La Brasserie de Sophie

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Le soleil est maintenant au zénith. Midi, peut-être un peu plus.
La sensation des pavés sous mes baskets neuves est étrange, ainsi que la douce brise sur ma chemise en lin. J’ai laissé derrière moi ma seconde peau, mon armure. Je ne me sens pas vulnérable, cependant, alors que je monte vers les deux clochers de la cathédrale, je me demande :

— Où m’emmènes-tu, mon ami ?

Ne pose pas de questions si tu connais déjà la réponse. Voilà ce que Vanessa m’aurait malicieusement répondu. J’aimais quand elle me disait ce genre de phrase, parce que c’était un bon jour. Ce qui arrivait de moins en moins vers la fin.

Il m’emmène à la brasserie, pour voir Sophie. Est-ce que j’en aurai le courage ? Affronter tout cela. Les non-dits. La colère bien enfouie. Contre Vanessa. Contre l’autre. Contre moi. Et Sophie, qui s’est elle aussi protégée, refoulant tant de questions malgré son caractère bien trempé.
La montée est dure, et pas seulement physiquement. Je n’ai jamais coupé le contact avec elle depuis qu’elle est partie de la maison il y a quatre ans pour reprendre la brasserie de son oncle. Mais je n’étais pas présent, un fantôme de moi-même. Nous avions un accord tacite. Ne jamais parler du départ de sa mère, à peine quelques bons souvenirs pouvaient être évoqués, mais avec précaution.
Mais je ne ferai pas demi-tour. Pas aujourd’hui. Aujourd’hui est un autre jour, un jour hors du temps. Le jour.
Elle va râler que j’arrive en plein coup de feu, c’est sûr, mais nous sommes pareils, c’est pour cacher ses émotions. Enfin, j’étais comme cela avant de m’éteindre.
Mes jambes ont continué de monter malgré tout.
Arrivé devant la brasserie, je suis toujours aussi dérouté par cette vision. Le va-et-vient des serveurs sur la terrasse, les discussions bruyantes des clients, le bruit des assiettes qui s’entrechoquent d’un côté, le calme et la sérénité qui se dégagent des pierres ancestrales de la cathédrale de l’autre.
Je reste là, à regarder cette scène pleine de vie. Je suis pourtant venu régulièrement. Et je me suis toujours senti comme un extraterrestre. Tant de rires, de grands gestes, de discussions animées ou intimistes malgré le monde. J’ai toujours eu l’impression d’être hors de ce monde.

Il reste une table, une seule libre au bout de la terrasse, enfin si l’on ne compte pas un certain papillon blanc en train de battre doucement des ailes sur le montant de la chaise. Je fais tourner mon alliance, machinalement. Mais je n’hésite pas longtemps et me faufile entre les tables, puis m’installe. Quelques instants plus tard, un grand échalas arrive gauchement.

— Il faut attendre près du pupitre que je vienne vous placer, Monsieur, dit le jeune homme pas très sûr de lui.

Je balais sa remarque d’un geste de la main, dans une attitude que je n’espère pas dédaigneuse. Mais, le temps des reproches est fini.

— Désolé, mais ça ne devrait pas poser de problème. Je vais régler cela avec la patronne. Vous pouvez l’appeler ?

Le serveur, certainement un nouveau, se triture les mains en se demandant dans quelle galère il s’est mis. Il reste statique devant moi, à attendre je ne sais quoi.

— Allez la chercher, dis-je tout en prenant le journal du jour qui traine sur la table.

Je ne lis pas vraiment, je n’y arrive pas. Malgré ma toute nouvelle détermination, je suis nerveux à l’idée de voir Sophie. Non, pas de la voir, de lui parler. Parler vraiment, pas discuter. Il y a tant de sujets tabous entre nous. En fait non, il n’y en a qu’un, sa mère. Elle est restée plusieurs années à la maison après que sa mère fut partie. Elle m’a vu sombrer et devenir l’ombre de moi-même. Bien sûr, elle était déjà adulte, mais j’aurais dû être fort, pour elle. Mais je n’ai pas réussi, je n’ai pas pu.

Le pas lourd de Sophie arrivant en trombe me sort de mes pensées.

— Monsieur, je vais vous demander d’attendre comme …

Elle ne finit pas sa phrase lorsque je baisse mon journal.

— Maxime ? C’est toi ? Mais qu’est-ce qui t’arrive ?

Elle me regarde, bouche bée. Plusieurs secondes passent et elle ajoute

— Tu es vachement bien comme ça ! Tu n’as pas choisi ça tout seul !

Je n’essaie même pas de retenir l’énorme rire qui vient du plus profond de moi. Sophie, toujours la même. Brut de décoffrage.

— Oui, j’ai décidé de changer un peu.

— Changer un peu, répond-elle en levant les sourcils, tic qu’elle a depuis toujours. Tu n’as pas un peu changé, tu es transformé. Tu souris. C’est même un peu flippant.

— Bonjour Sophie quand même, dis-je gentiment

Elle refait sa petite moue, comme quand elle était gênée enfant. On se prend maladroitement dans les bras et on s’embrasse.
Elle tire la chaise et s’assied. Je m’étonne qu’elle prenne le temps en plein service.

— Je ne te dérange pas trop ?

— Non, ça va, ils vont pouvoir gérer quelques minutes sans moi. Même Adrien, le nouveau, il devrait s’en sortir.

Nous nous regardons sans rien dire, juste en souriant. Je la vois comme elle est, une jeune femme dynamique et sûre d’elle. La petite fille que j’ai connue il y a tant d’années a vraiment disparu. Reste une belle jeune femme, ressemblant tellement à Vanessa. Nous discutons quelques minutes, mais elle ne cesse de me dévisager et de regarder mon nouveau look. Nous savons tous les deux que le moment approche.

— C’est la maison qui offre Maxime. Prends le risotto, c’est ma spécialité.

Elle repart aussi vite qu’elle est venue. Une douce chaleur m’envahit. Le risotto, cette recette que je lui ai apprise il y a tant d’années.
Elle s’arrête à mi-chemin et se retourne.

— On doit vraiment parler, Maxime.

Après quelques instants, elle ajoute

— De maman.

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