Chapitre 3

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« La valeur de choses n’est pas dans la durée, mais dans l’intensité où elles arrivent. C’est pour cela qu’il existe des moments inoubliables, des choses inexplicables et des personnes incomparables. »

PESSOA

Nous nous rendîmes à l’accueil. Je poursuivais un unique objectif, celui de récupérer ma chambre et monter me coucher. Frustrée de condamner mon dimanche à des fins professionnelles, je ne comptais pas gâcher le reste ma semaine du fait de la fatigue du déplacement. Le lobby de l’hôtel était décoré d’un gout certain, taillé dans des matériaux nobles assemblés de la main d’un architecte moderne, laissant présager de l’esthétique de la chambre.

On me tendit deux cartes. Numéro 923. Je me demandai à qui pourrais-je bien donner la deuxième, trouvai cela idiot. Je libérai le comptoir et rejoignis mes collègues, qui attendaient sur le seuil. Leurs visages trahissaient leur excitation et l’impatience, de, sans doute, découvrir leur chambre, la chambre dans laquelle ils passeraient les trois prochaines nuits. Nous entreprîmes de comparer nos numéros de carte, en s’entrebattant pour savoir qui possédait la plus belle, bien qu’il fût légitime de penser que toutes fussent absolument similaires. Il était également légitime de penser que les directeurs – prestataires comme clients – avaient hérité d’un standing supérieur au nôtre. Je partis cependant du postulat qu’il s’agissait de la mienne, mon argument étant fondé sur un biais cognitif d’une simplicité assumée : ma chambre étant visiblement située à l’étage le plus haut, elle était certainement la plus jolie.

M’extrayant de ces adorables puérilités, je reportai mon attention sur une information apportée par ma vision périphérique. Je remarquai derrière mon épaule gauche qu’une silhouette s’approchait de nous, d’un pas vif et assuré. Certainement un membre de l’accueil. Il vint vers nous avec un naturel qui laissait entendre qu’il avait une bonne raison de le faire, aussi ne fus-je guère surprise lorsqu’il s’adressa à nous d’un français parfaitement maîtrisé. Il nous salua, et je songeai que, décidément, cet hôtel était de qualité. Ils se procuraient certainement le meilleur personnel européen susceptible de s’accommoder de tapas et de bière en vingt. Lorsqu’il remarqua sa présence – il s’était écoulé selon moi près d’un siècle entre ce moment et le précédent – mon collègue J. afficha une mine ravie et s’empressa de le saluer à son tour.

— Aaah, B. ! Comment vas-tu ?

Il avait prononcé son prénom avec un accent parisien emprunté, dénonçant automatiquement son origine provinciale. Je songeai que décidément, il s’en donnait des airs, puis marmonnai pour moi-même : « Ah, visiblement, on se connaît ». J’oubliai cependant d’ôter mes yeux des siens, qui, déjà, avaient capturé les miens dans un glacier polaire. Plus haut, et sur un ton plus enjoué, je dis :

— Bonjour B., tu travailles avec J. ?

C’est alors que J. se retourna vers moi d’un geste sec, à la vitesse d’un fantassin pendant la guerre. Son visage était pourpre et ses yeux lançaient des éclairs. Il rétorqua sur un ton qui semblait la continuité de son air :

— Non, E., c’est notre client.

— Oh, dis-je.

Et au lieu de me confondre en excuse, comme l’aurait sans doute supposé ma condition, je retournai au décryptage du mot de passe du wifi de l’hôtel, le nez à nouveau plongé vers mon écran de téléphone. Nonobstant que j’accusais moi-même une telle insolence dont j’avais fait preuve, mon visage disait tout l’inverse. B. ne sembla pas m’en tenir rigueur. Je crus même lire dans ses yeux, avant de les détourner enfin, un profond amusement. Sans s’embarrasser outre mesure, après les salutations, à la façon brève et classieuse de J., B. nous donna rendez-vous à vingt-deux heures au bar de l’hôtel et prit congé. Tandis que, d’un air égal, il s’éloigna, je le regardai s’éloigner. Lorsqu’il se trouva à distance suffisante, je murmurai à mes confrères :

— Pardon pour la bourde, c’est tout moi.

