Le souvenir de son sourire

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Les rêves régnaient, cette nuit-là.
Ils flottaient, silencieux, au-dessus du lit défait où reposaient deux âmes enlacées par l’épuisement et l’amour. Dans un coin de la pièce, un vieux bougeoir d'étain exhalait sa dernière flamme, vacillante, tremblante, comme au seuil de l’extinction. La lumière, jaune et fiévreuse, léchait les draps d’ombre, dessinait les courbes d’un dos nu, les creux d’une épaule, la ligne fine d’une nuque. C’était Marie.

Elle dormait, ou du moins, tentait de fuir le tumulte intérieur qui ne lui laissait jamais vraiment de repos. Cette lumière, infime et mourante, semblait contenir toute l’humanité : flamboyante un instant, puis aussitôt trop fragile pour durer. L’homme aussi se consume ainsi, lentement, tragiquement.  comme une chandelle mal allumée, dont la cire ne nourrit plus la flamme.

La fenêtre, entrebâillée sur l’hiver, laissait entrer un souffle glacé, presque cruel. À la demande de Marie, elle restait toujours ouverte, même au plus fort du gel. Les rideaux pourpres s’agitaient doucement, tels des fantômes battus par la mer. Et dans cette pièce figée, seul le crépitement de la bougie en agonie osait troubler le silence. Un silence profond, tassé sur lui-même, si dense qu’il semblait hurler d’absence.

Christian ne dormait pas. Il veillait.
Allongé contre sa femme, le front presque contre ses cheveux sombres, il la contemplait, encore, toujours. Elle lui tournait le dos, recroquevillée comme une enfant brisée. Il sentait dans sa posture toute la détresse du monde, une douleur antique, immense, trop grande pour une si frêle silhouette.

Il l’aimait.

Dieu, qu’il l’aimait.

Ses yeux suivaient la ligne de ses omoplates, la courbe de ses hanches, les ombres subtiles de sa peau. Il aurait pu passer des heures ainsi, à la regarder respirer, à chercher dans ses silences ce qu’elle ne disait jamais.

Son sourire… il y pensait sans cesse. Ce sourire qui, jadis, avait bouleversé jusqu'à sa chair. Dès la première nuit, il avait su. Ce serait elle. Celle à qui il donnerait tout. Celle qu’il ne pourrait jamais sauver.

Dehors, sur la peite île de Noirmoutier, la pluie commençait à tomber. Elle perlait sur les toits d’ardoise, sur les murs ternes des maisons blanches et grises. Tout semblait figé dans une monotonie sourde — un décor d’oubli volontaire. Les rues, les murs, les meubles, les vies… tout se ressemblait, tout se répétait, dans une harmonie aseptisée qui étouffait la singularité. On disait que c’était pour que nul ne soit jaloux. Mais Christian et Marie, eux, n’appartenaient pas à ce monde-là. Ils vivaient à la marge, dans une bulle d’émotion, seuls dans leur fièvre à deux.

Un éclair fendit le ciel. Brutal, déchirant. L’éclair embrasa un instant la chambre d’une lumière vive, presque blanche. Marie ouvrit les yeux. Puis le tonnerre éclata, lourd, grondant, brutal comme un cri venu du passé. Elle tressaillit. Ses doigts, froids, cherchèrent ceux de Christian autour de sa taille. Il resserra son étreinte, posa un baiser doux sur son épaule nue. Mais elle tremblait encore. Cela ne suffisait plus. Cela ne suffisait jamais.

Elle se retourna, ses yeux humides plantés dans ceux de son mari.
« Ça va ? » murmura-t-il, la gorge nouée.
Elle ne répondit pas. Pas besoin. Son regard disait tout : le rêve, le gouffre, la mémoire. Alors ils se redressèrent ensemble, en silence. Marie se leva, ramassa une chemise tombée au sol et la passa sans y penser. Ses gestes étaient lents, mécaniques, comme dictés par une douleur ancienne et bien rodée.

Elle alla vers la fenêtre. Dehors, un nouvel éclair zébra le ciel. Ses pupilles se dilatèrent ; la lueur pâle se refléta dans ses yeux comme une fissure d’argent sur du verre noir. Elle semblait ailleurs, loin, dans un lieu qu’elle seule connaissait.

Christian la regardait. Immobile. Impuissant. Il savait. Elle avait encore revécu l’horreur. Ce cauchemar qu’elle traînait comme une ombre collée à la peau. Et pourtant, elle se tourna vers lui. Et elle sourit.
Ce sourire… même brisé, même tremblant, il l’aimait.
Il vivait pour ce sourire, pour la voir l’offrir au monde malgré tout. Même quand tout s’effondrait.

Marie se tenait droite face à la fenêtre, ses bras croisés sous sa poitrine, comme pour se contenir, se retenir de tomber. Ses cheveux sombres, à moitié attachés, flottaient au gré du vent nocturne. Il y avait dans son dos tendu une noblesse écorchée, une dignité blessée.

Christian ne disait rien. Il connaissait ce silence-là. C’était celui de l’après-cauchemar, quand le cœur bat encore trop vite et que la réalité semble étrangère, trempée de l’ombre du rêve. Il ne voulait pas l’approcher, pas tout de suite. Il la regardait seulement, avec cette dévotion tranquille qui le définissait. Marie, même brisée, même perdue, restait pour lui un mystère sacré.

Elle finit par parler. Sa voix était basse, presque rauque, comme si elle avait dû traverser toute une nuit pour sortir du fond de sa gorge.
Tu sais, j’ai cru que j’étais seule cette fois.

Elle ne se retourna pas. Mais Christian l’entendit trembler. Alors il se leva à son tour, s’approcha d’elle lentement, jusqu’à poser ses mains sur ses épaules fines.
Tu n’es pas seule, Marie. Tu ne le sera plus jamais.

Un court silence.
Puis elle rit. Un rire sans joie, fendu, qui n’avait rien de léger.
Tu ne peux pas comprendre. Personne ne peut vraiment comprendre ça… ce qu’on ressent quand on tombe, et que personne ne tend la main. Quand le vide devient ton seul refuge.

Il la serra un peu plus fort, comme s’il voulait l’empêcher de s’effondrer.
Je ne prétends pas tout comprendre. Mais je veux être là. Je veux rester.

Marie baissa la tête. Des larmes silencieuses coulaient sur ses joues. Pas des larmes de crise, non, des larmes anciennes, lentes, qui n’avaient jamais vraiment cessé de tomber.
Parfois, j’ai peur que tu m’aimes pour ce que je suis en train de perdre. Que tu ne voies que la beauté de mes ruines.

Christian la fit se retourner, doucement. Il plongea ses yeux dans les siens, et murmura :
Non. Ce n’est pas ta douleur que j’aime. C’est la lumière que tu fais naître malgré elle.

Alors Marie ferma les yeux, posa son front contre le torse de Christian, et resta là, longtemps. Il l’enlaça comme on tient une étoile mourante entre ses paumes. Et tandis que la pluie continuait de battre les vitres, tandis que les éclairs s’éteignaient au loin dans la mer, le monde entier sembla s’arrêter un instant — suspendu à cette étreinte fragile, cette lueur d’éternité née de la mélancolie.

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