Surclassée

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Vous connaissez cette sensation d'angoisse qui jaillit d'un seul coup dans vos tripes lorsqu'un professeur vous appelle au tableau ? Cette peur d'être observée qui vous paralyse, vous chauffe les joues et vous donne envie de disparaître instantanément ? C'est exactement ce qui m'a submergée lorsqu'a retenti la voix d'une hôtesse de l'air dans tous les haut-parleurs de l'appareil pour annoncer que la compagnie Simul Aviation et tout l'équipage du vol n°8432 à destination de Imperium se joignaient à elle pour souhaiter un joyeux anniversaire à Mlle CARNO au siège 5F et qu'à cette occasion elle l'invitait à se diriger vers la Première classe.

Mlle CARNO, c'est moi et je suis littéralement pétrifiée sur mon siège.

Bien sûr, comme si la situation n'était pas assez embarrassante, je suis prise entre deux autres passagers dont les yeux se sont immédiatement tournés vers moi après le message de l'hôtesse.

Mes yeux, à moi, sont rivés sur mon reflet dans l'écran incrusté dans le siège de devant. La première pensée qui me vient, c'est "Pathétique". Je ressemble à une enfant avec mes lunettes rondes qui grossissent absurdement mes yeux verts. Mes cheveux, trop nombreux et trop bouclés pour ma petite tête, sont complétement ébouriffés ce qui me donne un air négligé. Quant à mon pull-col-roulé-à-grosses-mailles-brun-favori qui enrobe mon petit corps, il ne semble pas avoir la faculté de m'engloutir totalement et de me rendre invisible. Dommage.

Mon voisin de droite, siège 4F, est un immense minotaure. Il doit bien faire minimum trois têtes de plus que moi, en hauteur comme en largeur. Je me demande même comment il peut tenir sur ce siège ridicule de classe éco alors que même sa chemise semble peiner à contenir tous ses muscles. Je n'ose toujours pas bouger d'un pouce pendant ce qui me semble être une éternité quand je sens son regard ocre peser sur moi et j'ai comme l'impression, à entendre son souffle de plus en plus bruyant, qu'il n'apprécie pas mon immobilité.

Ma voisine de gauche, siège 6F, est une Drapenzard aux écailles émeraude. Son corps longiligne repose mollement sur son siège et contrairement à M. Minotaure, son kimono de satin bleu lui sied parfaitement. En revanche, son impatience n'a d'égale que le frisson que me procurent son regard reptilien et son sifflement insistant.

Je n'ai donc pas le choix. Je dois me lever. Choisir si je sors de ma rangée par la droite ou la gauche et me diriger vers l'avant de l'avion.

Ce sera à droite.

— Pardon, excusez-moi, je vais passer, balbutiai-je de ma voix fluette.

Je n'ose même pas lever la tête pour faire face à ce mâle bodybuildé. Sa seule réponse sera un grognement sourd et intimidant avant qu'il se désincarcère de sa place.

Tête baissée, mon sac à dos serré entre les bras, je remonte l'allée jusqu'au sas qui sépare les deux cabines. Adanice, l'hôtesse Elfe – à en croire ses oreilles et sa peau bleutée – responsable de l'annonce, m'attend toute souriante.

— Encore joyeux anniversaire, Mademoiselle. Veuillez me suivre, je vous prie, je vais vous conduire à votre nouvelle place, me dit-elle avec un enthousiasme débordant, c'est avec plaisir que nous vous surclassons !

Elle tire le rideau qui nous sépare de ce monde où je n'ai jamais mis les pieds et s'engage dans l'allée face à nous. Je reste quelques seconde clouée au seuil, admirative et envieuse de son assurance.


La première classe est plongée dans une ambiance feutrée. Pas de brouhaha, pas de bruissements de sachets alimentaires, pas de pleurs d'enfants, pas de ronflements, pas d'éternuements. Le silence. Un silence doux et chaleureux.

Il n'y a pas autant de sièges qu'en classe éco. D'ailleurs, ce ne sont même pas des sièges mais des alcôves individuelles. Elles sont réparties en une rangée centrale de cinq places doubles et une rangée d'autant de places simples de part et d'autre de la carlingue. Je fini par suivre l'hôtesse en essayant de me faire la plus discrète possible. Je m'autorise tout de même à balayer du regard ce lieu qui me paraît hors du temps et je remarque qu'un brise-vue opaque sépare parfois les places doubles. J'en conclus que dans ce cas les passagers ne voyagent pas ensemble. Voilà qui m'aurait été très utile entre mon Minotaure et ma Drapenzard.

Je manque de rentrer dans ma guide quand celle-ci s'arrête devant une place côté hublot. Elle m'invite à m'installer dans ce siège, d'un geste gracieux de la main. Cette place est littéralement deux fois plus large et profonde que celle où je me trouvais encore il y a deux minutes. Pour couronner le tout, elle me laissa en me disant qu'une coupe de champagne me serait offerte après le décollage. Rien que ça !