J’aurais pu m’attendre à ce que J. me sermonne, pourtant ce dernier balaya l’incident d’un revers de main. Il sembla soudainement très détendu et m’adressa pour seule justification :

— Ne t’en fais pas, B. est très cool.

Si B. était très cool, alors…

Nous décidâmes en suivant de monter déposer nos affaires dans nos chambres respectives, et d’accéder sans tergiverser à la demande du client. Une fois dans l’ascenseur, cependant, je demandai à L. :

— Tu as entendu quel était le programme, une fois en bas ?

— Je crois qu’ils veulent boire un verre et manger un bout pour ceux qui ont faim, me répondit-elle.

Pour toute réponse, je marmonnai d’un air bougon savamment étudié :

— J’avais plutôt prévu de m’enfermer dans ma chambre pour rattraper les heures de sommeil manquantes du week-end…

Elle rit, de son rire cristallin, et celui-ci emplit tout l’espace qui lui était donné, et dans lequel on pouvait entendre et admirer son accent colombien. Son rire avait cela qu’il caressait l’oreille, et emplissait le cœur du soleil de sa nation. Elle et mes collègues masculins m’abandonnèrent au huitième. Je regagnai l’étage suivant, et me hâtai de traverser le couloir jusqu’à ma chambre.

Elle était ainsi que je me l’étais figurée : spacieuse, soignée, dotée de généreux rangements comme si j’y avais élu domicile pour plusieurs semaines. Un lit imposant trônait au centre de la pièce. Sa hauteur laissait à présager de son confort. J’entrepris de fureter dans l’espace qui était mien dans l’objectif d’y découvrir les multiples commodités de la chambre. J’avais coutume de penser que les détails faisaient la qualité de toute chose, et cet hôtel ne faisait pas exception à la règle. J’envoyai une vidéo à mes proches, leur signifiant par la même mon arrivée. Puis, abandonnant ma valise dans un coin, j’exécutai une pirouette en direction du matelas. Celui-ci me réceptionna sans peine. En effet, son épaisseur inédite promettait de garantir un sommeil des plus réparateurs.

Je consultai mon miroir et constatai que mon teint s’était tenu. On pouvait même dire que j‘avais particulièrement bonne mine, dans cette glace. Je me demandai si les réflecteurs d’hôtels quatre étoiles et plus étaient conçus d’une façon telle qu’ils conféraient une sensation d’esthétique agréable, tout du moins, plus que leurs homologues « standards ». En l’absence de réponse, je me parfumai légèrement et descendis rejoindre mes partenaires de voyage. J’avais tantôt formulé la supputation suivante : au plus tôt je les rejoindrais, au plus tôt je remonterais me coucher.

La salle de restauration, qui faisait également office de bar-lounge, était séparée du lobby par deux portes en bois massif, ouvertes sur une pièce toute en volume à parti-pris art déco. Le mobilier design et chaleureux, n’était occupé que par quelques personnes, si bien que l’espace nous était quasiment réservé. B. et P. étaient stratégiquement perchés sur deux chaises hautes, tous deux à droite d’une arrogante table en marbre, elle-même postée tout à droite du bar. L. et F., la collègue de B., lui avaient préféré le côté gauche. Toutes deux étaient colombiennes, et avaient aussitôt fait leur affaire de ce trait commun. Les énormes néons jaunes, pendus au-dessus du comptoir coiffé de bouteilles, tranchaient avec la lumière tamisée du lieu et ajoutaient à l’atmosphère rétro et surannée, si bien que nous aurions pu nous croire séparés de l’extérieur par une différence d’espace-temps.

