Chapitre 8 第8章

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Lucian observait tout autour de lui, ne manquant aucun détail alors qu'ils marchaient dans la rue principale du quartier. Et, jusque-là... Tout semblait parfaitement normal. Les gens vaquaient à leurs occupations, les voitures passaient et klaxonnaient. La seule personne qui avait l'air perturbée était Yoshito.

-Tu es certain que c'est bien ici?

-Je n'en suis pas moi-même convaincu. Je reconnais les lieux, mais tout est tellement différent... tellement... normal. Tu vois le chantier, là-bas, avec la grue?

-Oui?

L'homme serra les poings, hésitant, puis murmura finalement:

-J'ai tué une femme avant d'y monter. Non, pas une femme, à peine, une adolescente, presque une enfant. Et tant d'autres avant... Cela semble si irréel de te dire ces mots, comme s'ils faisaient partie d'un cauchemar.

Lucian n'avait pas cillé en entendant la confession atroce de son ami. Il l'entraîna dans une ruelle étroite qui débouchait sur un immeuble désaffecté, et après avoir vérifié qu'il n'y avait pas d'oreilles indiscrètes, il chuchota:

-Raconte-moi tout, à présent. Que s'est-il passé après que Mlle Kimura t'ait poussé du haut du mur?

Yoshito leva les yeux et dévisagea Lucian quelques instants. Celui-ci, même s'il avait l'impression de ne plus pouvoir contenir son impatience et son inquiétude, se força à rester calme et à soutenir le regard sombre et vide de son ami. Il garda cette attitude durant les quelques minutes où il lui narra ses aventures, d'une voix monocorde, en utilisant les mots meurtre et revolver comme s'ils étaient banals.

-... et je me suis réveillé en bas du mur où Mlle Kimura m'avait fait chuter. Des résidents m'ont retrouvé et m'ont, manifestement, emmené à l'hôpital. Voilà, tu sais tout.

Lucian se rendit compte qu'il avait inconsciemment retenu sa respiration durant les dernières secondes du récit et expira bruyamment, cachant ses mains derrière son dos pour dissimuler les tremblements qui secouaient ses doigts. Puis il regarda Yoshito en face. Dans les yeux noirs de l'homme baignaient toutes les émotions violentes et incontrôlables qu'il avait retenues lors de son explication. Ce regard était désespéré, il implorait le pardon, et pas seulement le sien, le pardon de tous, de l'humanité entière.

Ne supportant plus de voir un tel poids opprimer son ami, Lucian mit définitivement de côté les principes et fit un pas vers lui, ne se préoccupant pas de la confusion qui passa sur son visage, ni de son mouvement de recul quand il le prit dans ses bras.

-A-Arrête, qu'est-ce que tu fais? Tu n'as pas compris? Je suis un assassin!

«-Tu n'en es pas un. Ce n'est pas de ta faute, tu n'as tué personne,» répondit-il à voix basse, une main posée sur son dos et son autre bras enlaçant sa taille. Yoshito se révoltait contre le contact physique trop proche, frissonnant sans le vouloir, les muscles crispés. Il se détendit peu à peu alors que Lucian continuait de parler avec placidité.

-Écoute-moi: tu as été drogué. Ma théorie est que tout ce que tu m'as raconté n'est jamais arrivé. Ce n'était qu'un cauchemar, une illusion.

-Mais... comment cela pourrait-il être possible? Je t'ai appelé durant la soirée... J'ai reçu la lettre de Naoko... Tout semblait si réel.

-Yoshito, si tu avais réellement commis ces meurtres, le quartier serait en émoi présentement. Il y aurait des scènes de crime partout et les gens qui t'ont retrouvé blessé ne t'auraient pas simplement laissé à l'hôpital.

«-C-C'est vrai,» répondit Yoshito dans un souffle, l'air de vouloir se convaincre lui-même. Il attrapa les bras de son ami, se dégageant un peu de son étreinte alors que ce dernier poursuivait:

-Cette histoire de gens programmés comme des robots et de jeu de meurtre... C'est encore plus irréaliste de croire que cela est réel que de croire à la théorie du rêve. Tu l'as vu comme moi: ce quartier est parfaitement normal. Tu m'as sans doute appelé en divaguant, perdu dans le brouillard de la drogue, et la lettre a été glissée dans ta poche dans le but de te faire perdre les pédales. Je sais que c'est invraisemblable, mais c'est déjà plus plausible que tout ce que tu m'as raconté.

-Alors...je ne suis pas un meurtrier?

-Non.

Yoshito posa une main devant ses yeux et vacilla, s'appuyant contre le mur. Lucian attrapa son bras, le soutenant à demi alors qu'il haletait, tentant manifestement de réprimer des sanglots.

-C'est tout à fait normal de réagir comme cela. Tu as vécu une situation traumatisante, en plus d'être mêlée à la disparition de ta sœur. N'essaie pas de le contrôler.

Quelques larmes coulèrent sur les joues pâles de l'homme, qu'il essuya le plus rapidement possible, l'air mortifié. Mais le soulagement surpassa l'embarras dans son regard et il dit d'une voix tremblante:

-Je suis tellement heureux... de ne pas être un assassin...

-J'aurais dû venir te chercher directement quand tu m'as appelé. Tu serais allé à l'hôpital plus rapidement.

-Ne dis pas cela, on ne peut rien y faire. Et puis... tout va bien, puisque ce n'était finalement qu'un cauchemar créé par la drogue.

Lucian esquissa un sourire. Encore là, Yoshito ne lui rendit pas, mais ses yeux s'allumèrent de cette lueur chaleureuse qui avait disparu en même temps que Naoko, et qui ne réapparaissait désormais qu'à de rares moments.

