Sombres augures

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La rage d'Ulfasso éclata soudainement le jour suivant. Il entra dans mes quartiers, où j'étais prostré, et abattit sa colère sur moi comme la calamité sur le monde.

— Pourquoi as-tu pris l'initiative de quitter le camp avec Irina ? tonna-t-il en me soulevant par le col. Je devrais te mettre à mort !

— Fais-le, seigneur, murmurai-je, car je n'ai pas su la protéger.

Ulfasso, fou de rage, me traina hors de ma tente, me jetant sur la terre battue. Dégainant son sabre, il en jeta la garde loin derrière lui, le levant au-dessus de sa tête.

— Ça, Ulfasso, fit Irvine avec délectation en venant se planter là les bras croisés, tu aurais dû le faire bien avant !

Mais à ce moment-là, alors qu'Ulfasso hésitait toujours, la rage se lisant dans ses yeux, Chovsky déboula comme un fou. Une fois de plus, je dus mon salut à son intervention.

— Non, Ulfasso ! s'écria-t-il. Ne cherche pas à calmer ta douleur dans le sang ! Erik n'y est pour rien, c'est sur ton ordre qu'il est parti en reconnaissance avec la princesse Irina !

Alors qu'Irvine plissait les yeux de rage, Ulfasso se tourna vers lui.

— Qu'est-ce que tu dis ?

— C'est toi qui as envoyé Roman donner cet ordre à Erik avant-hier, répondit calmement Chovsky. Tu le sais. Baisse ta lame, Ulfasso.

Mais ce dernier tourna alors son visage, sur lequel se lisait une colère bouillante, vers Irvine.

— Toi… ! murmura-t-il d'une voix rauque. Comment as-tu osé ?

Irvine se précipita sur son épée, se mettant immédiatement en garde.

— Oui, c'est moi qui ai envoyé Erik et Irina en reconnaissance, Ulfasso, avoua-t-il avec flegme. C'était une erreur, je le reconnais, ils n'étaient pas assez expérimentés. J'aurais dû y aller moi-même.

Sur ces mots, Ulfasso se précipita sur lui avec un grognement fauve, mais une fois de plus, Chovsky les sépara.

— Arrêtez, mes amis ! les exhorta-t-il d'un large geste, n'hésitant pas à se mettre entre leurs lames. N'avons-nous pas déjà eu notre lot de tragédies ? Pleurons Irina en silence, et honorons sa mémoire en nous comportant comme de véritables soldats du tsar, au lieu de passer notre colère en nous entre-tuant comme des animaux.

S'approchant d'Ulfasso, il lui enserra les épaules de ses mains.

— Je comprends ta colère, Ulfasso, lui dit-il, mais Roman Irvine, qui est ton ami et ton premier capitaine, croyait bien faire. Pardonne-lui son erreur.

Irvine sut, pour une fois, faire profil bas et, sincèrement peiné, il s'excusa devant Ulfasso.

Ce dernier nous jeta un dernier regard, puis rengaina son sabre et s'éloigna. Relevé alors par Chovsky, qui tentait de me réconforter en m'assurant qu'il savait que j'avais tout fait pour sauver Irina, il lança un rapide coup d'œil à Irvine, dans lequel je pus lire une vérité qu'il n'ignorait pas.

Les jours suivants, Ulfasso se comporta normalement, et pour un observateur non averti, il avait l'air d'aller bien. Mais je savais rien qu'en voyant le visage préoccupé des capitaines Chovsky et Irvine, qui connaissaient Ulfasso mieux que personne et pouvaient même se dire amis de ce dernier, que c'était loin d'être le cas.

J'étais assez proche de Chovsky, qui était probablement le plus humain de toute l'opritchiniya et aussi le plus mesuré, et dont j'admirais le courage, l'intégrité et la force. Ulfasso étant beaucoup trop loin de moi, Anton Zakharine Chovsky était comme un père et aussi un modèle que je souhaitais un jour égaler, voire surpasser. Chovsky également, à la différence d'Irvine qui ne m'avait jamais rien exprimé d'autre que du dédain, ne comprenant pas pourquoi Ulfasso m'avait laissé la vie sauve, était plutôt paternaliste envers moi. Lorsqu'il avait du temps, il me faisait la faveur de m'entrainer au métier des armes, et tout en attendant ces moments avec impatience, je lui en étais reconnaissant.

Un jour justement, qui était l'un des premiers annonçant le printemps, Chovsky, au cours d'une passe d'armes, montra sa profonde préoccupation par un manque de patience qui lui était peu coutumier.

— Suffit, fit-il en plantant dans le sol l'épée légère dont il se servait toujours contre moi pendant les entrainements. Tu n'as pas progressé d'un pouce depuis la dernière fois. Si c'était Ulfasso à ma place, tu serais déjà mort mille fois !

Ne comprenant pas ce qu'il voulait dire par là, j'ouvris de grands yeux.

— Ulfasso ? Pourquoi veux-tu que je combatte Ulfasso ? N'est-il pas notre chef bien-aimé, le général de toutes les Russies ?

Chovsky releva un œil froid sur moi.

— Que tu es naïf, dit-il avec un sourire cruel. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Il se pourrait bien que tu aies à combattre Ulfasso dans le futur, pour défendre ta vie. Et ce jour-là, avec ton niveau actuel, tu te feras tuer immédiatement.

— Je n'ai jamais eu la prétention d'atteindre un jour le niveau d'Ulfasso, admis-je, bougon. Je sais qu'il a une force extraordinaire, à la limite de l'humain, car il est inspiré par la Sainte Russie elle-même, à qui il a offert sa vie. Aussi, jamais je n'aurais la prétention de le défier en duel.