Tandis que je m’approchais, je réfléchis à la stratégie la plus susceptible de répondre à mon ambition de discrétion. Il restait autour de la table quatre places, soit deux places de part et d’autre de chaque convive. Je n’avais ni la volonté de me familiariser outre mesure avec mes collègues, que je ne fréquenterais certainement plus pour très longtemps, et encore moins avec le client, dont je quitterais la mission dans le même temps. J’opérai donc un choix dénué de toute intrépidité en m’asseyant aux côtés de L., qui faisait historiquement partie de mon équipe et m’inspirait pour ce motif une confiance plus établie. D’autant plus que ce choix stratégique me permettait de ne me retrouver ni à côté, ni en face de B., dont j’avais tantôt méprisé le statut au mépris des conséquences pour la mission. Mon choix aurait été idéal si J. avait choisi de s’installer en face de moi, ce qui aurait eu pour mérite d’équilibrer la table. Evidemment, il n’en fit rien, et s’installa à côté de son client. Je me retrouvai donc légèrement excentrée, ce qui, à l’accoutumée, m’aurait modestement molestée. Pourtant, ce soir, j’en étais tout à fait à mon aise. Je ne comptais guère rester jusqu’à une heure tardive, et encore moins monopoliser l’attention. En réalité, je guettais seulement la prochaine fenêtre de tir pour remonter dans ma chambre. C’était sans compter sur la descente de mes collègues. Ces derniers furent bien inspirés de commander un demi-litre de bière chacun. Je dois dire que je ne m’attendais pas à telle pratique, un dimanche soir de septembre, en présence d’un client inconnu. Et puis je réalisai : inconnu, pour moi. Car force était de constater que B., P. et J. partageaient une aisance de langage et d’humour qui laissaient à penser que leur relation n’était pas de la première fraicheur. Aussi après avoir pris la température du tutoiement autour de la table, m’excusai-je auprès de B. pour ma conduite légèrement répréhensible.

— Excuse-moi, B., pour mon entrée en matière bancale, tout à l’heure.

Il me sourit de ses yeux bleus que je devinais moqueurs et me rassura :

— Aucun problème. Tu verras, de toute façon, je suis plutôt cool, comme garçon.

Je lui souris à mon tour. Décidément, la reconnaissance de ce trait de caractère semblait unanime.

Le serveur revint rapidement avec notre commande. J’observai les boissons alcoolisées arriver avec un regard de reproche savamment étudié. L., en réaction, minauda.

— Un dimanche soir, quand même…

Décidément, son accent hispanique était vraiment délicieux. Devant notre entente mutuelle, je me sentis soulagée. Le voyage aurait au moins cela d’agréable.

L’atmosphère légère, gaie et particulièrement festive pour un dimanche soir m’amenait presque à revoir mes a priori sur le cabinet. Constatant que le ton était tantôt à l’humour, tantôt au débat, je m’intégrai rapidement à la conversation des directeurs, dès que le sujet me parut le permettre. B., de son bout de table, tout en prenant régulièrement part à la discussion, à l’évidence la dominant, semblait m’interroger du regard chaque fois que j’ouvrais la bouche. Plus surprenant encore, je le surpris à plusieurs reprises à m’observer sans prendre la peine de feindre la discrétion, alors même que je demeurais silencieuse.

La soirée alla bon train et les directeurs se dirigèrent tout naturellement vers des consommations fortes – tequila et rhum de grandes maisons, usurpant ainsi le statut de connaisseurs pour ajouter à celui de buveurs. Décidément, leur caractère épicurien était de bon augure pour le reste du voyage. Quant à moi, je conservai mon eau pétillante. Je dus en consommer près d’un litre, ce soir-là. Si j’imaginais ainsi délayer mes excès du week-end… Nous nous attardâmes au bar de l’hôtel jusqu’à plus de minuit, et nous serions attardés encore si les serveurs n’avaient pas sonné la cloche signalant la fermeture, comme le voulait la coutume. Nous nous résignâmes donc à quitter les lieux pour regagner nos chambres. Groupés devant l’ascenseur, nous réalisâmes que malgré la contenance annoncée de six personnes, il semblait n’en contenir que trois à leur aise. Nous nous répartîmes alors en deux équipes. P., J. et F. ouvrirent la marche, nous laissant L. et moi avec le client.

Dans l’ascenseur, nous continuâmes de bavarder comme si de rien n’était. Pourtant, déjà, mon esprit se répétait sans cesse la même question : « À quel étage se situe-t-il ? ». Au fond, je n’en avais cure, et j’ignorais ce que cela avait de si important pour ma petite lumière. Mais je ne pouvais ignorer la petite voix dans ma tête, qui pouvait se faire particulièrement pressante.

