Prologue : le tableau

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No age will escape my wrath
I travel through time and I return to the future

Watching the mortals "discovering" my chronicles, guarded
By the old demons, even unknown to me

My empire has no limits

From the never ending mountains black
To the bottomless lakes
I am the ruler and has been for eternities long

Emperor, « I am the black wizards »

— Je t’avais dit que le restaurant ne prenait plus de réservations après sept heures ! Les Suédois mangent tôt.

— Plus tôt que les Finlandais ? grogna mon père. Ça m’étonnerait !

Depuis le début du séjour, mes parents ne faisaient que se crêper le chignon pour des broutilles. Je sentais bien qu’ils ne s’entendaient plus. Les adultes s’imaginent qu’à quinze ans, on est encore un enfant qui ne comprend rien : c’est faux.

Je profitai de l’inattention momentanée du guide pour quitter le groupe. Mes parents ne prêtèrent pas attention à moi. Ils se fichaient également de la visite, alors que, pour une fois, celle-ci m’intéressait. Le château de Varnhem. D’après le dépliant qu’on nous avait fourni à l’entrée, il s’agissait d’un ancien palais ducal, qui avait reçu le roi Sigismond au 18° siècle. Il y avait bien quelque anecdote pittoresque attachée à ces vieux murs. Une histoire de fantôme, qui sait ?

Ces derniers temps, mes rêveries étaient devenues de plus en plus sombres, passant d'histoires de chevaliers aux princesses et à la magie cachée dans des pièces secrètes. J’avais passé tout l’été enfermée dans ma chambre à écouter le nouveau disque de Cradle of Filth, un groupe de black metal anglais qui venait de sortir en lisant Carmilla de Sheridan LeFanu. Plus encore que les nappes atmosphériques de leur musique qui me rappelaient mon groupe préféré, les Norvégiens d’Emperor, c’étaient les photos sur la pochette qui me transportaient. La jaquette du CD représentait une femme vampire dans une forêt sombre, les hautes tours d’un château spectral se découpant dans la brume. Depuis ma plus tendre enfance, ce type d’imagerie me fascinait. Mon premier vrai dessin avait d’ailleurs été un chevalier vampire. Dans les dessins animés, je préférais toujours le design du méchant, et je lui trouvais toutes sortes d’excuses. Le premier garçon dont j’étais tombée amoureuse était un vampire aux cheveux argent dans un roman pour enfants : sa disparition aux premiers rayons du soleil, à la fin du livre, m’avait bouleversée. Et, depuis que j’avais découvert Cradle of Filth et Dimmu Borgir – qui, il faut le dire, dépoussiéraient un peu l’image du black metal norvégien à la si désastreuse réputation depuis les affaires des années 90 – je ne m’habillais plus qu’en noir. J’avais d’ailleurs décidé de faire ma rentrée au lycée comme ça, avec mes jupons de tulle noirs. Au moins, dans ce nouvel établissement, personne ne me connaissait comme la petite grosse à lunettes, l’intello qui faisait de la musique classique.

Vaguement inquiète à l’idée de me faire prendre par un membre du personnel du musée ducal, je me perdis dans les allées. Au détour d'un couloir obscur, je tombai nez à nez avec un cadre monumental, recouvert d'un drap de velours pourpre, à la couleur un peu passée. Pourquoi celui-là était-il dissimulé ainsi, et pas les autres ? Sur des murs où ne s'ouvrait aucune porte, on pouvait voir de nombreux tableaux, certes plus sinistres que ceux présentés dans les pièces ouvertes aux visiteurs, mais qui n'étaient pas cachés aux regards. Le tableau en question, immense, se trouvait dans un cul-de-sac. Il dominait tout le couloir.

Quelle légende inénarrable pouvait bien se dissimuler derrière ce tableau ? Pourquoi l'avait-on ainsi mis à l'abri des regards ? Abreuvée comme j’étais de contes sinistres, mon imagination se mis à galoper. Cette peinture devait être effrayante, maudite, ou contenir un lourd secret. Sûrement ces trois choses à la fois... Pourtant, je ne pus résister à la tentation, et après avoir regardé une dernière fois derrière moi, j'inspirai un grand coup et tirai sur le drap.

Celui-ci tomba à terre avec un bruit étouffé, soulevant un nuage de poussière qui me fit éternuer. Lorsque ce dernier se dissipa, je poussai un hoquet de stupeur. Ce portrait en pied était le plus magnifique que je n'avais jamais vu.