Hésitante, je m'assois, mon sac toujours serré contre moi et la tête la plus enfoncée possible dans mon pull. La peur que l'on me remarque et que l'on me dise que je n'ai rien à faire ici est plus forte que moi. Je sursaute quand se déploie depuis un interstice sur le côté de mon dossier jusque sur l'arête de la cloison qui me fait face, une membrane souple alvéolée et transparente high-tech. Aussitôt, le peu de bruit résiduel qui flottait dans l'air est coupé et je n'entends plus que le son de ma respiration. Je comprends donc mieux le calme ambiant, chacun garde ses bruits pour lui. Ingénieux !

Je suis éblouie par tant de luxe. Je me détends et l'angoisse qui m'habitait toujours s'envole sans demander son reste. Après avoir brièvement observé mon alcôve, je laisse glisser mon sac dans une panière dédiée disposée à mes pieds. Par un procédé miraculeux, elle se range automatiquement sous mon siège, dans lequel je m'enfonce. Le moelleux et le confort dont il fait preuve m'avaient échappé. Je réalise alors que je vis une expérience que je me serais habituellement refusé de rêver, moi la petite humaine insignifiante, craintive et surtout modeste.

Mon regard est attiré par le paysage qui commence à défiler à travers le hublot. L'avion prend son élan pour décoller et je suis impressionnée par la sérénité qui continue de régner ici. Comme si l'avion n'était soumis à aucune secousse alors que j'imagine très bien les passagers de la classe éco bringuebalés comme dans un manège. Je laisse échapper un rire. Par réflexe, je plaque ma main contre ma bouche pour étouffer mon gloussement, le temps de réaliser qu'ici, même mes secrets les plus sombres sont bien gardés.

Pendant ce temps, comme si rien ne se passait, les autres passagers vaquent à leurs occupations diverses et variées. Finalement, depuis ma place je n'en vois que quatre, mais cela me semble largement suffisant compte tenu du spectacle qui s'offre à moi.

Une femme sans âge, exclusivement vêtue de blanc, brosse sa chevelure – elle aussi, blanche – à la longueur hallucinante à l'aide d'une brosse d'une grosseur déraisonnable en nacre. Si je n'étais pas certaine d'être saine d'esprit, je pourrais croire qu'il s'agit d'une vision, voire d'un fantôme. Sans comprendre pourquoi je suis entièrement hypnotisée par cette scène et il m'est impossible de m'en défaire. Un homme traverse l'allée d'un pas franc et la fraction de seconde où son corps fait barrage entre la femme et moi me suffit pour reprendre mes esprits. Je cille, un peu hagarde. Une sirène. Je n'en avais jamais vu. Je saisis mieux les fondements de leurs réputations.

Derrière elle, un couple de Semblables trinquent en se regardant amoureusement. Je serai toujours déstabilisée par cette race. La parfaite similarité de leurs visages, bien que l'un soit femelle et l'autre mâle, me met mal à l'aise. C'est un peu comme voir des jumeaux être amoureux l'un de l'autre ou pire, voir quelqu'un tomber amoureux de son propre clone. Si je devais illustrer le narcissisme, c'est exactement l'image que je prendrais. Mais je dois reconnaître qu'ils sont attendrissants et que leur amour, bien que troublant, fait chaud au cœur.

En revanche, derrière eux, mon pire cauchemar. Mon traumatisme d'enfance. Un gobelin. Ma maîtresse de CE2 était une gobelin. La pire créature qu'il m'a été de rencontrer. Elle était d'une méchanceté à en faire rougir un démon. Celui qui est assis dans ce siège est endormi, totalement avachi, ses mains crochues croisées sur son ventre. Comme tous les gobelins, il est petit, ses pieds ne dépassent même pas de l'assise et sa tête atteint seulement le milieu du dossier. Sa peau fripée lui donne l'air d'être extrêmement vieux, ses sourcils très épais et très noirs lui durcissent les traits et sa bouche dont la moue lui tire les commissures vers le sol laisse apparaître de toutes petites dents aussi pointues que ses longues oreilles qui dépassent de sa chevelure ébène dégarnie. Je tressaille quand il ouvre les yeux. Il se redresse, passe ses griffes dans ses cheveux et me fixe. Ma fin a sonné, j'en suis certaine. Il me sourit.

Voilà, dans un instant, je vais... Attendez, quoi ? Il me sourit. Oui, contre toutes mes attentes, M. Gobelin me sourit. Pas d'un sourire machiavélique dont avait le secret ma maîtresse de CE2. Non, il me sourit d'un sourire sincère. Celui qui vous plisse les yeux et vous remonte les pommettes. Je me sens idiote tout à coup. Alors je lui souris en retour.

Je me tourne vers le hublot et à la vue des nuages blancs que nous traversons mon sourire s'agrandit. Le ciel a ce pouvoir sur moi, il me ravit.

— Votre coupe de champagne, Mlle CARNO, intervient une voix familière.

Surprise, je me retourne et Adanice se tient devant moi avec une flûte entre les mains.

— Oh, merci beaucoup.

Elle s'éloigne et la membrane qu'elle avait dû rétracter sans que je ne m'en rende compte reprend sa place. Mes yeux passent de ma coupe au ciel et du ciel à ma coupe. Mon sourire se fait encore plus grand, je suis heureuse de me célébrer:

— Joyeux Anniversaire Jade !

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