Raymond

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Là-bas, au rade, c’est Raymond. Dit Raymond les deux coups.

Rien à voir avec ses capacités à défourailler, parce que c’est pas un manchot, Raymond, ni avec les prouesses de son braquemart, encore que... en réalité, c’est pas la fête, de ce côté-là. Ce surnom, justement, il le doit à un problème. Intime. Chez les gonzes. De plus de cinquante ans. Je vais pas vous faire un dessin, non plus ? Si ? Donc Raymond, du haut de ses cinquante-six printemps, il a comme qui dirait la... goutte au nez. En somme, il est obligé de tirer deux fois de suite à chaque passage aux chiottes.

La boucle est bouclée, on peut repartir.

Raymond, c’est un homme de main, un porte-flingue, un faiseur de veuves. C’est un gars de Belleville, et il turbine pour la famille depuis qu’il est en âge de se raser les bacchantes, autant dire, pas loin d’un demi-siècle. Parce que Raymond, il est plutôt fourni question pilosité. Ça compense la calvitie qui s’est radinée le jour de ses dix-huit ans. Et pour ça, il a une théorie à lui, Raymond. Il pense qu’un homme a un nombre de poils bien défini dés la naissance à se répartir sur tout le corps, une sorte de nombre d’or pileux. Et donc, lorsque les épaules, le dos, le torse, les oreilles et le nez commencent à se fournir, c’est le crâne qui se dégarnit.

Il en a des tonnes, des théories comme ça, Raymond. Dans sa cafetière, des fois, ça tourne plus vite que sur le vélodrome.

Raymond attend. Il attend depuis le début de la soirée. Il a l’habitude, ça fait partie du métier.

Il s’est sifflé sa troisième Suze, et vient tout juste de finir son paquet de cacahuètes. Il a les doigts poisseux et pleins de sel. Il essaye de les essuyer sur son falzar sans trop le tacher, sinon il va se faire ramoner en rentrant.

Il pense à sa bergère, la seule qui réussit à faire toquer son vieux palpitant. Il la rejoindra ce soir, une fois le contrat terminé. Il n’a pas de mouflet, la marmaille, ça a tendance à le fatiguer très vite. Même pas de clébard, de chat ou de poisson rouge, c’est comme les plantes, ou les bonshommes, il les fait crever à chaque fois.

Mais elle, c’est pas pareil. C’est une bonne gagneuse, même si elle tapine plus vraiment depuis qu’elle est avec lui. Juste des habitués, des vieux clients qui font presque partie de la famille. Et comme ça fait rentrer de l'oseille, Raymond, il ferme les yeux. Et puis, ça lui donne un côté maquereau qu’il aime bien. Le costard et le galurin, il a toujours trouvé que ça lui faisait un côté chic. Et les rayures, ça amincit.

La porte du troquet s’ouvre en grand dans un barouf d’enfer. C’est Riton qui se pointe. Lui, c’est le bras droit du chef. Un sale petit rat qui a encore du lait qui lui sort du pif. Mais c’est celui qui donne les ordres et qui ramasse le flouze. On lui sert du Monsieur, parce qu’il se croit de la haute. Et comme il cogne fort, tout le monde s’écrase et lui fait des ronds de jambe. Même Raymond.

— Salut, pisse-mou, qu’il lui fait.

— B’soir, Monsieur Riton, qu’il marmonne, notre Raymond.

Il déteste ce blaze. À chaque fois, ça se gondole en douce dans son dos quand on l’appelle comme ça. Mais il peut pas faire sauter les ratiches du bras droit. Alors il ferme son clapet et il ravale ses glaviots. Pour pas les lui cracher sur le tarin.

— Bon, pisse-mou, va y’avoir du grabuge, ce soir. Les Corses veulent faire une descente par chez nous, mais on va pas se laisser faire. Tu prends ta sulfateuse, on va leur montrer qui c’est qui commande à Paname. Pigé ?

— Pigé, M’sieur.

Ils sont cinq entassés dans la Pontiac. La famille, c’est son truc à elle, les américaines. Parait que ça donne un côté Chicago. Raymond, il trouve qu’on a rien fait de mieux que la traction, en matière de tire. Alors, de là à aimer les chars des zunited states…

Ils filent à fond de train dans les rues de la capitale. À cette heure-ci, il n’y a plus que des clodos, des tapineuses ou des michetons. Les condés sont au plumard depuis longtemps, et ça laisse le temps au milieu de régler ses comptes à l’aise.

