Partie 02 : Entre traditions et mémoires

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Les rires aigus et sautillants de Cezar saturent l'air ambiant du campement de bonheur simple et de plaisir spontané. Le petit garçon aux éternelles lunettes rondes court après les papillons, saute avec une prudence non feinte par-dessus certains obstacles, tire derrière lui une ficelle attaché à un jouet ayant connu des jours meilleurs, monte sur son vélo pour pédaler aussi vite que ses jambes toutes fines le lui permettent, puis agite la main pour saluer Ilinka installée non loin de lui, le nourrisson Iulian dans ses bras. La matriarche le couve du regard et une vague d'amour envahit son cœur. Un amour inconditionnel, qui ne naît pas de son mental, qui n'émane pas d'elle, mais qui vient à elle et l'atteint au plus profond de sa personne. Cezar et son regard souvent perdu dans le vague lui inspire toujours ce sentiment. À tel point qu'elle est persuadée depuis longtemps que cet enfant est habité d'une âme qui ne peut que respirer la bonté et la douceur. Qui évolue parmi eux pour leur permettre d'apprendre d'eux-mêmes et de leurs choix de vie. Au travers de ses capacités extrasensorielles, Ilinka le perçoit également dans son essence. Comme si un arc-en-ciel de couleurs, toutes plus éclatantes les unes que les autres, suivait Cezar en formant un sillon lumineux. Un coquelicot fier et majestueux au beau milieu d'un parking de supermarché !

En face d'Ilinka, Cosmina, qui entame sa deuxième grossesse, vient d'étendre une nappe un peu élimée sur une table carrée. Après un regard amusé et empli de tendresse sur son frère, elle y place, des assiettes dépareillées mais toutes ornées d'anciens motifs fleuris, des couverts, des chaises et un tabouret, un pichet d'eau en poterie, un mazurek * encore tiède, différents jus de fruits en briques et un assortiment de bougies. Les mains sur les hanches, la jeune femme sourit, satisfaite de faire honneur, même dans la plus grande simplicité, à ce jour si spécial : l'anniversaire de Cezar.

Aux aguets depuis quelques minutes, ce dernier se précipite vers Ilinka, lui caresse la joue en lui tendant une fleur cueillie à la hâte sur son chemin, puis se dirige vers sa sœur, criant de joie et tapant des mains. Sagement assis sur une chaise, il prend alors le temps de prêter une attention particulière aux éléments déjà disposés devant lui. Cosmina s'éclipse et revient un instant plus tard pour déposer sous le nez du roi de la journée un énorme kozonac ** surmonté de bougies allumées. Les yeux du garçonnet s'agrandissent alors de suprise et d'admiration. Il se concentre brièvement, souffle sur les bougies et applaudit en riant devant la joie et l'approbation du reste du groupe. Cosmina lui tend ensuite un cadeau à la forme biscornue, néanmoins emballé de papier journal avec soin. Les sourcils de Cezar se lèvent, il défait délicatement le papier et pousse un cri de satisfaction sincère et clair à la découverte de qui ressemble à un trésor, au vu de la façon dont il tient l'objet au creux de ses mains : une petite figurine de vache brune portant à son cou un épais collier retenant une cloche. Une de plus pour sa collection qu'il aligne soigneusement sur la petite avancée bordant un côté entier de son lit, désormais dans la roulotte d'Ilinka. Puis, pour accompagner le tout, il découvre un accordéon miniature rouge et noir, en plastique et papier, destiné également à la décoration. L'amour et la tendresse de Cezar pour cet animal et cet instrument ne s'est jamais vraiment expliqué, mais il a toujours été présent et très marqué. Comme l'intérêt d'autres petits garçons pour les trains, les supers héros, les dinosaures ou les tracteurs. Alors, grâce à son statut protégé par toute la communauté, Ilinka n'a eu de cesse jusqu'à présent d'encourager ce trait de personnalité, car, dès le premier jour, elle ressent que son petit-fils particulier ne demande que douceur et bienveillance.

Ainsi, cet ange tombé du ciel dépose ses cadeaux près de son assiette avec force précaution, picore tranquillement sa part de kozonac avec les doigts, tout en contemplant de temps à autre ses nouvelles figurines, puis Ilinka s'installe à ses côtés avec Cosmina pour cette bulle de détente comme hors du temps, coupée de tout sentiment négatif, hors d'atteinte du moindre tourment. La musique de Yoska Nemeth les enveloppe de couleurs et de vie, de rires et d'amour, comme une photo en noir et blanc qui récupère soudain tout l'éclat de ses couleurs passées. Comme le prolongement d'une tradition ancrée dans des cœurs unis, sans frontière, sans barrière ni rivière infranchissable...

