Parenthèses inatendues

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Je viens de passer le portail du parc Hanami et me retrouve devant le boulevard Adam Smith. Il commence sur ma droite et remonte en ligne droite. Une succession d'immeubles de verre et d'acier longe le parc jusqu'en haut de la butte. Ces temples dédiés à la productivité et aux marges à deux chiffres constituent la limite du quartier des affaires. La froideur des bâtiments est atténuée par le bleu azur du ciel qui se reflète sur leur immense façade vitrée. En face de moi, une petite rue semble écrasée par la hauteur des monstres de métal. Il s'agit d'une des entrées de la vieille ville. Depuis plusieurs années, cette zone est entièrement piétonne, ce qui la rend très prisée des promeneurs.

Je guette un signe de mon ami ailé. Après quelques minutes d'attente, aucun signe de lui. Les cages à lapin de verre ne doivent pas être le prochain lieu où il voudrait que j'aille. J'opte pour la vieille ville.
Je traverse le boulevard déjà rempli de voitures et passe les poteaux à tête ronde reliées entre elles par leur chaîne en fonte noire. Quelques pas sur les vieux pavés suffisent à me faire basculer dans un autre monde. Je me souviens du plaisir que nous avions à déambuler dans ce quartier, son architecture du XIXe siècle nous projetant hors du temps. Ici, le pas est lent. Les couples se promènent en se tenant par la main. Les vélos font tinter leur sonnette pour prévenir les passants étourdis marchant sur la route. Les vitrines sont plus belles les unes que les autres. À peine ai-je fait quelques pas, que je remarque un attroupement devant l'une d'elle. Il prend toute la largeur du trottoir. Il faut dire que c'est à cet endroit que se dresse LA pâtisserie. Elle a été créée il y a plus de deux cents ans et c'est un passage obligé. Les badauds admirent les créations du Maître Chocolatier. Il décline son art suivant les saisons : traîneaux à Noël, marrons avec leurs bogues en automne, fantômes à Halloween. Je me fraie un chemin jusqu’à la devanture. En ce moment, l'attraction consiste en un ensemble de magnifiques prunus en fleurs trônant au milieu de la vitrine. Les pâtisseries individuelles, disposées délicatement de part et autre des arbres, ne gâchent en rien la beauté du spectacle. Tartelettes au kiwi, à la framboise, aux fruits de la passion, sans oublier ceux au chocolat : Opéras, Moelleux, Trianons. Textures et couleurs sont à la fête. Les unes plus belles et appétissantes que les autres. J'aimais venir ici avec Vanessa, le plus souvent uniquement pour le plaisir des yeux. Je repense à ses moments avec une douce nostalgie, sans la tristesse glacée qui me déchirait le cœur jusue-là.
Je sors péniblement de la cohue et continue de flâner au hasard des ruelles. J'emprunte une traboule étroite et pense reconnaître les lieux. Après le prochain porche, je devrais arriver à une boutique de musique d'occasion si je ne me trompe pas. Elle est bien dissimulée du flot des touristes. Pour y accéder, il faut suivre un dédale de ruelles. Mais cela en vaut la peine. Le patron, un biker, bandana noir au front et blouson de cuir sans manches, est une encyclopédie vivante de la musique. Il est incollable, quel que soit le style. Des Cowboys Fringuants à Boris Vian, en passant par les Doors, Brel, Led Zeppelin ou encore Les Tambours du Bronx. C'ést un régal de parler avec lui. Plus qu’une ruelle et je saurai si l'endroit existe encore.
Je suis devant la boutique et rien n'a changé. La devanture est entièrement tapissée de vinyles. Une tête aux cheveux gris se lève de derrière un magazine au tintement de la clochette de la porte d'entrée.
— Salut, me dit une voix laconiquement.
— Bonjour. Les vinyles sont toujours au fond de la boutique ?
— Bien sûr ! Pourquoi est-ce qu'ils auraient changé de place !
Le personnage non plus n'a pas changé. Je passe un long moment à fouiner dans les bacs et je craque pour un 33 tours de Johnny Cash, celui du concert à la prison de Saint Quentin. Ce n'est pas un disque d'époque mais une réédition. Tant pis.
À la caisse, le patron est affalé sur sa chaise, les pieds sur le comptoir. Il bouquine un vieux InRock. Sans baisser le magazine, il me dit :
— C'est le numéro un des Inrocks, de 86, avec Léonard Cohen en couv'. Ils ont fait plusieurs numéros sur lui. En même temps, vu le monument, c'est amplement mérité.
Il repose lourdement ses jambes sur le sol.
— Bon, montre-moi ce que tu nous as choisi ?
Ses yeux pleins de malices me jaugent. Je lui tends mon vinyle.
— Johnny Cash. Concert live de 69. Il a remporté un Grammy pour cet album. Tu savais qu'il a écrit les paroles de San Quentin la veille ? Les taulards ont adoré, les matons sûrement moins ! Il l'a même chanté deux fois de suite, à la demande générale.
— Je savais pour le Grammy Awards mais pas pour la chanson. Il va compléter ma collection, avec l'autre live à la prison de Folson. Une édition originale celle-là.
Il tourne et retourne la pochette du 33 tours, et me dit :
— Attends, je reviens.
Il part dans l'arrière-boutique et revient quelques minutes après. Il me tend l'album de Johnny Cash. — Tiens, voilà une édition de 69. Je la gardais pour un connaisseur.
Il me lance un clin d'œil et ajoute :
— Je te le fais au même prix.
— Merci, dis-je, ne sachant quoi ajouter.
Il balaie mon remerciement d'un revers de la main. Mon achat sous le bras, je passe la porte quand j'entends :
— Et n'attends pas plusieurs années avant de revenir me voir !

