Partie 01 : Le départ

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Le regard encore vaguement perdu dans la direction vers laquelle le client d'Ilinka est parti, Dilane s'accoude prudemment sur la petite rambarde encadrant les marches de la roulotte. Ce moment de répit ressemble à une capsule hors du temps, supendue en l'air, soustraite à toute contrainte possiblement humiliante, tortueuse, impérieuse ou même parfaitement banale. Ses yeux en amande balaient attentivement la rue, puis l'agitation familière des tziganes auxquels elle appartient sur l'instant. Le panorama de son quotidien lui semble alors bien restreint et honnête tout à la fois. En effet, la vie d'un être accueilli par sa communauté est certes régie par des règles ancestrales, des préceptes presque sacrés, et ce dès le premier jour, mais personne n'est seul. Tout le monde s'entraide. Pourrions-nous être aussi affirmatif au-delà de ce simple grillage ? Ceci dit, la tolérance, la discussion en bonne intelligence et le pardon n'apparaissent pas comme des éléments importants à la bonne tenue d'un groupe, d'un côté comme de l'autre... Comment, de cette façon, trouver sa place ? Une place qui confère une identité personnelle, réelle, une histoire, un nom, des images, des sons, des odeurs, des gestes...

Derrière elle, Ilinka s'affaire à remettre en ordre les cartes de son oracle et à rallumer les bougies qui se sont éteintes pendant sa séance précédente. Un consultant peut en cacher un autre... Puis ses yeux sombres se posent tendrement sur sa petite fille. Sa descendance. Celle qu'elle a sauvée d'un abandon certain à des jours de probable débauche et de carences. Des manquements non physiologiques, mais culturels. Structurels. Sécurisants. Le cœur battant, la vieille femme se promet alors, une fois de plus depuis l'arrivée de Dilane, de protéger cette enfant mieux que ce qui lui avait été possible envers sa propre fille Miruna. Miruna dont la colère dévorait le bons sens... Dont la soif déformée de liberté l'a poussée à se débattre de son sang... Jusqu'à partir, fuir avec lui... Celui que je n'avais même pas remarqué... Qui lui a vendu du rêve... Dont la seule mission a été de l'éloigner, la séparer de sa famille... Son socle... L'empreinte de son berceau... Répondre aux questions de ma protégée préservera peut-être cette dernière de commettre la même erreur... Et si elle s'obstinait, malgré tout ? Un profond soupir anime alors le corps tout entier de la matriarche... Une résignation pas vraiment consentie...

Lentement, Ilinka s'approche de Dilane, pose une main se voulant affectueuse contre son dos et tente silencieusement de percevoir son état d'esprit. Les sentiments refoulés affluent alors dans l'esprit des deux femmes et leurs yeux se rencontrent. Pas de colère typique, ni de ressentiment impossible à guérir. Juste un amour que chacune peine à exprimer, car la vieillarde préserve beaucoup trop de secrets et se montre ainsi bien avare en réponses sans aucun doute salvatrices et indispensables à l'équilibre général.

Dans un mutisme tacite, toutes deux s'installent autour du guéridon utilisé pour la divination. Rien autour d'elles n'a changé en ces quelques minutes, et pourtant, l'atmosphère s'en trouve totalement différente. Une sorte de tension se met en place, nourrie par l'attente, l'impatience, les points d'interrogations, les points de suspension... Toutes ces données inconnues qu'elles ne connaissent que trop bien... Elle se regardent peu, soudain craintives du déroulé de leur conversation. Le besoin d'évoluer et de se libérer se fait cependant plus pressant et Dilane prend la décision d'amorçer le dialogue...

- Raconte-moi ma mère...

- ... Miruna était très belle. C'était ma fille unique, certes, mais sa beauté était reconnue et saluée. Elle aimait observer son entourage, voir au-delà de nous, et parvenait toujours à toucher notre cœur. D'un tempérament relativement calme et concentré, elle donnait parfois l'impression de deviner nos pensées, d'anticiper nos actions, nos paroles. Tu es aussi intelligente qu'elle... Aussi curieuse et réfléchie... Elle me demandait souvent, pendant son adolescence, pour quelle raison nous étions si fiers d'être nomades... Pour quelle raison refusions-nous d'essayer de nous intégrer aux gadjos... Pour quelle raison les gadjos nous rejettaient invariablement... Je lui répondais que c'était inscrit dans notre sang... Que c'était conforme à nos racines, à notre histoire... Elle a rapidement appris les bases de la lecture et de l'écriture grâce à cette gadjo qui passait régulèrement donner des cours rudimentaires à nos filles... Ton grand-père Traïan avait accepté qu'elle y participe... Pas longtemps... Elle a été rapidement accusée par un tzigane de vouloir... être plus qu'une enseignante pour nos enfants... Il a affirmé qu'elle lui avait fait des avances... Tout s'est empiré et cette dame n'est jamais revenue... Nous avons été obligés de partir précipitemment... Miruna était consternée... Elle comprenait déjà que nous étions une communauté à part... avec nos principes... Elle sentait que certains pouvaient mentir pour servir une cause qui leur était propre... Elle a mal supporté ce changement, cet arrêt brutal... et elle a commencé à nourrir une colère envers nous... une colère dont elle se délestait sur moi quand elle ne parvenait plus à la contenir docilement... Alors, je m'arrangeais pour lui procurer le journal local, quelle que soit la ville dans laquelle on s'établissait... juste parce que je voyais dans ces instants son regard reprendre vie... Elle était amoureuse de la lecture, je crois... Mais j'aurais dû... J'aurais dû lui trouver des livres d'enfants, ces bouquins épais que tu adores aussi... Je lui ai servi sur un plateau d'argent une vue entière et globale des gadjos... Avec... tout ce qui est contraire à notre mode de vie, à nos valeurs, nos croyances... Je pensais juste qu'elle se divertissait, même si Traïan préférait la savoir occupée à apprendre le quotidien que Cosmina pratique aujourd'hui... Je ne savais pas vraiment à qui nous allions la marier... Son père était force de décision... Je n'avais pas le droit de m'opposer à lui... Je voyais simplement ma fille sourire, impatiente de découvrir toutes ces lignes, tous ces mots qui semblaient la faire rêver... Je pensais la rendre heureuse et apaiser ses déceptions en l'aidant à ma façon... Je n'ai pas appris à lire... Je ne comprenais pas cette fascination... Je ne savais pas de quoi il retournait... Je voulais juste faire mon travail de mère de famille en répondant aux besoins de ma fille... Ma Miruna... Je ne pensais pas qu'elle était si en colère... Je n'avais pas soupçonné la puissance de ses rancœurs... Sous le calme en apparence imperturbable de son regard, des braises étaient nées... Elles étaient nées de nous, de ces fenêtres sur l'extérieur que je lui offrais en secret, du départ de cette gadjo que personne ne lui a expliqué et qu'elle a vécu comme une éternelle énigme, une trahison, en quelque sorte, de tzigane à tzigane... Je n'ai pas eu le temps de lui raconter l'histoire de notre famille, l'histoire des tziganes, l'histoire de notre pays dont nous recevons tous un morceau de terre dans notre cœur à la naissance... C'est ce qui a nourri ces braises... Et puis...

Cosmina surgit tout à coup dans l'embrasure de la porte, essoufflée et suivie de près par Cezar, les mains sur les oreilles, paniqué. Dilane, mue par un indescriptible instinct de protection, lui tend les bras. Le petit garçon se précipite immédiatement vers elle et tous les regards se portent sur Cosmina.

- Les gendarmes sont ici. Il faut partir. Tout de suite !

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