Le journal d’un jeune marin

4 minutes de lecture

" 7 décembre 1914

Nous avions à peine quitté la Géorgie du Sud deux jours auparavant que nous devions nous frayer un chemin parmi les packs en les contournant, encore et encore. *

Aujourd'hui, ceux-ci deviennent de plus en plus nombreux, nous obligeant à avancer en zigzag. Le temps est clair, le ciel presque bleu foncé, tranchant sur ces beautés glacées.

Nous sommes fascinés par les immenses icebergs bleutés dont les formes fantasmagoriques apparaissent au loin. Il est périlleux de les approcher, ceux-ci pouvant se renverser à tout moment et dont la partie émergente ne représente qu’un dixième de leur masse.

Des phoques de Weddell aux grands yeux innocents se prélassent au soleil, couchés sur la banquise, au loin. Certains plongent dans l'eau encore libre et viennent frôler notre coque.

10 décembre 1914

Le temps change, les phoques disparaissent. Nous entrons alors dans un tout autre univers.

C’est un monde maudit, peut-être oublié de Dieu, où aucun être vivant n’apparait. D’immenses glaçons flottent sur la mer grise et s’entrechoquent dans un bruit sinistre. Bientôt, un rideau de neige s’abat sans relâche sur nous, sur fond d’horizon bouché par un ciel désespérément gris et bas.

25 décembre 1914

Depuis plusieurs semaines, face à la menace, nous avions dû réduire notre vitesse. Nous passons Noël transis, inquiets, mais nous gardons le moral. Shackelton semble confiant. Le capitaine Worsley un peu moins. Conformément à son habitude de marin taiseux, il garde ses inquiétudes pour lui.

16 janvier 1915

Hier, ne pouvant plus progresser, nous avions dû jeter l’ancre et nous mettre à l’abri de ce terrible vent, derrière une montagne située sur la côte.

Aujourd’hui, la tempête calmée, nous reprenons notre chemin vers notre destination finale, la baie de Vahsel, au nord-ouest du continent Antarctique dont nous nous approchons peu à peu.

Bien que nous soyons en été, un brouillard inattendu en cette période s’abat sur nous, couvrant de givre mâts, vergues et voiles, pourtant réduites au strict minimum. Notre navire, alourdi, avance difficilement.

Le silence profond, propre à ces solitudes fait ressortir les craquements, les chocs contre la coque et le clapotis des remous. Des plaques blanches flottent sur la mer grise, telles un puzzle aux éléments éparpillés de façon désordonnée par une main impatiente. Puis, elles se resserrent peu à peu autour de notre coque de façon inquiétante.

L'embarcation est soumise de toutes parts à cette étreinte qui pourrait s’avérer mortelle si elle se renforçait.

Nous comptions sur notre solide embarcation pour arriver à bon port. L’Endurance, trois mâts aux voiles carrées lancé en décembre 1912, est le navire en bois censé être le plus solide jamais construit pour affronter la banquise. Cependant, sa coque n’étant conçue que pour naviguer dans un pack peu épais, nous sommes dans l’incertitude totale ce à quoi nous serons confrontés en naviguant vers le sud.

Pendant ce temps, nous nous acharnons à dégager l’épaisse couche de givre qui envahit le pont avec tous les instruments tranchant dont nous disposons. Nos doigts gèlent et saignent, couverts d'engelures malgré nos gants épais.

18 janvier 1915

Le temps change à nouveau et se radoucit brusquement. La pluie fait fondre le gel rapidement, transformant pour un temps le pont mouillé en patinoire. Nous devons faire preuve de prudence et entourons nos pieds de chiffons pour ne pas glisser. Cependant, tout danger n’est pas écarté.

Le capitaine, inquiet, demande aux hommes de l’équipage de descendre sur la banquise. Je suis venu leur prêter main forte. Essayant de briser la glace proche de la coque avec des pics, nous travaillons sans relâche en nous relayant. Personne ne parle et je sens que nous perdons peu à peu espoir devant l’immensité de la tâche.

19 janvier 1915

Je suis réveillé par un choc brutal, suivi de cris. Une fois sur le pont, on m’explique que les blocs, de plus en plus épais s’étaient soudés, poussés par le vent du nord.

Le navire est complètement bloqué, pris au piège.

De nouveau réfugié dans la cabine, j’écris maintenant ces lignes. J’avais suivi Shackelton, poussé par le goût de l'aventure et par une admiration fervente pour cet explorateur. Et me voici maintenant au bout du monde, aux confins des mers du sud, confronté tout comme mes compagnons à l’extrême solitude, là où les humains ne sont pas censés vivre. Nous sommes désormais prisonniers. Dieu sait ce qui arrivera.

24 janvier 1915

Le vent souffle sans cesse depuis plusieurs jours, toujours venant du nord. Il nous pousse ainsi que la banquise vers le sud, vers la Mer de Weddell. Nous sommes définitivement bloqués. Nous espérons alors que ce nom d’Endurance n’est pas usurpé et qu’il résistera jusqu’à ce qu’une hypothétique tempête venue du sud fragmente l'étau qui nous enserre et nous repousse dans une autre direction.

Nous prions tous pour que cela arrive.

27 octobre 1915

Cela fait dix mois maintenant que nous sommes bloqués sur la banquise et que nous habitons toujours le bateau qui nous sert de refuge. Nous avions passé l’hiver austral tant bien que mal, nous nourrissant des provisions qui nous restaient et des phoques de Weddell que nous chassions.

L'été austral vers lequel nous nous acheminons ne nous a pas délivrés. Nos nuits sont angoissantes, rythmées par les craquements de la coque comprimée dans cet étau, retentissant dans le silence comme une longue plainte. La coque se déforme de plus en plus, tout est de guingois, les portes ne ferment plus, les lattes du pont se désolidarisent et se soulèvent, et les mâts menacent de s’abattre sur nous.

Ce matin, Shackelton et le Capitaine Worsley ont décidé, à contrecœur, d’abandonner l’Endurance à son triste sort. Nous avons embarqué les armes et les provisions qui nous restaient, ainsi que nos vêtements sur des traineaux de fortune, et nous nous sommes éloignés vers une destination inconnue, espérant retrouver la civilisation un jour.

Je me suis retourné une dernière fois vers ce valeureux voilier pour lui rendre un hommage silencieux. Ayant résisté tant bien que mal à ce piège, il avait abrité nos espoirs et nos désillusions avant de s’effondrer.

Endurance. Il méritait bien son nom.

Désormais, que Dieu, dans sa miséricorde, nous vienne en aide."

L’Endurance coula, au grand désespoir de son équipage le 21 novembre 1915. Il git désormais par 3.000 mètres de fond. Heureusement, l'équipage, après un long et périlleux périple, avait survécu.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire KatieKat ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0