CHAPITRE II

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Le métro arrive. Une nouvelle journée commence. Je ne saute pas. Pourtant, j'y pense chaque fois que je me retrouve sur un quai de gare, au-dessus d’une route, d’un fleuve, en ouvrant ma fenêtre certains matins. Aucun détail ne manque dans les images qui se profilent devant moi. Le train me percutant de plein fouet et me réduisant à l’état de morceaux de chair, les voitures me heurtant, mon corps flottant dans la Seine ou tombant d’un toit d’immeuble. Parfois, j’imagine encore me taper la tête contre un mur ou me noyer dans ma baignoire. Je monte dans la rame et prends place sur un strapontin.

Une petite fille fait rouler contre la vitre sa petite voiture aux allures d’antan. J'aime les vieilles voitures. Mon père possédait une vieille voiture. Un Spitfire rouge. Tous les week-ends pendant des mois, il travaillait dessus, puis, une fois refaite, il l’a vendue. Elle a fini encastrée dans l'église.

Je ferme les yeux un instant. Je vois le chat blanc se faufiler sous les sièges, alors je cherche l'homme, mais il n'est pas là. Je suis toujours assise sur mon strapontin côté porte. La petite fille m’observe.

-Tu fais quoi ? Me demande-t-elle ?

-Je note ?

-Tu notes quoi ?

-Tout.

-Tout ce que tu vois ?

-Presque.

- Ce que tu entends ?

- Aussi parfois.

- Pourquoi ?

- C'est pour alimenter mes romans. Sur le moment, les détails, sont frais, donc plus réalistes.

- Ah OK ! Et là, tu notes quoi ?

- Ce que nous venons de dire. Lui dis-je en souriant.

- Tu es bizarre toi !

- Je sais...

- Ils parlent de quoi tes romans ?

- De la vie.

- Et de quoi d’autre ?

- D’amour aussi.

Elle m’a souri. Elle a de jolies boucles blondes, un petit nez retroussé, des yeux bleus en forme d’amande. Elle ressemble aux enfants que l’on voit dans les catalogues. Quand elle sourit, on peut s’apercevoir que la fée des dents lui a passé une grosse commande. Elle porte une petite robe verte en velours, des chaussettes blanches et à ses pieds des chaussures vernis.

Morphée glisse vers moi et me demande si je suis prête à recommencer. Les portes s'ouvrent, j'ignore ce que je dois faire, rester ou descendre. Brusquement, elle me pousse à l’extérieur.

Sur le quai, le chat blanc fait tourner une pancarte sur laquelle on peut lire : "De quoi as-tu peur Anna ?"

La question intéressante du félin me percute et me bouscule. Je ne peux pas bouger, pétrifiée, clouée au sol. Je sais pertinemment que je devrais mettre un pied devant l’autre et avancer, mais je n’y arrive pas. Je reste là englué dans la peur, tétanisée par mes angoisses. La peur ça vous prend aux tripes et ça ne vous lâche plus, comme une maladie qui vous ronge de l’intérieur. Je me souviens, oui, lorsque enfant, paralysée, je refusais de grandir, l'avenir me paraissait abstrait.

Le chat blanc s'immobilise et m'indique que je dois choisir une direction. Je m'avance et m'assoie près de lui :

Comment pourrais-je ? Je ne prends jamais de décision, je laisse les autres le faire pour moi. Je suis de celles qui attendent que les choses arrivent toutes seules. La peur d'échouer, de perdre, de me tromper m'effraie. Alors, choisir une direction ! Tu penses bien que c'est au-dessus de mes forces.