Première étape du tour de Corse : un troquet des insulaires. Arrosage en règle. Ça s’affale, ça plonge sous les tables, un vrai spectacle de music-hall ! Riton est hilare, et les trois autres le suivent. Raymond, lui, il regarde sa tocante. Il est presque minuit ! Foutre merde ! Il a pas prévenu la baronne de cette petite sauterie. Il va prendre une de ses saucées en rentrant. Et si les gars l’apprennent, ça sera plus Raymond pisse-mou qu’on l’appellera, mais Raymond la frangine.

N’empêche, il va ramasser.

La tire redémarre, à toute blinde.

Deuxième étape, le Grand Cercle. La plus maousse salle de jeu de la ville. Tellement connue que même le préfet vient s’y faire plumer. Nouvelle distribution de pruneaux. Ce soir, on rase gratis.

Ça commence à riposter un peu. C’est mou, au début, mais l’artillerie sort rapidement. Le téléphone fait des merveilles, maintenant. Plus moyen de faire une razzia en loucedé.

On traîne pas dans les parages, ils se mettent à grouiller comme des fourmis, les insulaires.

— Ça va, pisse-mou ? qu’il lance le Riton. Tu vas tenir le coup ? Pas envie de faire pleurer le mérinos, t’es sûr ?

Et vas-y que ça se poire dans la bagnole.

Et là, Raymond, il en a plein les burettes de ces conneries. C’est plus de son âge, tout ça. Demain, il raccroche, c’est décidé. Il va mettre les bouts avec sa Monique quelque part ailleurs, sur la côte, peut-être. Ils ouvriront un rade, un truc classe, et il pourra vendre de la roteuse aux bourgeois.

Pendant qu’il se voit avec son costume trois-pièces en train d’écluser du Cinzano ou du Fernet-branca et de se faire un paquet d’oseille, l’équipage est arrivé à la troisième étape de leur sauterie. Pigalle. Le quartier par excellence des Corses. Direction le Lizieux, rue Fontaine. C’est le repaire des frères Vinceleoni. Le repère des insulaires. Faut avoir de sacrées valseuses pour les asticoter, ceux-là.

Mais Raymond, il le sent pas, ce dernier coup. Riton a vu trop grand ! Ça s’agite pas mal au bout de la rue, et ils sont même pas encore à cent mètres du bar. Et tout d’un coup, c’est Diên Biên Phu. Ça pétarade dans tous les coins. Ces fumiers leur ont tendu un piège. Ils les attendaient peinards pendant qu’il faisaient leur petite virée comme des cons.

Riton freine d’un coup sec. La caisse part dans une embardée qui manque de la faire se retourner. Et pendant ce temps les balles défoncent la carrosserie de la Pontiac. Leurs pétoires ne font pas le poids face à l’artillerie des Corses. Il vaut mieux se tirer.

Le gros Merlu qui est assis à l’arrière à côté de Raymond en lâche une louise de trouille qui manque de sécher net notre Raymond. Heureusement que les vitres ont explosé, histoire de pas finir dans une chambre à gaz.

Dans un crissement de pneus, la voiture repart en sens inverse, escortée par les dragées de ceux d’en face. Après quelques zig-zag pour éviter de se faire prendre en chasse, Riton finit par ralentir un peu. Ils attirent déjà assez l’œil, s’agirait pas qu’un brave citoyen les repère et appelle les poulets.

— La vache, on a eu chaud, hein, les gars ?...ben, pisse-mou, tu causes plus ? qu’il lâche.

Non, Raymond, il cause plus. Raymond, il se tient la bidoche.

Il a d’abord cru qu’il s’était cogné dans la fuite.

Mais sa paluche pleine de raisin laisse pas beaucoup de doute.

Sa bourgeoise va l’attendre longtemps.

Un autre leur vendra de la roteuse, aux richards de la côte.

C’est un soir de 1954 que Raymond, dit Raymond les deux coups, termina sa carrière de porte-flingue, à l’arrière d’une Pontiac, le ventre ouvert en deux par une rafale de sulfateuse, dans l’indifférence générale.

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