Et alors que Chovsky me regardait, prêt à répondre quelque chose, Ulfasso apparut à ses côtés, le regard baissé et un sourire amusé aux lèvres.

— Je vois que tu as bien appris ta leçon, fit-il d'un ton moqueur. Tu es plus endoctriné que bien des Russes… Mais si tu veux croiser le fer avec le général de toutes les Russies, inspiré par le Saint-Esprit, je suis ton homme !

Je n'en revenais pas. Ulfasso, qui ne m'adressait la parole qu'une fois tous les dix ans, me proposait une passe d'armes avec lui ! C'était une occasion en or de faire un bond en avant équivalent à peut-être dix ans d'entrainement.

Mais Chovsky, qui n'en croyait pas ses yeux non plus, ne l'entendait pas de cette oreille.

— Hein ? Tu veux te battre contre lui, Ulfasso ? Je viens justement de lui dire qu'avec son piètre niveau, il serait tué en moins d'une seconde si par malheur il devait combattre contre toi ! Il est tellement mauvais que même moi, je suis las de l'entrainer pour aujourd'hui.

— Alors, laisse-moi faire, et prête-moi ton élève quelques minutes. Ne t'inquiète pas, je ne lui ferais pas plus mal que nécessaire.

Le regard de Chovsky, incrédule, passa de moi à son capitaine.

— Je m'incline, fit-il avec un geste de la main déclinant toute responsabilité. Mais Erik, ne va pas te plaindre si tu perds un bras !

Ulfasso leva le menton vers moi.

— Alors ? Tu es d'accord ?

— Oui… Oui ! bredouillai-je, et je me mis immédiatement en garde.

Ulfasso, qui faisait quelques pas, le sabre pendant à bout de bras, eut un bref soupir amusé que j'interprétais comme un assentiment, et il leva soudain sa lame à hauteur de l'épaule.

Ulfasso avait un style assez particulier, identifiable entre tous, et qui devait probablement convenir à l'arme peu commune qu'il utilisait. Pour faire simple, on peut dire qu'il utilisait ce long sabre comme un grand couteau, d'une seule main, la gauche, se servant de l'autre pour mettre du poids sur la lame lorsqu'il bloquait. À cheval comme, plus surprenant encore, à pied, ce long sabre était parfaitement redoutable car il combinait à la fois les attaques d'estoc et de taille. Sa garde, que beaucoup d'escrimeurs tentaient sans succès d'imiter, était très reconnaissable : le sabre levé à hauteur des yeux, légèrement de trois quarts et les deux mains sur la garde, la pointe vers l'adversaire et la lame tournée vers le ciel. Aussi, il attaquait toujours le premier, et ne laissait jamais l'adversaire prendre la main. Voilà le genre d'escrime, difficile à contrer et parfaitement unique, que maîtrisait Ulfasso.

Je dois avouer que le challenge était tel que, parfaitement remonté, je déployais toute ma science contre lui. Mais cette science, acquise durement pendant les combats et les entrainements quotidiens, n'était toujours pas de taille à rivaliser avec celle d'Ulfasso. Et moi qui l'avais vu combattre « pour de vrai » de nombreuses fois, ou même échanger des coups avec Irvine qui passait son temps à l'engager, je dois avouer avoir vu Ulfasso combattre avec nonchalance pour la seule fois de ma vie. Il n'était pas trop vicieux, et ne portait pas ses coups, retirant même son sabre au dernier moment lorsqu'il se retrouvait trop près de mon corps. Se mettre au niveau de son élève, c'est peut-être une qualité que l'on peut attendre de son professeur ou d'un duelliste plus fort et plus expérimenté, mais cela me vexa. Du reste, il me désarma facilement, et je me retrouvais bien vite à terre, pantelant et vaincu, la pointe de son sabre sur la gorge.

— Un conseil, me dit-il après avoir éloigné sa lame de mon cou, alors que je me relevais, ne te jette pas sur mon sabre. J'ai remarqué que tu le faisais souvent. Un jour, tu pourrais bien te retrouver empalé dessus !

— Et que faire d'autre, alors ? m'écriai-je, me sentant impuissant et souhaitant ardemment qu'il me livre le secret de son escrime. Je suis bien obligé d'attaquer, si je ne le fais pas, c'est toi qui prends la main !

Ulfasso sourit.

— Le courage et l'obstination, ce sont tes grandes qualités, dit-il. Mais pour l'instant, avec ton style pas encore affiné, ce sont surtout des défauts. Tu n'es pas mauvais, mais tu entres beaucoup trop facilement dans les pièges qu'on te tend. Si tu veux pouvoir l'emporter contre moi, tu ne dois pas mettre un seul pied dans ma ligne d'attaque..

— Mais comment faire ? La portée de ton sabre est bien plus grande que mon allonge ! insistai-je, souhaitant en entendre plus.

— C'est là où tu dois réfléchir pour développer une stratégie, répondit-il en souriant. Tu dois trouver ton style propre, ce n'est pas à moi de te le dire.

Ayant dit cela, il tourna les talons. Je dois dire que je suis reconnaissant à Ulfasso de m'avoir donné cette leçon, car non seulement elle me fit réfléchir à ce que pouvait être « mon style propre », mais elle me permit de trouver une stratégie pour le contrer, et à laquelle je dois d'être encore en vie actuellement. Car les paroles de Chovsky se révélèrent prophétiques, et à peine six mois plus tard, Ulfasso passait par le fil de l'épée toute l'opritchnina.

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