Huitième étage. L. descendit. B. resta dans l’ascenseur.

— Tu es à quel étage ? formulai-je enfin à voix haute.

— Au neuf, répondit-il.

— Ah, super, moi aussi, renchéris-je mécaniquement.

J’ignorais en quoi cette nouvelle était « super ». D‘ailleurs, je regrettai tout de suite mes paroles. J’étais certes en phase de démission, mais cela ne m’autorisait pas à devenir totalement ahurie. Pourtant, au fond de moi, je ne pouvais m’empêcher de me réjouir de sa réponse, de façon sommaire et enfantine, comme un soupçon d’excitation. J’en étais bien embarrassée car je ne connaissais ni la raison ni les implications de cet état d’être tout à fait dépaysant. La porte de l’ascenseur se referma et nous restâmes tous les deux côte à côte, rapprochés par la promiscuité intime de la cage de fer. A ce moment-là, je crois que je n’avais jamais eu aussi chaud de ma vie.

Le temps de trajet jusqu’au neuvième étage était court, et nous laissait peu de temps pour se projeter plus avant. Nous sortîmes d’un même pas vif, peut-être pour rompre cet instant qui pouvait à tout moment s’avérer incommodant. Je crois que nous ressentions tous deux, consciemment ou bien l’inverse, cette charge élevée d’ambiguïté qui s’était installé depuis la répétition de ses regards.

Je me demandai quelle était la chambre qu’il occupait, espérant secrètement qu’elle se situait tout près de la mienne, et une fois de plus, j’ignorai la petite voix dans ma tête. Pour toute réponse, nous nous quittâmes à l’angle de son couloir. Ma suite était située à quelques numéros plus loin. Je me sentais à la fois soulagée et légèrement frustrée lorsque les derniers mots qui nous séparaient résonnèrent dans le couloir vide. « Bonne nuit. » Et ce fut tout. Evidemment, que ce fut tout. Enfin, à quoi m’attendais-je ? C’était un client, après tout, un directeur, qui plus est.

De retour dans ma chambre, je me pris à rêver dans le noir que quelqu’un toquait à ma porte, et que celle-ci s’ouvrait sur lui.

***

Le lendemain, nous nous retrouvâmes à l’heure convenue devant le lobby. J’ignorai les regards coulés de J. et B. en ma direction. Je regrettai immédiatement que ma tenue ne fût pas aussi confortable que seyante. J’emboitai le pas à J. et le bombardai de questions sur la mission. Nous marchâmes ce qui semblait être quinze minutes pour nous rendre sur le lieu de rendez-vous. Malgré tous mes efforts pour demeurer des plus professionnelles et seulement professionnelle, je ne pouvais ignorer le regard de B. fermement fixé sur moi. Regard ou pas, je pris bien soin de ne pas égarer l’un de mes talons aiguilles dans une grille de canalisation ou tout autre adresse de mon cru. Je me raisonnai. Tu es devant lui, c’est normal qu’il regarde devant. Puis : Tu es folle, ma pauvre, arrête de te faire des illusions.

Nous pénétrâmes dans la salle de réunion. Je me tins loin, très loin de lui, et m’installai à l’extrême opposé de la salle. Alors qu’il remplissait consciencieusement nos verres d’eau avant le début de la réunion, je retins un frisson. Il avait cela que sa galanterie dénotait avec ce que l’on observait de nos contemporains. Lorsqu’il approcha sa main de la mienne, je jurai que je pouvais sentir la chaleur émaner de nos deux corps. Je le remerciai en espérant me montrer chaleureuse tout en demeurant impassible. Le résultat ne fut pas franchement un succès : je ne me montrai pas particulièrement chaleureuse, j’étais même carrément froide. Comme pour compenser, je me surpris à souhaiter attirer son regard dans le mien pour y déceler une sorte de complicité lascive. Mais rien n’y fit, il baissait les yeux et semblait soigneusement éviter de croiser les miens. Sans m’en émouvoir outre mesure, je lançai, de marbre, la présentation.

