Partie 03 : Sur le fil

5 minutes de lecture

Les coudes posés sur ses genoux par des journées désormais trop éprouvantes pour son corps, Ilinka pose son regard sur l'espace dégagé qui se présente à elle devant ce coucher de soleil à la campagne. Un champs, récemment labouré donnant sur une forêt. Peu à peu, les rides autour de ses yeux et sur son front de matriarche se dessinent, se creusent et donnent à lire dans ses pensées. Peu à peu, son attention s'évade et remonte le temps pour se plonger à nouveau dans cette enfance indélébile, sauvage et colorée...

Sorina, ma mère, nous apprend les plus belles chansons de notre magnifique Roumanie. Très brune, élancée, la lumière de cette fin de journée au beau milieu de cette plaine la rend d'autant plus belle. Djelem... Un hymne valeureux prenant la forme d'un cœur battant à tout rompre et bravant les épreuves pour ne vivre et ne connaître que cet amour patriotique si fort, si preignant, si rassurant... Djelem... Comme une invitation chaleureuse à suivre nos pas cadencés pour remonter le fil de notre Histoire... La vue est imprenable sur les champs de culture, les montagnes, la vie... Cette vie qui semble si évidente pour les nomades que nous sommes.

Un peu plus loin sur le côté, mon père dresse son ours. Encore et toujours. Par obéissance, et surtout quand je ne dispose pas d'un quelconque moyen de détourner l'attention de ma mère, je l'observe à distance, fascinée par ce que je perçois comme un lien puissant et atypique.

Ma mère m'appelle alors, impatiente. Je tourne la tête vers elle et la voit, assise en tailleur en face de nous, me désigner un des minéraux disposés avec soin sur un bout de chiffon à carreaux étendu sur l'herbe devant ses genoux.

- Ilinka ? Cette pierre ?

- C'est une labradorite.

- Et alors ?

- Bah c'est la pierre des guérisseurs, des voyants, des médiums, tout ça !

- Et ?

- Bah elle absorbe les énergies des autres, comme ça on n'est pas embêtés !

- Mais encore ?

- ... Ah oui ! Elle nous aide à mieux comprendre ceux à qui on propose de tirer les cartes !

- Bien ! Ma fille, regarde maintenant cette carte et dis-moi à quoi elle peut correspondre.

- C'est le Soleil. La plus belle carte de tout le tarot. Elle parle d'un changement positif, d'une bonne nouvelle, d'une nouvelle vie, d'argent, de bonheur, de bonne santé, de travail, quelque chose qui nous rend heureux !

- Très bien... et celle-ci ?

- C'est la Lune. Là elle peut parler de déception, de quelque chose qui n'arrive pas assez vite, de mensonges, de jalousies, d'argent dépensé sans réfléchir ou pour quelque chose qui n'était pas prévu.

- Très bien ! Et celle-là ?

- Le neuf de coupes...

Ma petite sœur est plus rapide que moi.

- C'est pour dire qu'on va être heureux et qu'on sera plus en colère !

- Oui ! Bravo !

Je coule un regard vers celle que je considère quelquefois comme une usurpatrice ou une traîtresse. Elle me sourit, droite et fière, battant des mains comme pour compenser que je ne lui fasse pas cet honneur. Sa chevelure épaisse et bouclée devient chaque jour plus difficile à attacher, ce qui lui donne un air rebelle déjà très marqué pour son jeune âge. Je fronce les sourcils, les épaules rejetées en arrière pour accentuer une attitude que je pense implacable, mais elle rit de plus belle.

Ma mère coupe court à ce duel silencieux en nous ramenant à nos besognes quotidiennes.

- Les filles, allez me chercher de l'eau dans la rivière plus bas. Et ne revenez pas trempées comme la dernière fois !

Je récupère les deux seaux à proximité et me met en route sans prendre garde au rythme de marche de ma petite sœur. De toute façon, je l'entends me suivre en chantant une énième fois la même chanson depuis plusieurs jours. Toujours les mêmes mots. La même mélodie. Ces images...

- Ilinka ! Chante avec moi !

- Non, c'est bon, on l'a déjà fait ce matin avec maman.

- Mais allez !

- Non ! Aide-moi à remplir les seaux !

- Pfff... T'es déjà plus vieille que maman ! Tu n'aimes pas notre Roumanie !

- Je l'ai dans la peau, notre Roumanie ! C'est assez comme ça ! Aide-moi, je te dis ! Et arrête un peu de jacasser, on n'entend que toi dans tout le pays !

- Et toi, arrête de jouer à la grande tout ça parce que tu es née en premier ! Avec moi, t'es pas obligée de faire semblant.

Fatiguée et, au plus profond de moi, déconcertée par cette soudaine clairvoyance, je reste sans voix en la regardant ôter ses chaussures et sa robe, les ranger avec délicatesse, puis se baigner tranquillement dans la rivière en riant aux éclats. Un grain de malice traverse son regard et je comprends immédiatement ce qu'elle a en tête. Avisant le coucher de soleil qui n'en est qu'à son début, je décide de remplir rapidement les deux seaux confiés par notre mère. Ma responsabilité remplie, j'imite ma complice et me laisse aller à cette nonchalance que je suis pour la plupart du temps contrainte de mettre de côté. L'eau est certes fraîche, mais sa transparence abritée par les arbres alentours participe de la magie authentique du lieu et de l'instant. Comme un secret de jeunesse confié à Dame Nature, chez laquelle nous vivons chaque jour en parcourant les saisons comme un enfant saute à cloche-pied : jamais droit, jamais la même distance, mais toujours sur nos pattes !

Ma sœur m'éclabousse et se moque avec douceur des barrières que je m'impose. Son rire éclate dans l'air ambiant, comme une explosion de spontanéité encore innocente et bienveillante. Je ne tarde cependant pas à la suivre dans son euphorie, pour une parenthèse dont nous seules auront le souvenir. Je comprends alors que c'est sa façon toute personnelle d'écrire sa vie, son histoire, nos souvenirs.

Un moment plus tard, allongées sur l'herbe pour nous sécher à l'air libre en regardant le coucher du soleil qui se poursuit, elle rit à nouveau.

- Ilinka, tu sais, plus tard, je chanterai.

Une vague amère de désillusion m'envahit alors. J'ai soudain envie de prendre la voix de mon père, de lui conseiller fermement d'avoir un jour un mari et des enfants, de penser un peu plus à son honneur, à celui de notre famille, que ses chansons n'amuseront qu'elle, que la réalité de notre vie n'appelle pas à ce genre de rêveries. Mais je reste muette. Je ne me sens pas capable de brider une telle candeur. Je n'aurais pas les bons mots pour arrondir les angles. Je ne saurais que la vexer davantage. Trop tôt. Trop fort. Chez nous, on ne parle pas de qu'on ressent. Alors, je me tais en l'écoutant entonner un autre refrain.

Oui, ma sœur, plus tard, tu chanteras...

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Taylor Hide ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0