Je reste plantée là. Ne pas choisir, c'est comme dessiner au crayon de bois. Tout reste encore possible, tout est encore faisable et alors se dessine une myriade de possibilités. Je choisis de ne pas choisir, cela paraît absurde. Choisir de ne pas choisir, c’est choisir quand même, non ? Un choix est un choix et les chemins qui se dessinent ensuite sont irrémédiables. Parfois, je pense à toutes ces choses qui ne sont jamais arrivées, tous ces milliards de possibilités tuées dans l’œuf parce qu'un jour, j’ai choisi et renoncé en même temps. Ce que Tennessee Williams disait, résonne alors en moi : « Tout aurait pu être autre chose et avoir autant de sens. » Dit moi, boule de poil, Connais-tu l'histoire du chat de Schrödinger ? Bien que ce soit une expérience qui explique la superposition quantique, j'aime le transposer à quelques choses des plus communes. C'est l'histoire d'un chat, coincé dans une boîte avec un mécanisme mortel, s'il se déclenche, le chat est mort. Tant que l'on n'ouvre pas la boîte. Le chat est mort et vivant à la fois. Tu comprends ? Tant que je reste ici, et que je ne choisis pas, je vais dans les deux directions.»

Il me regarde. Saute sur le sol et s’enfuit, je le suis. Après avoir dépassé un long couloir froid et obscur, je me retrouve face à une nouvelle porte. Je l'ouvre. Aspirée à l'intérieur, je ne vois ni le chat ni l'homme ! La porte s'efface. Au milieu de la pièce trônent un vieux téléviseur et quelques cassettes vidéo. J'en attrape une et la glisse machinalement dans la fente du magnétoscope.

Me voici à deux ans, peut-être trois. Un portefeuille souillé dans les mains, de la boue sous les ongles et mes doigts potelés qui transfèrent de la terre à ce vieux morceau de cuir, des petits cailloux ramassés sur le chemin. Accroupie sur le sol, je répète l’expérience avec autant de sérieux qu’une archéologue aguerrie. Par moments, je m’arrête pour observer les fourmis qui remontent le long de la colonne en pierre près de laquelle je joue. Je porte un jogging d’une couleur rose pastel et une frange courte.

Le chat couché dans le coin de la pièce m'observe. Je lui montre le petit écran et j'ajoute :

"Mes parents ne vivent plus ensemble. En grandissant, je m'apercevrais vite de leur impossibilité de ne s'aimer autrement qu’un semestre par an. Et lorsque maman mettra fin aux valses incessantes de papa, je ressentirai comme un soulagement au fond de mon ventre."

Nouvelle séquence. Gros plan sur ma mère. Ses cheveux noirs, sa peau brune, sa frange ondulée, sa clope dans la main droite. Sa voix encore douce et indemne que je n'entends plus depuis si longtemps, ses yeux noisette. Assise dans la cuisine de notre appartement rue Mirabeau. Elle est enceinte, mais ne le sait pas encore. Le café coule. Près de la fenêtre ouverte, ma tante Valérie cachée dans sa chevelure ébène. Ses mains et sa cigarette. Sur la table, du sucre, des tasses de café. J’ai cinq ans. Une large mèche me tombe devant les yeux, mes cheveux en bataille entourent mon visage rond. « Fais les yeux doux », me dit mon père. Je m’exécute, fière d’être au centre de l’attention. Je porte une robe en coton à franges. Ma cousine Ella, debout près de la table, sirote une tasse de lait. J’en veux une, moi aussi. Puis ma petite voix maladroite ajoute « Maman met la musique ! »

J’appuie sur pause. Sur l'écran, je ne vois que la petite fille, celle du restaurant. Le chat peinard étendu de tout son long continue de me fixer. Tout lui semble évident. "Je perds patience, Boule de poil ! Que veux-tu de moi au beau milieu de la nuit ? Crois-tu vraiment que trois heures du matin semble, une heure, approprié pour faire une psychanalyse ? Laisse-moi sortir de là."

Je me réveille enfin, le jour se lève à peine. J'ouvre la fenêtre, un pigeon s'envole effrayé par mes mouvements, au loin, j'entends le chant des oiseaux qui côtoient le vrombissement des voitures et du transformateur électrique.

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