Alors, cette fois encore, je surpris son regard s’attarder sur moi à plusieurs reprises, tandis que je n’avais pas la parole. J’ignore si je trouvai le geste effronté ou étonnant, et tentai de m’y accrocher comme si j’allais y trouver une réponse. Cependant, plus encore pendant les silences, je peinais à soutenir son regard plus d’un instant.

A la fin de la réunion, je découvris un B. drôle et décomplexé, sans jamais se départir de son côté assuré et bienveillant. Les plaisanteries fusèrent de part et d’autre de la salle entre lui et mes collègues. Moi qui n’y prenais gout à l’accoutumée, je me pris au jeu de façon remarquable. Et, immanquablement, chaque fois que mon regard tombait dans le sien, je ressentais une onde de chaleur me traverser le ventre. Le ventre, puis tout le corps. Je tentai d’ignorer cette sensation que je ne pouvais décemment m’autoriser à ressentir.

Au déjeuner, les collègues de B. sur place nous guidèrent au restaurant. La tradition culinaire chez les Espagnols était forte, et je m’attendais déjà à ce que le déjeuner dure. Alors, malgré la censure, alors que nous nous attablions, je dissimulai ma satisfaction puérile lorsqu’il choisit le siège à côté du mien. Je me rendis compte que j’appréciais particulièrement sa proximité, naturelle et innée, que celle-ci fusse occupée par les mots comme par le silence. Par ailleurs, nous n’avions pas eu l’intimité d’en partager à nous deux, des mots. Nous n’en échangeâmes pas non plus pendant le repas, excepté lorsque je répondis au directeur de la partie cliente assis sur le siège en face sur l’origine de mes aïeuls. B. se tourna alors vers moi pour me reposer la question. J’acquiesçai, il répondit par un « Ah, génial », et notre échange s’arrêta là. Tiens, il écoutait donc notre conversation.

Sur le chemin du retour, je partageai la route avec le directeur qui m’avait fait face pendant le repas, et B. se joignit à nous. Là encore, nous n’échangions pas frontalement, mais par le biais de cet interlocuteur, plus préoccupé par la beauté de sa ville natale que par le succès de la mission. Une fois de retour au bureau, nous travaillâmes de bon cœur et dans une cohésion certaine. L’équipe fonctionnait bien, L. et moi progressant à une cadence impressionnante, ce qui ajoutait à la bonne humeur ambiante. Les diverses plaisanteries et rires volaient dans la salle, me donnant l’impression de partager un moment avec des amis, plus qu’exécuter une mission professionnelle.

Sonna enfin la fin de la journée de travail. Soulagée, je fonçai à l’hôtel, les pieds meurtris d’avoir été contraints toute la journée par mes talons aiguilles. Entre deux rues pavées, je m’arrêtai, hésitai à les enlever, renonçai. J’étais partie plus tôt que les autres pour assurer un rendez-vous avec un autre client, mais toujours était-il qu’ils demeuraient sans doute non loin derrière. De retour dans ma chambre d’hôtel, j’expédiai mon rendez-vous au plus vite et enfilai une tenue de course. Je me félicitai de mon allure dans le miroir de la chambre : ces quelques semaines en Tunisie continuaient de me conférer une belle silhouette.

