Chapitre III Espoirs et impasses

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Quand il est arrivé en France, même la nourriture, il ne la reconnaissait pas, tous ces produits en magasin, il les choisissait au hasard, il ne savait pas ce que ça mange, un français, alors il recherchait des épiceries turques ou russes, difficile par ici, dans cette ville moyenne où il avait suivi ses compatriotes, on le guidait vers les bonnes adresses, il faut bien manger, et même dans les rayons des supermarchés, il avait finit par y repérer les spécialités qu’il recherche et ne regardait rien d'autre. Dans ce pays, quand on mange si différemment, on ne peut pas être semblable, il ne s’y fera jamais ici, il n’en a pas très envie, déjà une double culture, alors une troisième, ça lui semble compromis quand ce qu’il est, son identité, la synthèse de deux peuples, deux mentalités, qui englobent l’orient d’un côté, les pays de l’est, de l’autre, finalement pas si étrangers l’un de l’autre, mais alors ici il n’y comprend rien, rien, il sait parler la langue, un peu puis un peu plus puis couramment, mais il a beau faire, il ne comprend pas grand-chose à la mentalité. Séparé de sa communauté lors de son premier séjour en prison, il prend conscience qu’il est en France, la télé, les gens, pour la plupart, nés ici, il lit même, en français, l’autobiographie de Mesrine, un pavé, la prison-intégration ? ll est français. Il a même perdu une partie de son accent. Il prononce Val de Marne comme n’importe quel français, même le a ou le r, qui le trahissait. Ce département où elle habitait avec lui, chaque fois qu’elle lisait le mot, qu’elle le prononçait, c’est à lui qu’elle pensait et quand il est rentré, quelle surprise quand il se mit à le prononcer le plus naturellement du monde comme un français. La prison l’a rendu français et l’a empêché de l’être, pour toujours fiché. Il y pense trop tard, c’est bien trop tard pour reprendre son nom, récupérer un passeport qui lui donnerait le droit de se marier, puisqu’il ne peut rien, puisqu’il n’a pas le droit de travailler, il restera comme ça jusqu’à la prochaine fois.

Coincé entre ses rêves de conquête et d'indépendance, et son désir de liberté et de tranquillité, il ne pouvait que faire plus fort, expérimenter la cavale et tenter un retour pour finalement se faire attraper, se faire incarcérer plus longtemps, il y restera et deviendra ce qu’il voulait mais pas aux yeux des autres, seulement aux yeux de la loi un bandit dangereux, il ne sera pas puissant, il se fera sa maison en prison. Il n’aura ni femme ni enfant à ses côtés, dans un destin commun avec le Toni Montana derrière l’écran de télé. Dans sa cellule, il a installé une petite chapelle, icônes surmontées d’un beau christ en croix, petite place pour prier et embrasser Dieu, petite place pour y déposer ses espoirs et remercier même.

Il aura eu un père, qui, rongé par l’inquiétude et la peur, s’est détruit de l’intérieur. Par amour, elle est partie sa raison. Il a donné sa santé, sa vie. Son âme seule se souvient et prie alors, par habitude tatouée en lui, même quand la mémoire s’égare, l’amour d’un père demeure, l’inquiétude d’un père qui emporte tout et ravage tout le reste par amour, la rage de l’impuissance, toute pensée tournée vers ses descendants, la sensation d’avoir échoué, de ne plus pouvoir rien arranger, rien négocier. Dans le passé, il pouvait tout. Avant qu’il ne perde tout. Avant de venir ici où il faut se plier aux règles, où l’on ne s’arrange pas avec les problèmes. Quand il est arrivé à Paris après avoir tout perdu, il se souvient avoir pensé que dans une ville pareil, il ne pourrait que se refaire et s’il le fallait il referait les mêmes erreurs, il donnerait tout à sa famille, il les gâterait à en crever, il leur ferait confiance les yeux fermés, il les sortirait de toutes les situations, il serait là pour tout réparer, pour les garder sains et saufs, les garder à l’abri, mais il n’a pas pu, il a quitté Paris pour une ville plus modeste et tout ce qu’il était s’est effondré, il n’y avait plus de place pour le puissant homme d’affaires d’autrefois ni d’espoir de le redevenir, il a tant fermé les yeux qu’il a perdu la vue, il a compté chaque sou pour avoir quelque-chose à transmettre bien qu’il n’ait pas le permis de travail, il s’est fait naturalisé, dans l’espoir que ça puisse servir, il a failli mourir seul chez lui et finalement seul à l’hôpital, lui qui aura attendu huit ans son fils et de le revoir, et mort une semaine seulement avant sa libération suivie d’expulsion, vers les montagnes de son enfance, ce pays où ils s’étaient donné rendez-vous, prendre l’avion enfin mais dans un cercueil, revoir son fils enfin mais les yeux fermés, les visites tant espérées mais sur sa tombe et dans son trou, son corps toujours seul, son cœur qui a tant souffert, son âme sera-t-elle soulagée de le savoir libre et en paix et trouvera-t-elle le chemin de son paradis sans regret?

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