Quand la poussière devient lumière

7 minutes de lecture

J’ouvre les volets du salon et la lumière blafarde du matin s’invite timidement dans la pièce. Ici, en Écosse, même le soleil semble avoir du mal à se lever en hiver. Les rayons filtrent à travers la buée des vitres, ce qui révèle à la fois la noblesse des poutres anciennes et la poussière accumulée sur chaque étagère, chaque recoin.

Je soupire.

« Eh bien, ma fille, tu ne vas pas chômer… »

Je retrousse mes manches, prête à attaquer, quand une voix s’élève derrière moi :

— Hé ! Pas question que tu commences sans nous !

Fiona débarque comme une tornade, les bras chargés de chiffons et d’un seau qui a déjà connu mille batailles. Ses joues sont rouges, ses yeux brillent : on dirait qu’elle attend ce moment depuis des semaines. Elle n’est pas grande, mais sa présence remplit l’espace comme une marée montante.

— Bonjour, Fiona, vous…

Elle m’interrompt d’un geste vif.

— Pas de « vous », hein. On va passer notre journée à tout récurer ensemble, autant se tutoyer tout de suite.

Je souris, un peu désarçonnée, mais touchée.

— D’accord.

Derrière elle, une petite silhouette apparaît en tirant un balai presque plus grand qu’elle. Nora, sa petite-fille à ce que je comprends, s’avance d’un pas sûr, la tête haute. Elle tient contre elle une pile de carnets bariolés qui débordent de papiers griffonnés.

— Bonjour ! Je viens superviser la décoration, déclare-t-elle d’un ton catégorique. J’ai préparé trois concepts, dont un avec des guirlandes licornes !

Je retiens un rire.

— Ah oui ? Déjà chef de projet, à ton âge ?

Elle arque un sourcil avec une gravité comique.

— Onze ans, c’est largement suffisant pour avoir du goût.

On se met au travail toutes les trois. Le bois du plancher grince sous nos pas, la poussière vole à chaque passage du balai. Fiona frotte avec l’ardeur d’une guerrière, Nora distribue des consignes en griffonnant des croquis de temps en temps, et moi, je jongle entre l’enthousiasme et l’inquiétude.

Chaque coup de chiffon révèle à la fois la beauté cachée du lieu et l’ampleur de la tâche.

— Cette armoire-là, on la garde ? demande Fiona en montrant un meuble branlant.

— Oui, mais il faudra la repeindre, je réponds.

— En vert menthe, ajoute Nora sans lever la tête de son carnet.

— Vert menthe ? répète sa grand-mère, horrifiée. Je sens déjà l’odeur du fluor ! Tu veux transformer cet endroit en salle d’attente de dentiste ?

— Pas du tout : en oasis, corrige la fillette. Il faut oser, mamie !

Je m’esclaffe franchement. Cette gamine est un bijou.

Je sors un coffre de mes affaires : dedans, quelques touches des Antilles que j’ai envie d’intégrer. Un petit verre de rhum artisanal, quelques colliers de coquillages, des fleurs séchées aux couleurs vives, des mini couronnes tropicales.

Nora s’agenouille pour tout inspecter.

— Oh, regarde, grand-mère ! Ça, c’est génial ! On pourrait accrocher les guirlandes là-bas… Elles vont tellement illuminer l’endroit !

Je souris, émue.

— J’avais pensé faire un coin « protection et chance ». C’est une tradition chez moi, en Martinique… Tu veux que je te montre comment ça marche ?

Nora se redresse d’un bond, les épaules déjà tendues vers l’avant, comme si elle craignait de rater une miette de ce que j’allais dire. Elle hoche la tête avec un enthousiasme fébrile.

— Alors, regarde, je commence par ce petit verre de rhum, expliqué-je en le posant délicatement. Il attire les bonnes énergies.

Ellese penche dessus, fascinée, comme si le liquide ambré pouvait se mettre à briller d’un instant à l’autre.

— Les colliers de coquillages, eux, protègent la maison des mauvaises vibrations.

— Comme une armure magique ? souffle-t-elle ; émerveillée.

— Tout à fait. Et ces fleurs séchées apportent de la joie et de la couleur dans la pièce. Quant aux mini couronnes, elles symbolisent la chance et la réussite. Chaque objet a sa mission, tu comprends ?

Nora touche chaque élément avec précaution, comme si elle manipulait un trésor.

— Waouh ! C’est comme un super sort de Noël, murmure-t-elle.

— Presque ! Le secret, c’est de le faire avec le cœur. Ajoutes-y une étincelle de joie et d’amour, et la chance viendra d’elle-même frapper à ta porte.

Nora rit et tapote le petit coffre avec un sérieux qui me fait sourire.

— Alors je vais y mettre toute ma bonne humeur. Promis !

Je sens mon cœur se réchauffer. Retrouver un peu de chez moi ici, entre Fiona, Nora et ce petit coin de Martinique, c’est comme un rayon de soleil dans cette ancienne auberge encore endormie.

Au moment où je hisse un vieux fauteuil hors d’un coin sombre, une voix grave résonne depuis la porte :

— Vous allez vous casser le dos si vous continuez comme ça.

Je me retourne.

Callum.

