Partie 01 : Sous les étoiles (03)

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Le regard figé sur l'horizon formé par les arbres bordant le champ de blé, Dilane s'évade. Que trouverai-je derrière ces ombres ? Ses pensées courent en dehors de cette communauté dont elle se sent rejetée et appartenir tout à la fois. Une paria... Partir serait peut-être la meilleure solution pour tous. Oui, s'éloigner... Mais où ? Où me sentirai-je enfin entière ? Comment trouver un port d'attache assez solide pour ne plus céder à cette envie d'ailleurs, de lendemains éparses et jusque là inconnus ? Dans le cœur d'un foyer fixe ? Comment oublier cette magie de l'instant, où rien dans les décors n'est semblable à hier, mais qui offre toujours plus de surprises à ses ressentis d'adolescente ? En s'installant dans des habitudes immobiles ? Comment se construire une identité sans cadre fixe ? Dois-je occulter une partie de ma personne ? Comment accepter de ne rien savoir, ou presque, de la moitié de nous-même ? Mon second berceau... De notre sang ? Mon papa... Pourquoi se sentir déchirée entre deux cultures qui nous sont mères ? Pourquoi se sentir coupable de n'être pas "comme eux" ? Comment se détacher de leurs regards, leurs jugements aveugles et impitoyables ? La différence est-elle aussi effrayante ? Le monde entier se comporte-t-il ainsi également ? Là-bas... Sans aucun doute. Sans aucun doute ? Il suffit de repenser à la façon dont ils ont été chassés, il y a quelques semaines en arrière. Des malpropres. Des nuisibles. Sans noms. Sans visages ni parole. Et encore moins de droits. Repoussés toujours plus loin. Toujours plus violemment. C'est vrai... Tout un chacun partage-t-il cette idée ? Je l'apprendrai probablement en les quittant, un jour... Pourquoi certains membres de la tribu répondent-ils à l'agressivité par l'agressivité ? Pourquoi ne pas prendre du recul ? Mais, en même temps, comment ne pas réagir ainsi ? D'un autre côté, aurai-je le courage de me révolter contre les miens ? Vit-on dans un cycle infini et tellement sournois que nous sommes tous condamnés, tziganes ou pas, à nous mordre les uns les autres pour qu'il n'en reste qu'un ? Renier la générosité de ma grand-mère ? Est-ce vraiment la solution universelle à tous ces maux ? Oublier cette grand-mère qui m'a recueillie dans ma plus tendre enfance ? Comment accepter de ne rien savoir sur un de ses parents ? Comment mon aïeule peut-elle croire que j'accepterai son silence entêté sur les premières années de mon existence dont mes souvenirs sont flous ?

Empêtrée et impuissante dans ce dilemme qui lui est propre, Dilane baisse alors les yeux. Blotti au creux de ses bras, Cezar s'est finalement endormi, épuisé par ces réjouissances qu'il adore, en souriant doucement. Plus endurant que sa cousine, il avait continué à se déhancher gaiement, longtemps après que celle-ci se soit installée confortablement non loin de lui pour reprendre son souffle et reposer sa jambe. Son rire avait éclaté tout au long de cette soirée. Comme un feu d'artifice plus clair que le jour. Cet enfant force déjà l'admiration générale. Un oisillon tombé du nid. Un ange incarné... La musique résonne encore dans la nuit ; la fête n'est pas encore terminée. Le bonheur des mariés et de leurs familles ne cèdera pas aux contingences extérieures, ce soir.

Dans un léger froissement de tissu, Cosmina rejoint sa cousine encore plongée dans ses rêveries. Assises côtes à côtes, un silence s'installe quelques instants, l'occasion pour l'une de réaliser que sa destinée vient de prendre un tournant décisif et définitif, l'opportunité pour l'autre de saisir pleinement l'urgente nécéssité de ses divers questionnements. Elles ont toujours fonctionné de cette manière. Comme un accord tacite pour respecter la personnalité et l'espace de chacune. Deux fillettes pourtant très vite devenues inséparables ; deux mères de substitution pour le plus grand bonheur de Cezar. Enfin, Dilane décide de sortir de son mutisme.

- Félicitations pour ton mariage. Marius à l'air correct... et gentil.

- Merci. Grand-mère en est très heureuse, également.

- Grand-mère encourage tout le monde à vivre en respectant les traditions.

- Et elle a raison. Pourquoi les oublier ? Elle font partie de nous.

- Elle font partie de VOUS.

- Dilane, qu'est-ce qui te prend ? Arrête donc avec toutes ces bêtises. Tu es une tzigane, comme moi. Autant que moi.

- Ah non, pas comme toi. J'appartiens à cette communauté grâce à ma défunte mère. C'est tout.

- Et c'est le principal. Il suffit de t'observer quelques minutes pour comprendre que tu as cette attirance pour le voyage dans le sang. Comme nous. Tu as cette démarche typique des demoiselles indomptables. Et encore moins par un étranger.