-Ah, c'est ridicule.

Les deux hommes sursautèrent. La voix d'une femme avait résonné dans la ruelle, et une silhouette s'avança vers eux.

-Penser que j'ai fait tout ce chemin pour entendre de pareilles balivernes... C'est décourageant, vraiment décourageant.

Yoshito écarquilla les yeux, l'air complètement déboussolé.

-Mais qu'est-ce qu'elle fait là, elle?

Une personne à l'allure totalement insolite leur faisait face. Il était impossible de dire s'il s'agissait d'une femme ou d'une adolescente; elle était plutôt petite, mais son visage était très réfléchi. Vêtue d'un jean troué et tagué à l'encre de couleur, d'une camisole noire et d'une veste kaki, ses cheveux étaient courts et d'un rose vif. Entre ses cils peinturés de fuchsia s'ouvraient deux yeux bleus électriques, derrière des lunettes rondes placées de travers, ses lèvres étaient rouge écarlate et elle faisait la moue, l'air ennuyée.

Lucian, interloqué, se tourna vers Yoshito.

-Tu la connais?

-Elle travaille pour mon entreprise... en comptabilité, je crois.

-C'est exact. Je suis surprise que vous vous en souveniez, Monsieur Torai! Habituellement, vous m'ignorez avec un manque de subtilité flagrant, le savez-vous?

Yoshito, un peu choqué par les manières cavalières de la fille, lui demanda avec fermeté:

-Que faites-vous ici? Et pourquoi vous permettez-vous de commenter notre conversation?

-Ne m'appelez pas mademoiselle, ça me dégoûte... J'ai un nom, je m'appelle Arya. Je suis ici car l'entreprise est aux abois à cause de votre absence soudaine. On a appelé la police, mais cette bande d'incompétents refusait de vous rechercher si 42 heures ne s'étaient pas écoulées. J'ai donné l'idée de les soudoyer mais le directeur adjoint n'a pas voulu, cet imbécile...

-Et il a très bien fait. Rappelez-moi en quelles circonstances je vous ai engagée?

Un sourire moqueur traversa les lèvres d'Arya. Elle ne semblait pas du tout intimidée par son patron, et expliqua avec des intonations qui sous-entendaient beaucoup:

-Oh, hé bien, vous aviez viré tous les autres responsables des finances, et vous m'avez embauchée dès le premier jour même si je n'avais pas de diplôme, parce que vous ne saviez plus quoi faire, ha ha ha.

Elle éclata de rire, et Lucian jeta un regard en coin à Yoshito, disant à voix basse:

-Je t'ai toujours dit que tu étais trop rapide à virer les gens, avec ta rigueur excessive...

«-Oh, il ne les renvoyait pas aussi promptement simplement à cause d'un manque de rigueur... Hé oui, je vous ai entendus!» dit-elle avec amusement alors qu'ils la dévisageaient avec stupéfaction. «C'est grâce à ce machin que j'ai bricolé: un écouteur capable de capter même les ultrasons. C'est d'ailleurs grâce à cela que j'ai réussi à vous retrouver avant les autres.»

Yoshito, intrigué, s'approcha pour détailler l'engin.

-Hé, ce serait vraiment rentable de le commercialiser...

-Bas les pattes, le capitaliste! Personne n'est autorisé à y toucher. Qu'est-ce que je disais, déjà? Ah, oui! Il ne les renvoyait pas automatiquement à cause de leur manque de rigueur. C'est juste que Monsieur Torai... ne se préoccupe pas du bien-être des gens qui l'entourent.

Lucian serra les dents, révolté par autant d'insolence et de jugement, et s'apprêtait à répliquer, mais Yoshito l'arrêta d'un geste, se tournant vers Arya en arborant un visage impassible.

-Tu n'as probablement pas tort, mais toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire.

-En parlant de vérité, Monsieur Torai... J'ai été vraiment découragée par les balivernes que vous avez dites il y a quelque temps. Décidément, ce déni est problématique.

Yoshito fronça les sourcils. Qu'avait-elle exactement entendu de leur conversation? Probablement la totalité, avec son engin perfectionné...

-Que veux-tu dire par là?

Arya le regarda avec profondeur derrière ses lunettes circulaires comme des planètes. Les étoiles dans ses yeux avaient quelque chose d'insondable, d'incompréhensible. Elle dit avec lenteur:

-On ne peut pas classifier une situation en illusion parce qu'aucune autre option n'est probable; ce n'est pas logique. C'est ridicule de tout ramener aux règles qui semblent contrôler cet univers... Et si justement, ces règles pouvaient être contournées?

Lucian sortit de son mutisme et lança avec fougue:

-C'est n'importe quoi! La réalité est incontournable...

Arya leva son index vers lui et affirma calmement, sans hésiter:

-Toi, tu as l'esprit fermé. Tu ne vois pas plus loin que tout ce que tu as toujours connu. C'est pour cela que tu refuses d'accepter le fait que ton meilleur ami est devenu égoïste, hautain et inconscient. C'est pour cela que tu n'arrives pas à expliquer ce qui t'entoure, ce que tu perçois sans le voir... Tes autres sens sont bloqués par ton étroitesse d'esprit.

Elle sourit d'un air convaincu et ajouta:

-Je sais de quoi je parle. Après tout, je suis une mathématicienne des mots.

Et Arya s'éloigna à pas rapides. Les deux hommes, un instant subjugués par ce qu'ils venaient d'entendre, n'eurent pas le réflexe de la poursuivre.

Au loin, le tonnerre gronda, et Lucian vit la lumière dans les yeux de Yoshito vaciller, puis s'éteindre.

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