Un autre temps

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Alors que peu à peu les mondes-demi s'éloignent, leurs âmes en croisent une autre qui les regarde tristement, Nati rejoint les Ancêtres.

Le temps n'est pas le même pour ceux qui voyagent. Ils rentreront la nuit suivante, le triste jour de la mort de la vieille accoucheuse.
La sentinelle de son clan l'a trouvée au petit matin raidie et le visage violacé. Elle était vieille Nati, les Ancêtres l'ont rappelée. Ils sont tous là pendant le Bwiti. Personne ne doute des raisons de sa mort.
Deux traditions se percutent et rendent le village impuissant à prendre une décision. Les funérailles de Nati devraient impliquer la venue de tous les clans, sans parler de sa famille plus éloignée d'un village au sud. L'organisation d'une telle manifestation nécessite des préparatifs qu'aucun n'est en mesure d'organiser. La cérémonie d'Iboga a dévoré des chèvres et des denrées désormais digérées. La défunte n'était pas riche, ni sa famille. Mais si le rite funéraire n'est pas convenable, que le roi et la wati Toubou ne sont pas présents, l'esprit de Nati voudra se venger.
Les habitants sont hébétés et affaiblis par l'orgie de la veille.

Chinaca prend la main.
Elle n'a pas sa place sous l'arbre des palabres, mais il faut dire au village les décisions qui seront prises en attendant le roi. Elle discute aussi rapidement que possible avec les coépouses et les griots !
Puis les femmes sortent de la tente en grand apparat. Chinaca, la mine sérieuse, fait signe aux enfants qui rodent, de chercher deux batteurs de lokole et le chef du clan des potiers.

Les tambours appellent et se taisent. La reine parle à la foule d'hommes et de femmes qui se tient maintenant devant elle.

« Nati a bien servi la communauté, elle ne peut pas s'empêcher de jeter un coup d'oeil à Kymia, l'autre accoucheuse, je suis la dernière qu'elle ait aidée. Le clan des potiers ne peut pas faire face à d'autres dons et la défunte ne peut pas partir sans être honorée. Cette nuit notre époux reviendra et avec lui la sorcière. Il assistera certainement aux funérailles mais c'est à lui seul d'en décider.
En attendant, à part égale, les coépouses et moi offrons l'équivalent d'un cycle de saison du surtravail d'un cadet en manioc et lotoko. Préparez le catafalque. Les coutumes de libation du Bwiti sont suspendues. Que les danseurs se relaient jusqu'au réveil du roi, il faut retenir l'esprit de Nati dans notre village. »

Lorsque Mongo et Toubou reviennent, le silence relatif qui les accueille les confirme dans leur vision commune : Nati est morte. Toubou en conçoit du chagrin et de la colère, le serpent et le jaguar ont agi. Et elle connaît l'un et l'autre.
Les palabres du Bwiti sont suspendus.
Mongo renforce les décisions des coépouses et des griots.
Pleureuses et danseurs l'accompagnent, Nati est enterrée et Kymia craint pour sa vie.
Elle doit parler à la sorcière.

*

Le village est là, assis devant le roi sur son trône, les dignitaires sont debout à ses côtés, Toubou en fait partie.
« Le Bwiti a parlé, les Ancêtres ont parlé. Le danger est grand, un danger pour tout le village. Si la vie doit triompher, il faut que la créature soit acceptée. Chaque chef de clan pourra aller la voir chez Toubou dès demain. Ils apporteront un présent pour signifier leur obéissance à la volonté du grand Dieu. La créature est une enfant de ébembé qui a volé la semence du garçon blanc.. Elle est née sans peau et s'appelle Leki Szoi Njambi. Badou est son père-frère. Njambi l'exige : aucun mal ne sera fait ni au père, ni à l'enfant étrange. Le Bwiti a parlé »

Le peuple de Mongo reprend :
« Le Bwiti a parlé, nous obéirons. »