- Mais peut-être ne suis-je pas faite pour cette errance permanente.

- Serais-tu heureuse si tu devenais sédentaire ? Si tu ne sillonnais plus le monde entier ? Tu te sentirais bien seule, sans nous tous.

- Qu'en sais-tu ? Peut-être que la famille de mon père ne me rejettera pas.

- Dilane... Ils ne verront pas la femme que tu es, mais la tzigane. Pourquoi cherches-tu à t'infliger cette peine ? Tu ne sais même pas où ils vivent !

- Et toi, pourquoi t'obstines-tu à vouloir coller aux coutumes les plus anciennes ? Te marier à un garçon que tu connais à peine. T'enfermer dans le rythme des tziganes sans t'intéresser à ce qui se passe au-dehors de nos différents campements. C'est terminé, tu ne connaîtras que lui.

- Et c'est ma sécurité. Que pourrais-je trouver à faire en dehors de nous ? Je sais déjà que j'y serais confrontée à l'hostilité, au mépris permanent, aux regards en coin noirs de colère, au dédain de tous ceux qui ne connaissent pas nos fondements, et à la misère, sans personne pour m'aider.

- Ils ne tiennent pas tous ce raisonnement.

- Ah bon ? Trouve-moi les exceptions, alors ! Quelqu'un a pris notre défense depuis que nous sommes nées ? Personne ! Alors oui, j'ai choisi de me conformer à nos rites parce que c'est ce que je connais le mieux. L'atmosphère dans laquelle j'ai grandi. J'aime l'honneur que j'apporte à ma famille en me mariant vierge. Je m'assure un statut. Et, indirectement, je t'assure la perspective d'un mariage respectable avec un homme bien.

- Mais je refuse de me marier. Encore moins à notre âge. C'est trop tôt. C'est absurde.

- Tu ne veux pas fonder un foyer ? Toutes les femmes veulent des enfants. C'est naturel. Devenir maman est un des plus beaux accomplissements qui existent, pour nous.

- Pas pour moi. Pas maintenant. Impossible. Et puis, quand bien même, qui demanderait ma main en voyant ma prothèse ? Je clopine et ne sais pas non plus chanter, contrairement à toi.

- Tu y as toujours mis de la mauvaise volonté, souviens-toi. Grand-mère s'arrachait les cheveux en essayant de t'apprendre tous nos chants. Et toi, tu boudais !

- Tu en riais bien !

- Oui, c'est vrai !

- ...

- Dilane, ta prothèse n'empêchera pas tous les hommes de venir vers toi.

- Mais ai-je réellement envie d'attirer l'attention de l'un d'entre eux ?

- Tu ne resteras pas éternellement dans les jupons de grand-mère.

- Je sais. Heureusement, d'ailleurs. Simplement, je me demande comment me sentir bien dans ma peau si j'acceptais de ne connaître qu'une partie de mon ascendance. Après tout, je ne suis pas née parmi vous.

- Certes. Mais, contrairement à ce que tu penses, nous t'avons tous adoptée... Mon petit frère en premier !

- Ahahaha ! C'est vrai...

- Nous partageons un peu le même sang. Réfléchis bien, Dilane. Préserve-toi de déceptions inutiles. Je ne voudrais pas te savoir malheureuse, et loin de moi.

- ... Alors, tu es heureuse ?

- Oui. Ces trois derniers jours ont été formidables. C'était mon souhait. Ma façon de m'approprier des repères pour grandir.

- Tu as conscience que nous nous cotoierons moins souvent ? Comme je ne suis pas mariée, tu sais ?

- Nous trouverons bien des solutions. Cezar, par exemple, fera obligatoirement le lien !

- ... Tu sais ce qui va se passer tout à l'heure pour toi... avec Marius...

- ... Oui.

- ... Tu as peur ?

- ... Un peu.

- ... Je t'aime comme une sœur, tu sais...

- ... Je t'aime aussi... C'est vrai que j'ai peur...

- ... Essaie de rester forte... Tu es une femme, maintenant...

- ... Oui...

- J'admire ton courage...

- Je n'en ai aucun.

- ...

- ... Merci, Dilane.

- ... Je m'occupe de Cezar, ne t'inquiète pas.

- ...

- ... Tout se passera bien...

- ... Au revoir, alors... À demain ?

- ... Bien sûr...

Cosmina réajuste son châle sur ses épaules, dépose un baiser sur le front d'un Cezar plus paisiblement endormi que jamais et, après un dernier regard échangé avec sa cousine, se dirige lentement vers sa nouvelle vie...

Après l'avoir suivie des yeux un moment, Dilane se décide à rejoindre Ilinka, serrant son protégé contre elle, comme le symbole d'un lien indestructible entre ces deux êtres singuliers...

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