Je m’arrêtai pour inspirer une grande bouffée d’air. Le soleil était encore haut. Le ciel bleu, immense, coulait au-dessus de ma tête. Je tentai de l’appeler, d’appeler S., mais il ne répondit pas. Je me remis à courir, zigzaguai dans les ruelles, regagnai les abords du fleuve pour traverser le pont. Je gravis la colonne de l’énorme cavalier de fer qui se jetait dans une passerelle avant de rejoindre l’autre rive, et cessai de cavaler en son centre. Je me félicitai du panorama choisi. A droite, au loin, la colline, belle, exotique, vibrante de chaleur et éclairée par le soleil, qui semblait murmurer qu’elle renfermait toutes les beautés du monde. Et puis, se rapprochant de l’eau, un empilement de petits toits pittoresques terminés par une rangée de façades colorées, à dominante de bleu, de rose, de jaune et d’ocre. Je peinai à me décrocher de la contemplation de ce paysage. L’on aurait dit une peinture. Puis, baissant les yeux vers les berges, je constatai que la beauté se trouvait partout. Dans le reflet du soleil sur la surface irisée du fleuve, dans les courbes graphiques, à ma gauche, du musée Guggenheim, tout droit sorties de l’enfer et de la main du Génie. Je descendis de mon promontoire et regagnai la structure, complexe, me faufilant entre les pattes noires de l’araignée géante qui la surveillait. Je tentai de capturer toute cette beauté à plusieurs reprises dans mon téléphone, mais malgré toutes mes tentatives, mon objectif ne parvenait à respecter de façon fidèle la beauté poignante du colosse de bronze, planté là si l’environnement avait été conçu pour lui. De ce que j’avais compris tantôt du discours du directeur espagnol, je crois bien que c’était le cas. Par ailleurs, un élève en art plastique ou un artiste, qui s’était assis de biais sur un muret qui se trouvait là, tentait de réaliser ce que mon objectif n’avait pas su faire. Mon regard oscilla entre la toile et le métal. Mon souffle saccadé s’apaisa.

Je me perdis à nouveau dans une longue contemplation. Ces instants, volés au temps, m’emplissait d’une énergie belle. L’on se serait crus hors du temps, hors de cette frénésie mondaine qui me donnait le tournis et aspirait mes ambitions. Je ne sentais alors ni la fatigue, ni la peur, ni rien d’autre, d’ailleurs. Je me sentais comme cette flaque immense, baignée de soleil, dans laquelle se reflétait l’image du mastodonte. Je sentais la puissance de l’air et du sol, la connexion avec la pierre et le vivant. Je me sentais vivante, vibrante, et vivante encore.

Mon téléphone vibra, me sortit de ma torpeur. Je décrochai à S., ce n’était pas le moment, mais bon. Je tentai d’activer ma caméra pour lui montrer la splendeur et l’exotisme de ce qui m’entourait, mais il ne vit rien de ce que je voulais qu’il voie. Il me répéta à plusieurs reprises qu’il m’entendait mal, que la connexion sautait, alors je finis par raccrocher. Nous nous rappellerions plus tard dans la soirée. Plus précisément, nous appellerions sa grand-mère sitôt que je serais rentrée à l’hôtel.

Je pris l’appel dans la cage d’escalier, après avoir enfilé une nouvelle tenue seyante. Je regrettai aussitôt ce choix. Pourquoi n’avais-je pas regagné le calme de ma chambre, plutôt que subir les portes qui claquent, les bruits de pas et les voix des clients qui descendaient les marches ou traversaient le pallier ? L’appel ne durerait pas longtemps, de toutes les manières, c’est ce que m’avait dit mon copain, pardon, mon fiancé, maintenant. J’affichai un sourire gêné. Fort heureusement, sa grand-mère était du genre empressé, et son peu de loquacité, doublé d’une réjouissance modeste, me permit de regagner la terrasse rapidement. S. semblait quant à lui satisfait de l’appel.

***

L’amour est de couleur rose. L’expression « je suis amoureux, je suis amoureuse » est de couleur rose. Elle est d’un rose tout puissant, comme si le rose était la couleur la plus puissante du monde. La même sensation que sous drogue, MDMA, ecstasy, extase, l’extase y est. Elle est d’une couleur si forte qu’elle inonde tout l’être, prend aux tripes, sans que rien d’autre ne puisse perturber cette perche absolue.

***

Nous nous étions tous donnés rendez-vous sur le toit de l’hôtel où nous logions pour observer le coucher de soleil. Bien que celui-ci fût caché par les grosses lettres en métal du nom de l’établissement, nous n’en étions pas moins grisés de se trouver là. Il était de ces atmosphères plaisantes, grisantes même, dont je soupçonnai l’origine par la combinaison instinctuelle parfaite des personnes présentes. Ainsi, tout instant devenait agréable. Il en allait autant de toute conversation.