*

Sa peau a repoussé, le miel des abeilles lui a épargné des cicatrices disgracieuses. Leki n'a aucune pilosité, sa peau est blanche, comme celle de son père-frère. Elle ne quitte jamais le très grand chapeau de raphia qui lui couvre la tête pour mettre son corps à l'ombre, il est attaché sous son menton avec une tresse plate de vélin.
La couleur de sa peau et l'absence de cheveux ne nuisent pas à sa beauté. Au fil des années, Chinaca ne peut s'empêcher de remarquer que la créature, qu'elle n'a jamais cessé d'appeler ainsi, lui ressemble.
Le village s'est habitué à l'apparence de l'enfant. En revanche, ce qui ne cesse d'étonner, c'est son intimité avec les abeilles : les larmes de Njambi. Au-delà de la peur que ses origines inspirent, Leki est acceptée grâce aux avettes. Les abeilles tournent autour d'elle du lever au coucher du soleil, une petite délégation d'une dizaines d'insectes qui s'agitent dès qu'un peu d'hostilité flotte dans l'air. Yembé, Tissina, Chinaca ne peuvent pas l'approcher.
Et grâce aux abeilles, malgré l'animosité de sa troisième épouse, le roi s'est pris d'affection pour Leki, elle a le regard de sa mère décédée. Et puis côtoyer la Nzoi Njambi réhausse son prestige. Avec lui, les abeilles se conduisent comme avec Toubou et Badou : elles volent autour de lui, se posent sur sa tête, se promènent sur son corps, y brossent leur duvet en totale confiance. Cela flatte son égo.
Depuis que Leki tient sur ses jambes, le roi interdit la destruction des ruches, alors la sorcière a enseigné au village son procédé de collecte. À l'aide d'un bâton puis d'un brin d'herbe creux, on traverse la ruche. Les alvéoles brisées libèrent le miel, un écoulement s'ensuit durant quelques heures. La manœuvre est délicate et la collecte appauvrit la ruche, il faut donc beaucoup de ruches pour un prélèvement compatible avec la survie des avettes et des exploitants habiles à ne pas se faire piquer. Ce travail, évidemment, revient aux cadets.

C'est le premier bienfait de la protégée de Njambi. Il y a désormais beaucoup de miel dans le village. Les trocs permettent des échanges et des mariages avantageux.
Mongo ne veut plus prendre d'épouse. Quand il a cherché le Bwiti, il a compris qu'il ne pourrait pas avoir de fils quelle que soit la femme qu'il prendrait. Cela affaiblit sa fonction, mais comme le village est prospère, les habitants relativement heureux et que les abeilles l'aiment, le chef des clans reste le Chef.
Au contraire, Chinaca a perdu une part de son influence. Elle n'a pas donné d'enfant au roi, et elle ne lui en donnera pas. Elle sait qu'une malédiction pèse sur son ventre.
Sa capacité de nuire s'en est trouvée amenuisée.
Un fort sentiment d'injustice et de frustration la taraude ; non seulement elle ne peut pas revendiquer sa maternité, mais en plus la sorcière tire tous les profits de la situation.

Leki a connu cinq cycles de saisons.
Aujourd'hui Badou a promis de l'emmener sur la terre des ruches. Elle court joyeusement avec Le Chien vieillissant chez Vuvu. Elle l'appelle Mbwawa. Il s'est habitué aux abeilles, il a bien fallu.

« Vuvu… Il est où Khali ?
— Mboté Leki, il est au champ avec ses frères.
— Je vais voir les ruches avec Badou, il a dit qu'il voudra venir la prochaine fois.
— Alors passe au champ.
— Qu'est ce que tu fais, dans le pot ?
— Je râpe le manioc pour sa première cuisson… Roohh rappelle ton abeille, Leki, elle me dérange…
— Elle a faim.
— Je ne suis pas une fleur !
— Si, tu es une délicieuse fleur noire !
— Sauve-toi vite, petit démon blanc ! »

Leki s'en va en riant, elle entend Vuvu en écho.
Vuvu et ses fils sont les seuls amis de la maison de Toubou.
La chamane et Vuvu forment un clan étrange, un clan sans hommes pour commander. Parce que, bien que cette famille comptent deux hommes, ni Badou, ni Mosi ne s’intéresse à ce genre de choses. Toubou prend les désirs de son fils en considération quand elle doit décider de quelque chose : ça lui convient très bien. Quand à l'aîné de Vuvu, parce qu'il est un paria, il ne trouvera pas de fille autre qu'étrangère et très pauvre. Laisser les rênes de leurs vies entre les mains des mères satisfait très bien les deux garçons.
Ils se comprennent d'un geste, d'un regard, Mosi pénètre la pensée de Badou presqu'aussi bien que Toubou.

C'est le deuxième bienfait de Leki, sa présence protège sa famille de coutumes défavorables aux gens comme Vuvu ou Badou.

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