Haut de près de deux mètres, il représentait un jeune homme d'une beauté surnaturelle, vêtu d'une longue veste noire d'officier au haut col. Le vêtement était bordé de galons argentés semblables à ceux des uniformes russes de la grande époque. Les yeux verts intense du sujet, tourné de trois quarts, adressaient au spectateur un regard de lac. Ses cheveux, immensément longs, étaient gris comme la lune, offrant un contraste saisissant avec la jeunesse du personnage. Ses deux mains gantées de noir étaient posées sur la poignée d'un sabre exotique. Fascinée, je restai en arrêt devant ce portrait stupéfiant de longues minutes.

— Que faites-vous là, jeune fille ?

Je sursautai en lâchant un petit cri, comme une gamine prise sur le fait de quelque forfanterie.

Un homme maigre et chauve se tenait devant moi. Son regard passa de mon t-shirt noir – il représentait une vampiresse hurlant à la lune – au pentagramme en argent que je portais autour du coup, puis revint sur mes cheveux blonds. Il me scrutait comme une bête curieuse, occupé à rajuster sur son nez une paire de minces lunettes.

— Excusez-moi, j'ai perdu mon groupe...

J'avais peur de me faire réprimander, tirer l'oreille comme une sale gosse et ramenée, humiliée, dans le groupe des visiteurs. Mais comme moi, l'homme se tourna vers la toile qui nous dominait, immense.

— Ah ! Vous vouliez saluer le prince... fit-il avec un air mystérieux. Je suis certain que Sa Seigneurie apprécie.

Je me tournai vers lui, ma curiosité ayant repris le pas sur ma peur de me faire morigéner.

— Le prince ? Le personnage de ce tableau ?

— C'est cela. Le prince Ulfasso Levine Tchevsky, comme stipulé en bas de la toile, répondit l'homme en pointant du doigt de minuscules caractères cyrilliques. Général de toutes les Russies et capitaine de l'opritchiniya, l'unité d'élite des armées du tsar. Il porte d'ailleurs l'uniforme des terribles opritchiniki. Vous voyez ce sabre ? Il intrigue énormément les historiens : c'est un sabre japonais, aisément reconnaissable par sa garde et sa lame fine comme un rasoir, sur laquelle l'artiste a même peint avec précision le détail des « vagues » du tranchant.

— Vous voulez dire que c’est un homme véritable qui est représenté ici ? demandai-je, mon intérêt pour l'histoire renouvelé par cette découverte.

J’étais fascinée. Ce prince du tableau ne ressemblait en rien à un homme ordinaire. On aurait dit un archange, descendu tout droit des nuées.

— Nous l'ignorons, m'indiqua mon interlocuteur d'un ton sibyllin. Pour les amateurs d'art autant que pour les historiens, ce curieux tableau suscite bien des interrogations. Qui l'a peint ? Qui était le modèle ? En effet, les spécialistes de la Russie ancienne s'accordent à dire qu'il n'y eut jamais de prince Ulfasso Levine Tchevsky. Il peut y avoir de nombreuses explications, comme la suppression des archives de la mémoire d'un personnage tombé en disgrâce, dont le nom serait devenu synonyme d'hérésie. Il peut tout aussi bien être le fruit de l'imagination de son auteur, un génie inconnu. Qui sait ? Quoi qu'il en soit, ce tableau est un chef-d'œuvre de la peinture romantico-réaliste russe du 17e, et il est unique en son genre.

— Oui, c'est un tableau magnifique, murmurai-je sans cesser de le regarder. Pourquoi est-il remisé, caché derrière un drap ?

L'inconnu haussa les épaules.

— Il paraît qu'il met les gens mal à l'aise. Tout est prétexte à faire des procès, aujourd'hui ! Le propriétaire du château de Varnhem ne veut prendre aucun risque.

Je pouvais comprendre. Les yeux de jade, félins, semblaient vivants. Ils me fixaient comme s'ils pouvaient lire en moi. Je perdis la notion du temps et oubliai la présence de l'homme à mes côtés. Je ne sais combien de temps je restai ainsi, hypnotisée par ce regard de tigre. Ce fut la voix de ma mère qui me rappela à la réalité.

— Fassa !

Ma famille se trouvait à l'extrémité du couloir, leur silhouette familière se découpant sur la lumière de cette fin de journée d'été. La fraîcheur de ce couloir excentré me parut soudain glaciale comme un tombeau. Je me hâtai de rejoindre mes parents.

— Ah, Fassa ! Mais où étais-tu passée ? La visite est finie, ma chérie !

Me retournant une dernière fois, je m'aperçus avec stupeur que le drap avait été replacé sur le tableau. L'homme qui m'avait renseignée avait disparu. Malgré tout, j'eus l'impression persistante, jusque sur le parvis du château, que le regard intense et perçant du prince Ulfasso Levine me suivait à travers le drap de velours et des murs froids de sa forteresse.

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