J’en découvris un peu plus sur B., dont je m’étonnai qu’il parlât si volontiers de sa vie. Je découvris notamment que son frère et moi avions fait les mêmes études, que sa famille travaillait dans un environnement qui m’était particulièrement familier, et que lui-même était engagé dans son métier par des valeurs communes aux miennes, ce qui constituait somme toute, un nombre remarquable de coïncidences – ou de points communs, entre moi et lui.

Moi qui avais décidé de ne pas consommer d’alcool jusqu’au jeudi soir, je me pris à commander un cocktail estival, très frais, à base de gin et de citron vert. Lorsque je vis mon verre arriver, je me dis qu’une si petite chose aussi fraiche ne pouvait pas me faire de mal.

— Pourquoi tu ne veux pas boire d’alcool ? Tu sais, nous non plus, et pourtant on a tous pris un verre, s’était enquit P. en riant.

Sur ce, et L. de renchérir :

— Ce n’est pas tous les jours que nous sommes ici !

Je m’étais donc laissée tenter en me justifiant.

— J’ai commis quelques abus ces dernières semaines ; entre les vacances, la rentrée et maintenant, l’annonce des fiançailles, c’est champagne à chaque fois, je ne sais plus où donner de la tête, et mon foie non plus !

Comme le veut la coutume, je reçus des félicitations en chaine. B., de son côté, fixait ma bague d’un air étrange. P. lança :

— Moi, je suis marié… Depuis un an !

Tout le monde applaudit. B. renchérit :

— Et moi, moi, depuis deux ans ! en montrant ses doigts vides.

Je conservai pour moi toute question susceptible de causer un malaise. Encore un point commun ? Pourquoi ne portait-il pas son alliance ? Il se garda d’apporter un quelconque détail supplémentaire, et je n’obtins guère ma réponse dans la suite de la conversation. Nous reprîmes un dernier verre avant de nous décider à partir en quête d’un restaurant pour notre premier « vrai » soir dans la ville.

Moi qui avais également décidé de ne pas me coucher tard ce soir-là, mon plan initial était de les abandonner lorsqu’ils se rendraient au restaurant. Forte de cette ambition, c’est tout naturellement que je les suivis jusqu’au restaurant, agissant en qualité de guide pour trouver un troquet où il resterait bien de la place. Nous trouvâmes le troquet, et nous installâmes bruyamment. B. et moi nous assîmes presque l’un en face de l’autre, si bien que je ne voyais que ses yeux, devant moi, sur les côtés, partout. Même quand je fermais les miens, je les voyais. Si le serveur n’avait pas renversé un verre de vin rouge sur la veste en plume de P., j’en aurais presque été mal-à-l’aise. Au lieu de cela, je me rendis aux toilettes pour rincer le tissu. Quand je revins, B. me demanda si je voulais un verre. Une fois encore, je ne refusai point. Après tout, je ne me connaissais pas exemplaire sur mes résolutions.

Nous attendîmes les plats plutôt longuement, si bien que la conversation eut le temps d’aborder de nombreux sujets. Nous parlions de primes lorsque je laissai échapper que malheureusement, je ne toucherais pas la prochaine qui m’était destinée. B. demanda pourquoi. Je feignis de ne pas l’entendre et de laisser la conversation s’engager sur d’autres pistes, ce qu’elle ne fit pas.

— Pourquoi ? répéta-t-il.

Je cherchai, sous le regard insistant de J., un moyen de ne pas dévoiler que je quittais l’entreprise. Voyant que le temps de latence s’était étiré, trop pour être de convention, je finis par lâcher :

— Je quitte l’entreprise.

Je n’avais jamais su mentir. Contre toute attente, je devinai dans l’air surpris de B. une imperceptible déception. Puis, il reprit :

— Eh bien, félicitations !

J’étouffai un rire, foncièrement gênée. Et J., tout à côté de moi, de renchérir :

— J’ai réagi exactement de la même manière.

Cette fois-ci, je ris de bon cœur, soulagée que le mal fût passé.

— Et tu l’as posée quand ? reprit B.

— Heu, hésitai-je, ignorant quelle tactique adopter sur le plan professionnel.