Je suis content d'avoir retrouvé cette boutique. J'ai redécouvert le plaisir de fouiller les bacs, de prendre mon temps, de prendre du temps. Je suis bien. Après avoir jeté un regard à ma trouvaille, je me rends compte que c'est la discussion avec le disquaire, comme l'on disait quand j'étais jeune, qui m'a plu. Enfin discussion, on prend plaisir à l'entendre parler de milles et unes anecdotes musicales. Je traverse la cour intérieure et me retrouve dans une rue passante. Elle monte en direction de la cathédrale. Des bruits secs et saccadés me parviennent de la droite. Après un instant, je reconnais le son des sabots sur les pavés. Une calèche, promenant une famille de touristes, passe devant moi. Je m'étonne de la proximité du labyrinthe de ruelles silencieuses avec cette rue animée et colorée.
Arrivé de nouveau à un choix de direction, je reste immobile et regarde aux alentours. J'attends un signe. Mille vies s'animent autour de moi. Elles marchent, parlent, rient, travaillent, bougonnent, vivent. Je les contemple. Je les ressens. Elles me font me sentir vivant. Les yeux fermés, je les respire pleins poumons.
À ce moment, une odeur légère et suave fait frétiller mes narines. Toujours les yeux clos, j'identifie ce parfum. Il s'agit du thé. Du thé vert au jasmin. Une image de volutes jaune clair s'imprime dans mon esprit. Les odeurs ont leurs couleurs. Pour moi, la senteur du thé vert au jasmin est jaune clair. J'ouvre les yeux et aperçois une jeune femme passer devant moi, un gobelet en carton à la main. Elle continue de descendre la rue, en réajustant son sac sur son épaule. Je remonte la voie pavée et arrive devant une magnifique échoppe, avec ses moulures dorées et son parquet de chêne. De l'intérieur, une voix douce m'interpelle :
— Monsieur, souhaitez-vous déguster un de nos thés ?
Je passe le seuil et la vue du magasin m'enchante. Une immense étagère en bois massif prend tout le mur du fond, du sol au plafond. D'innombrables boîtes à thé y sont présentées. Devant le mur, un comptoir, également en bois, sépare la pièce. Dans un coin, un escalier de métal monte en colimaçon. La lumière douce, le parquet lustré dégagent une atmosphère de plénitude. Le vendeur, un trentenaire portant d'un tablier, est debout derrière le comptoir.
— Oui, je veux bien.
— Nous avons une collection éphémère de saison. Je peux vous proposer un thé blanc avec des fleurs de cerisier du Japon. Il se nomme Sakura Tea.
Mon visage réjoui parle pour moi.
— Je viens justement d'en faire une théière. Si cela ne vous dérange pas, j'en prendrai aussi.
J'acquiesce d'un signe de tête. Deux tasses apparaissent devant moi. Une délicate odeur de printemps se dégage du liquide vert. Les tasses, plus hautes que larges, sont assorties. En émail craquelé, elles se déclinent en camaïeu de bleu pour l'une et de vert pour l'autre. Je prends la tasse bleie à deux mains et respire les senteurs légères.
— Les tasses sont très belles.
Je ressens l'envie et le plaisir de mon interlocuteur de partager ses connaissances.
— Ce sont des Yunomis. Des tasses Japonnaises sans anse, généralement en céramique, utilisé pour le quotidien. Pour la cérémonie du thé, il convient d'utiliser un bol nommé Chawan. Cette cérémoniee est très codifiée et il existe beaucoup de sortes de Chawan. Par exemple, un Chawan de style coréen s'appelle un Koraimono.
Nous dégustons ensuite notre thé en silence. Non pas un silence pesant, mais un silence rempli de plenitude. Le brouhaha de la rue m'arrive amenuisé, étouffé. Une bulle de bien-être s'est créée et un lien éphémère s'est tissé entre nous. Ce n'est plus un vendeur et un client mais deux personnes profitant de l'instant présent. Une fois nos tasses vides, la magie s'étiole peu à peu. Notre expert en thé débarrasse et va arranger les boîtes sur les étagères. Il n'essaie pas de me vendre quoi que ce soit et je lui en suis reconnaissant. Je ne veux pas non plus entacher ce moment de partage et le résumer à un acte de consommation. Après avoir remis bien droite les boîtes sur l'étagère, il revient vers moi. Je lui tends la main et lui dis juste :
— Merci.
Il me tend la main en souriant.
— Avec plaisir, je m'appelle Noé.
— Maxime.
— Et bien, à bientôt Maxime pour une autre tasse de thé.
— Je reviendrai prendre un moment de sérénité en votre compagnie.
Sur ces mots, je longe les immenses étagères et arrive à la porte. Noé, toujours au comptoir, me répond :
— Vous avez l'air d'avoir déposé un lourd fardeau. Vous rayonnez de vie.
Après une pause, il reprend :
— Vous avez l'air libre, Maxime.

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