le cuir exhale une odeur chaude, familière. Il l’ouvre mécaniquement, puis s’arrête net.
Son cahier de notes n’est pas à sa place habituelle.
D’ordinaire rangé contre la paroi de gauche, il repose aujourd’hui en plein centre, légèrement ouvert, comme si on l’avait feuilleté. Marc reste immobile, la main suspendue au-dessus de la couverture. Une chaleur sourde remonte dans sa poitrine.
Il tire la chaise, s’assoit. Ses doigts tremblent légèrement lorsqu’il tourne la première page.
Sur la marge, un trait vertical a été tracé. Fin. Noir. Plus net que son écriture. Il suit du doigt la ligne, hésitant.
Il ne se souvient pas l’avoir faite.
Une seconde page. Un nouveau trait, presque identique, mais cette fois placé au milieu du texte. Puis un troisième, en bas. Comme une direction, un rythme. Comme une insistance.
Une sensation glacée se glisse dans son ventre. L’odeur de bois chauffé — celle de son appartement — semble soudain flotter près de lui, impossible, déplacée. Elle se mêle à l’arôme plus sec de la craie qui traîne sur la table.
Marc avale difficilement sa salive. Il tourne encore une page.
Là, au centre, une phrase. Écrite à la main.
Au premier regard, l’écriture ressemble vaguement à la sienne. Au second… elle n’a rien de familier.
Tu m’entends maintenant ?
Marc recule d’un centimètre, sa respiration saccadée. Le bruit de la cour s’éteint d’un coup, comme si quelqu’un avait fermé une porte invisible. La pièce semble se resserrer autour de lui.
Il referme le cahier, brutalement. Puis, pris d’un remords instinctif envers ceux présents, il adresse un bref signe de tête d’excuse aux collègues qui l’observent — une manière de ne pas imposer son trouble aux autres. Le choc sec résonne plus fort qu’il ne devrait. Les deux professeurs se tournent un instant, puis reprennent leur discussion.
Marc passe une main sur son front. Un goût métallique se dépose sur sa langue, sans raison. Il inspire profondément, se lève trop vite.
La chaise grince. Un frisson traverse son dos.
Il ramasse son cahier, le serre contre lui comme un objet fragile — ou dangereux — puis quitte la salle.
Dans le couloir, l’air semble vibrer, ténu, presque imperceptible. Comme si quelque chose le suivait à distance.
Marc accélère malgré lui.
Quelque chose vient de basculer.
Et il sait que ce n’est que le début.
Scène 6 – La fissure du soir
Marc marche jusqu’à la sortie du lycée sans vraiment sentir le sol sous ses pieds. L’air du soir semble plus lourd qu’à l’arrivée, chargé d’une humidité qui colle à la peau. Les néons du hall vibrent légèrement, un bourdonnement ténu, comme une note tenue trop longtemps. Il s’arrête un instant sous leur lumière blanche. Elle le déforme, aplatie les contours de son visage.
Il ferme les yeux. Un souffle traverse sa mémoire, bref, illisible.
En sortant, la fraîcheur l’atteint de plein fouet. Les grilles du lycée se referment derrière lui dans un claquement sec qui lui traverse l’échine. Sur l’avenue, la circulation laisse flotter un parfum de carburant et de pluie. Marc avance mécaniquement, mais ses pensées restent accrochées à la phrase inscrite dans son cahier.
Tu m’entends maintenant ?
Il répète les mots dans sa tête, l’un après l’autre. Chacun semble gratter une paroi intérieure, comme une question qu’il n’est pas prêt à affronter.
Au coin de la rue, un bus s’arrête dans un souffle lourd. Les portes s’ouvrent, exhalant un mélange de laine mouillée et de désinfectant. Marc hésite. Puis il monte.
Le véhicule est presque vide. Une femme âgée regarde le paysage défiler. Un homme lit un journal, ses doigts tachés d’encre. Marc s’assoit au fond, à sa place habituelle — contre la fenêtre.
Le moteur gronde. Le bus démarre. La vibration se diffuse à travers le siège, jusqu’à ses côtes. Marc cale sa tête contre la vitre froide. La ville glisse, floue.
Il respire lentement.
Un parfum discret s’élève soudain. Léger. Citronné.
Il ouvre les yeux.
Il n’y a personne à proximité immédiate. Personne portant une eau de Cologne fraîche. Rien qui puisse justifier cette senteur.
Pourtant, elle est là. Précise. Immobile.
La même que celle de Jimmy.
Son cœur cogne plus vite. Il se redresse, essaie de raisonner. Plusieurs passagers entrent et sortent. Un courant d’air peut porter n’importe quelle odeur. N’importe qui peut porter un parfum similaire. C’est rationnel. C’est trivial.
Sauf que la fragrance reste. Identique. Impossible à confondre.
La voix revient alors, plus nette que dans le métro, plus proche que dans sa chambre. Pas un murmure — une présence.
— Marc…
Il se fige. Le temps bascule autour de lui.
La ville dehors continue de défiler, mais à l’intérieur du bus, tout semble suspendu. Un silence feutré envahit l’espace, malgré le bruit du moteur.
— … tu peux m’aider ?
Marc ferme les yeux, trop fort. Sa gorge se serre. Sa respiration se coupe.
Quand il les rouvre, la femme âgée le regarde brièvement, une expression indéchiffrable. Comme si elle avait perçu quelque chose. Comme si elle avait senti qu’il n’était plus tout à fait présent.
Marc détourne le regard. Malgré sa panique, il se lève lentement pour laisser une place assise à la femme âgée qui semble vaciller, un geste automatique, presque tendre, qui contraste avec la tourmente intérieure. Son estomac se contracte. Sa main glisse malgré lui dans sa sacoche, touche la couverture du cahier. Froide, rigide. Le contact lui donne la sensation étrange de toucher une porte qu’il ne devrait pas ouvrir.
Il tire la main brusquement.
Le bus freine. Marc se lève trop vite, manque de perdre l’équilibre. Il descend à l’arrêt suivant sans réfléchir.
Le trottoir l’accueille avec un souffle de vent. La sensation dure une seconde — celle d’être suivi. Il se retourne.
Personne.
Mais il sent encore l’odeur. Vanille. Citron. Persistante.
Il avance, d’un pas pressé, comme si la ville entière retenait quelque chose derrière lui.
Son appartement n’est qu’à trois rues. Mais jamais ces rues ne lui ont paru aussi longues.
Et jamais la voix n’a eu l’air si proche.

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