Je cherchai de l’aide dans le regard de mes collègues, déjà troublée d’avoir laissé fuiter pareille information. Je ne trouvai rien de mieux que :

— Il n’y a pas longtemps.

B. acquiesçant sans plus d’exigence, je songeai qu’il allait passer à un autre sujet, quand il ajouta :

— Et ton préavis, il se termine quand ?

Je cherchai à nouveau mes mots et tentai de dissimuler mon trouble. Je le trouvais insistant.

— Dans un mois et demi.

Cette fois-ci, il ne trouva rien à ajouter. La discussion se prolongea sur la démission et les opportunités inhérentes à celle-ci. La banalité du discours général me permit d’oublier l’incident. Je me promis de m’excuser auprès de mes collègues par la suite. Encore.

Cela dit, maintenant que la bombe était lâchée, tous semblaient désireux de cultiver des sujets frivoles. Nous parlâmes alors de nos passions et de nos rêves, évoquant nos fantasmes et désirs – avouables – autour de la table. Il était étonnant de constater la complicité que nous avions créée en si peu de temps, et l’aisance avec laquelle nous communiquions sur les choses de l’intime, convaincus de la bienveillance de tout un chacun. De notre côté de la table, L. s’enquit de connaitre mon avenir et mes activités après la firme.

— Allez, maintenant que tu t’en vas, tu peux tout nous dire !

Je lui avouai alors à demi-mot que je rêvais alors de devenir écrivaine, sans oser y croire trop. La conversation à ma droite s’arrêta net lorsque B. planta ses yeux dans les miens pour me demander de répéter ce que je venais de dire, et ce que je fis. Il referma sur moi son regard bleu.

— Ne lâche jamais, tu as raison de faire ça. C’est super.

A la façon qu’il eut de prononcer ses mots, je compris que le sujet lui était intime, et qu’il était sans doute lui-même doté d’un certain sens artistique. Et pour cause. Lorsque, à la fin du repas, nous nous dirigeâmes vers le bar pour régler nos consommations, il me glissa d’une façon discrète qu’il peignait des toiles, « à ses heures perdues ». Je me félicitai de mon jugement, et demandai à les voir.

Je tombai sous le choc. Je m’étais préparée à devoir feindre cet enthousiasme forcé caractéristique d’un talent subjectif. Mais, au lieu de mentir sur mon appréciation d’elles, je fus soulagée, et impressionnée même, de constater qu’elles étaient exquises. Je m’emparai de son téléphone pour y faire défiler les photos. D’une beauté rare, d’une beauté certaine, certaines semblant s’apparenter à un mélange de Van Gogh et de Monet, quoique plus abstraites et dotées d’une touche personnelle à la profondeur indéniable. Il donnait également dans le cubisme et le line art. Il explorait. Et son talent semblait sans limite. Nous n’étions pas les seuls à le reconnaitre ; il me conta qu’il eut tantôt attiré l’œil d’investisseurs parmi des proches de son milieu professionnel, ayant troqué l’une de ses œuvres contre des billets dissimulés dans son sac. J’y observai le signe d’un accomplissement certain.

J’ignore quel point a marqué le seuil de ma prise de conscience – ou de mon changement de paradigme. Il y en eut plusieurs, je crois. Car je ne reconnus pas la sensation de chaleur qui me balaya le dos, lorsqu’il m’informa de son « côté artiste ». Pourtant, une part de moi se sentit conquise par cet étrange alignement de nos deux êtres. A ce stade, il était difficile de croire en une coïncidence. J’eus la sensation que l’on me l’eut mis sur la route. Alors, je décidai de fermer la porte à cette certitude, qui, je le sentis dans tout mon être, n’ouvrait nulle probabilité satisfaisante pour mon couple.

Lorsque je lui demanderais, plus tard, depuis quand, depuis quand peignait-il, il me répondrait « Quatre mois ». Je pousserais alors un cri de surprise « Quoi ? », peinant à le croire, tant son art semblait raffiné, et son style affirmé. Il me glisserait ensuite « Je pourrai t’en faire une, si tu le souhaites ». C’était le début de la fin.

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