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Accoudée sur le comptoir d'accueil, Dilane profite d'un moment de calme pour plonger ses yeux noirs en amande par la grande fenêtre ouverte sur l'esplanade devant la bâtisse. Ses pensées, son cœur et la pointe de tristesse présente dans ses yeux se dirigent vers Cezar. Elle n'a pas oublié ce jour si spécial. Celui qui a vu naître ce petit garçon ne demandant que de l'amour. La veille au soir, elle a préparé ce gâteau que tous deux adorent et que Babette avait tenté de confectionner de bon cœur. Baissant les yeux sur cette assiette immaculée sur laquelle y trône quelques parts, la jeune femme fronce un peu les sourcils et réalise son absence du campement pour la première fois. Ai-je abandonné Cezar ? Non, impossible, je le ramènerai avec moi quand ma situation le permettra. Et s'il avait l'impression que je l'avais laissé à son sort ? Mais, je dois me construire, aussi. Est-ce de l'égoïsme ? Ou un instinct de survie ? Ou même de la prévoyance ?

Sur cet instant de flottement, Anthony s'avance doucement vers sa collègue et dépose une main amical sur son bras.

- Encore perdue dans tes pensées ?

- C'est l'anniversaire de mon cousin. Et je me rends compte que je suis pas présente pour lui cette année.

- Et c'est pour lui, toutes ces parts de gâteau ?

Dilane sourit enfin et s'aperçoit de la douceur animant le timbre de voix d'Anthony, qui lui sourit également, comme s'il comprenait ce sentiment.

- Non, je voulais le partager avec Babette et toi. Mais elle est visiblement absente.

- Alors, viens. La journée est terminée, Monsieur Berkh m'a retenu pendant près d'une heure pour un problème de plomberie avant d'enchaîner sur les photos de sa famille toute entière, y compris les anecdotes des générations précédentes et il m'a littéralement épuisé ! Je connais un coin tranquille dans le jardin à l'arrière de la cour où nous pourrons nous détendre.

Sans un mot, Dilane emboîte le pas d'un Anthony maintenant coiffé de sa sempiternelle casquette, pour s'installer ensemble à l'ombre d'un joli cerisier.

- Alors, dis-moi tout, Esméralda.

- Tu sais bien que je n'aime pas ce surnom.

- Ahahaha... je sais, oui. Tu préfères Madame Irma ?

- Pfff...

- Oh, allez, je plaisante, tu le sais... J'essaie simplement d'alléger l'atmosphère. Bon, alors, je peux goûter ce gâteau ?

En silence, les deux accolytes grignotent, un peu rêveurs. Puis le jeune homme reprend la parole.

- Ne pense pas à quitter l'entreprise, tu es bien trop efficace pour que Babette ne tente pas de te retenir. Et je vois bien que tu aimes ce métier. D'autant plus que Monsieur Berkh t'a à la bonne !

- Ahahaha ! Non, je commence à trouver ma place, ici. Seulement, la nostalgie me gagne parfois.

- Ne la repousse pas. C'est ta mémoire.

- Je te trouve bien philosophique ! Toi qui refuses de t'attacher à tes multiples rencontres !

- C'est différent... Je t'en parlerai peut-être un jour...

- En attendant, Babette a cessé depuis quelques jours de me dire à quel point nous formerions un couple assorti.

- Ah bah, c'est sûr ! Une éclopée et un bigleux ! Non, vraiment, elle sait s'entourer !

Et les jeunes gens de partir dans un éclat de rire...

******************************

Plongé dans le silence de son immense bibliothèque, Babette s'installe sur un des fauteuils disponibles et ouvre un petit carnet. Son dernier en date pour continuer d'écrire des poèmes, des recettes et des pensées qui la traversent. Son cœur manque un battement et sa respiration chevrotte à la date du jour. Avec une lenteur calculée, elle y écrit : "Aujourd'hui aurait été ton inquante sixième anniversaire"... Puis elle referme son carnet, et ouvre le camé qu'elle porte en pendentif pour en contempler une petite mèche de cheveux assemblée par un minuscule ruban bleu...

* Gâteau aux fruits secs

** Brioche roulée aux noix

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