Adossé au chambranle, bras croisés, l’air renfrogné. Ses yeux d’un bleu froid inspectent la pièce comme s’il faisait l’inventaire de mes erreurs. Ses cheveux châtains constamment en bataille semblent refuser toute discipline et une barbe de trois jours accentue l’ombre de sa mâchoire carrée.

— On se débrouille très bien, Cal’, merci, réplique Fiona sans même lever la tête.

— « Très bien », hein ? On verra ça quand une étagère vous tombera dessus, marmonne-t-il.

Il s’avance malgré tout, attrape le fauteuil que je peine à traîner, et le déplace sans effort jusqu’au centre de la pièce. Pas un mot de plus, pas un sourire. Mais il reste. Et il continue : il resserre une vis qui claque, ajuste une planche bancale, pousse un meuble trop lourd pour nous.

Je n’ose pas lui dire merci, mais je le regarde en douce.

Il a l’air de ne pas vouloir être là, et pourtant ses gestes disent le contraire.

Nora l’observe, les mains sur les hanches.

— Tu sais, Cal’, si tu continues à faire cette mine de hibou bougon, tu n’auras jamais de chérie.

Je manque d’éclater de rire, Fiona lâche un « Nora ! » réprobateur, mais l’enfant ne bronche pas.

Callum, lui, se fige, ses yeux bleus s’assombrissent un instant. Puis il secoue la tête.

— Et qu’est-ce que j’en ferais, d’une chérie ?

La petite hausse les épaules avec une désinvolture déconcertante.

— Elle pourrait t’apprendre à sourire. Et à dire merci.

Un silence s’installe. Je retiens ma respiration. Cependant, au lieu de s’énerver, Cal’ laisse échapper un souffle qui ressemble presque à un rire. Très bref, très discret, aussitôt étouffé. Ce son rauque et inattendu est comme un rayon de soleil qui perce à travers les nuages : il illumine son visage un instant, creusant des fossettes fugitives au coin de ses lèvres, et je sens mon cœur s’emballer ; un battement traître qui me rappelle que la vie peut encore surprendre, même dans cette boutique poussiéreuse.

— Petite peste, grommelle-t-il.

— Réaliste, corrige Nora, les yeux pétillants de malice.

Fiona profite du répit pour annoncer une pause-café. Elle sort un thermos cabossé de son sac et aligne quatre tasses dépareillées sur une caisse retournée qui nous sert de table.

L’odeur chaude et rassurante du café emplit la pièce, chassant un peu l’humidité glaciale.

— Allez, buvez, ça vous donnera des forces, dit-elle d’un ton de général. Attends, Nora ! Voici pour toi, ma chérie, ajoute-t-elle en sortant un second thermo plus petit dont elle verse le breuvage dans l’un des mugs.

Nora fronce immédiatement les sourcils.

— Mamie, j’ai onze ans, tu sais ! Le chocolat chaud, c’est pour les bébés.

Elle saisit tout de même la tasse entre ses mains, souffle dessus comme une experte et en prend une gorgée. Sa moustache de cacao la trahit aussitôt.

— Oui, bon… C’est quand même meilleur que ton café amer, marmonne-t-elle.

Callum ricane à demi et sa grand-mère lui adresse un regard victorieux.

Je peine à retenir mon rire : grande ou pas, Nora reste bel et bien une enfant.

Elle trempe un gâteau dans sa tasse en fixant le seul homme de la pièce, l’air de guetter la moindre grimace.

Assis à l’écart, il observe désormais la scène en silence.

Dehors, le vent se lève, ce qui fait claquer les volets, et un crachin fin commence à piquer les vitres, comme pour nous rappeler que l’Écosse ne pardonne pas les pauses trop longues.

Callum porte sa tasse à ses lèvres, et je remarque la façon dont ses yeux glissent vers moi, un regard en coin, comme s’il évaluait non seulement le travail accompli, mais aussi cette intruse qui a osé acheter la vieille auberge du village.

— Tu pourrais t’asseoir avec nous, lance Nora.

— Je suis très bien ici, rétorque-t-il.

— Tu dis ça, mais tu écoutes tout, note-t-elle d’un air triomphant.

Il ne répond pas, mais un muscle de sa mâchoire tressaille.

Moi, je sirote ma tasse en silence, les mains réchauffées par la porcelaine ébréchée. J’observe ce petit groupe improbable : une vieille amie décidée, une enfant impertinente et un voisin grognon. Et pourtant, autour de cette boisson chaude, l’endroit me paraît déjà moins vide. Presque vivant.

Une fois les tasses terminées, Fiona se redresse la première et tape ses genoux comme si elle avait sonné la fin d’une trêve.

— Allez, assez bavardé, au boulot !

Nora enfile ses gants de caoutchouc beaucoup trop grands pour elle, Callum se lève avec un grognement, et moi, je reprends mon chiffon.

Le rythme change : on est fatigués, mais étrangement plus soudés.

Bientôt, la pièce commence à se transformer. Les vitres et les miroirs brillent, le bois retrouve sa couleur, l’air embaume le savon et le café. On rit, on se chamaille sur la place des tables, Nora arbitre comme une petite directrice artistique, on s’épuise et on s’anime.

Et malgré la poussière qui colle encore à ma peau, je sens naître quelque chose.

Une complicité. Un début d’équipe. Peut-être même : un ancrage.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire LinaCayrou ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0