Mon amie Mafalda  2/2

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Il m’a fallu attendre un petit moment avant de pouvoir m’asseoir près de Mafalda : une famille de touristes enchaînait les poses et multipliait les photos à ses côtés ! Je crois que j’avais encore sous-estimé son succès ! À présent c’est mon tour, et je n’ai pas l’intention de le laisser passer.

— Bonjour Mafalda. Tu ne me connais pas, mais moi je sais qui tu es. J’ai lu toutes tes histoires !

J’ai sorti mon kaléidoscope de ma poche et je le fais tourner machinalement entre mes doigts comme j'en ai pris l'habitude.

— Je m’appelle Gisèle, et je viens de France...

Je suis tellement concentrée sur ma présentation à Mafalda que je ne remarque pas tout de suite que l’objet vibre. C’est au moment où je plonge mon regard dedans que l’incroyable se produit : à l’intérieur du tube, Mafalda n’est plus une statue, mais une véritable petite fille !

Troublée, j’éloigne vite mon œil du cylindre, mais ce que je vois sur le banc me cause un choc encore plus grand : Mafalda, en chair et en os, est bien assise à mes côtés et elle m'observe ! Je suis à deux doigts de défaillir. Je ne sais pas ce qui se passe autour de moi, mais tout à coup, la rue Defensa disparaît, le brouhaha du marché s’estompe et, ses yeux noirs posés sur moi, Mafalda commence à me parler.

— Bonjour Gisèle ! Ça me fait plaisir que tu t’adresses à moi, généralement les gens se contentent de me toucher, prennent une photo puis s’en vont !

Sa voix est claire et pêchue, mais plus enfantine que je l’avais jusqu’alors imaginé. Je lui trouve un regard franc et intelligent, un sourire chaleureux. Moi je reste muette, encore étonnée par la vie que je viens de réveiller.

— Quel âge as-tu, Gisèle ? Que fais-tu en Argentine, si loin de chez toi ? Moi je n’ai jamais eu l’occasion d’aller en France hélas, sauf en posant mon doigt sur le minuscule point de ma mappemonde !

J’oublie vite l’étrangeté de la situation et j’entre dans cet échange que je n’aurais pas osé imaginer.

— J’ai dix ans. Et je vis ici depuis un mois, avec mon père, ma mère et mon frère Alphonse.

— Oh, moi aussi j’ai un petit frère, Guille. Il ne pense qu'à la soupe. Et à Brigitte Bardot. Une Française comme toi, d’ailleurs !

Je ne sais pas qui est Brigitte Bardot, alors je ne relève pas. Mafalda poursuit :

— Dis-moi, on sert encore de la soupe au dîner aujourd’hui ?

— Oui, parfois. Moi j’aime ça, Maman en cuisine une très bonne !

— Bah, moi je déteste la soupe, grimace Mafalda. En revanche, j’adore les meringues. On en trouve toujours, des meringues ?

Les réflexions de Mafalda sont déconcertantes : elle a la spontanéité qu’on lui connaît dans les planches, elle ne cherche pas à tourner autour du pot. Je lui parle de ma famille, de l’école, et Mafalda m’écoute avec une grande attention. Elle a compris très vite que je n’étais non seulement pas de son pays, mais surtout pas de son temps. Cela la rend curieuse, elle a envie de tout savoir sur tout, et m’interroge sur l’époque, sur le monde, sur son évolution. Elle-même est restée figée au milieu des années 70, là où son père Quino l’a « abandonnée » comme elle dit. Elle ne lui en veut pas, mais elle a tant à rattraper !

Moi, je l’avoue, les sujets politiques m’échappent un peu alors je lui répète ce que m’a expliqué ma mère : la fin de la Guerre froide — enfin à ce qu’il paraît — la chute du mur de Berlin, la réunification de l’Europe...

Ces nouvelles réjouissent Mafalda qui pense que le monde va mieux. Mais je sais que je dois aussi lui parler des autres choses, des thèmes qui ponctuent le journal télé et qui inquiètent mes parents, comme le conflit israélo-palestinien, la montée du terrorisme, la crise économique, les problèmes de pollution... Autant de sujets qui sonnent à mes oreilles et à ma conscience comme des gros mots, mais que je ne me sens pas capable d’expliquer à Mafalda. Alors me vient une idée : le Net ! On trouvera bien une réponse à toutes les questions de la petite fille sur le web et les réseaux sociaux !

Il n’a pas été facile de faire comprendre à Mafalda ce qu’était internet. Elle pensait que c’était un nouveau nom pour « téléviseur » quand je lui ai parlé d’écran dans lequel arrivaient des informations du monde entier. J’ai donc couru jusqu’au Marché des Brocanteurs pour emprunter son téléphone à Papa, prétextant vouloir prendre des photos, et j’ai ainsi pu montrer à mon amie à quoi ressemble la technologie d’aujourd’hui, et les moyens dont nous bénéficions pour explorer la Terre.

Elle a fixé l’objet avec de gros yeux ronds et elle a mis un moment avant d’accepter l’idée que tant d’images puissent parvenir en temps réel dans une si petite boîte. Je lui ai expliqué comment surfer sur la toile, et elle a vite trouvé le jeu intéressant.

Mafalda est allée chercher elle-même tout ce que je n’ose pas regarder, puis elle s’est plongée dans les vidéos : elle a ainsi vu que la guerre est toujours présente dans beaucoup de pays, la pauvreté et la faim plus actuelles que jamais, a découvert les «cartoneros» argentins et les sans-abri, de plus en plus nombreux partout. Elle a aussi constaté le manque d’eau, la pollution, le braconnage des animaux en voie d’extinction, la déforestation et les problèmes d’écologie. Des images l’ont touchée plus encore, celles des migrants qui meurent en pleine mer, et les attentats terroristes commis sur tous les territoires de la planète.

Elle a reçu de plein fouet les méfaits du capitalisme à outrance, de la mondialisation, l’existence des pandémies, la Covid-19, le confinement... Elle a surfé frénétiquement, zappé sans relâche, passant d’une catastrophe à l’autre, et lorsqu’elle m’a rendu le téléphone de mon père, elle avait le regard las et une gravité dans la voix.

— Tu vois Gisèle, je me plaignais de mon époque, mais je ne crois pas devoir envier la tienne. Merci de ta visite, je sens que j’ai besoin d’être seule à présent. Mais reviens quand tu veux, je serai toujours ravie de discuter avec toi !

Je me suis éloignée, penaude, me demandant si j’avais eu raison de venir l’importuner. Puis j’ai réalisé que mon kaléidoscope, qui n’avait pas cessé de vibrer et de chauffer dans ma poche durant toute la rencontre, était redevenu calme et silencieux, et j’ai compris que sa mission était remplie et que c’est sa magie qui avait rendu cet échange possible. Je l’ai alors serré plus fort, émue et reconnaissante.

Quand je me suis retournée, Mafalda avait retrouvé sa position et son sourire de statue, mais au coin de son œil, je crois bien avoir vu une larme couler.

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