Les abeilles

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La multitude pareille à une montagne gonfle et s'étire vers le ciel. Sous la pression de Badou, les abeilles retournent à leurs activités et Leki se trouve considérablement plus légère : sauf sa garde permanente, les derniers insectes s'écartent, semble-t-il, à regret. La petite fille se tourne vers Khali, un large sourire aux lèvres. Il est immobile, sidéré et la dévisage ahuri.
Peu de villageois ont vu cette symbiose entre Nzoi Njambi et les larmes du grand Dieu.

Le roi, un jour, l'avait exigé. Il vint avec ses dignitaires, sur la terre des abeilles.
Yembé était absent, malade, parait-il.
Après le corps à corps, lorsque les abeilles, allaient retourner à leurs affaires et que Leki pouvait se relever, elle s'approcha de Mongo. Elle lui tendit une main qu'il saisit. La danse des avettes, nombreuses encore, avait enclos le roi et l'enfant. Il sentait la main douce et paisible de Leki dans la sienne grâce à quoi il parvint à garder son calme pendant que les insectes l'exploraient. Puis elles retournèrent à leur besogne, sans que l'on sache ce que cette visite leur avait appris.

Khali parvient enfin à parler.
« Pourquoi elles font ça, pourquoi elles te piquent pas ?
— Mama dit que les abeilles me reconnaissent, comme si j'étais une grosse ruche, ou une grosse reine. Comme si j'étais l'une d'elles chez les hommes. Elles voudraient que je vienne avec elles.
— Comment tu le sais, qu'elles veulent ça ?
— Je sais pas, comme Mama Toubou elle entend Badou, moi j'entends les abeilles.
— Elles parlent ?
— Non hein, sinon tu les entendrais aussi, elles me… elles caressent dans ma tête, ça chatouille un peu et dans les chatouilles je sais des choses. C'est pour ça que je peux toujours trouver des fruits et les nids de frelons et aussi quand une bête dangeureuse s'est approchée du village...
— Et toi tu leur parles ? Tu leur dis quoi ?
— Moi, je les aime. Je leur dis ça ou autre chose comme, si je suis heureuse ou triste. Elles écoutent je crois parce qu'elles me chatouillent pas dans ma tête, mais dès que je pense des choses de nous, se laver, ou manger, ou que quelqu'un a fait quelque chose, elles me chatouillent, elles s'arrêtent pas de me raconter leurs trucs d'abeilles. Je vois qu'elles s'en fichent des trucs des Hommes. Sauf quand les cadets viennent prendre le miel, elles voudraient les tuer. Elles me crient et là ça chatouille pas, ça pique pour que je dise qu'ils arrêtent. Je dis qu'ils arrêteront jamais. Que tout le monde aime leur miel, mais que y a qu'elles qui savent le faire. J'essaye de leur demander de casser elles-mêmes un chemin pour donner du miel. Elles sont pas d'accord. Elles voient pas que c'est plus grave si c'est pas elles qui font. Moi ça, ça m'embête, c'est comme si je suis pas gentille, alors que je les aime. »

La figure de Leki se froisse, elle pleure presque. Les insectes qui étaient posés un peu partout sur elle, s'envolent et tournent, élargissant les cercles, ils cherchent la menace. Badou caresse la tête de sa fille-sœur. Khali tranche, catégorique.
« Faut que tu manges plus du miel.
— Oui, je mange plus déjà et des fois, elles me font un cadeau, je tire la langue et elles peuvent poser dessus, un faux miel qui n'est pas fini, mais sucré quand même. Et des fois c'est presque du miel.
— Et moi aussi si je tire la langue, elles vont me donner du miel ?
— Ben non ! T'es pas une abeille !
— Toi non plus !
— Si je suis une grosse abeille ! »

Leki se précipite sur son ami et le pince assez fort pour qu'il crie. Alors elle se sauve en courant, son chapeau tressaute comiquement, Khali la poursuit. Badou sourit, mais lève les yeux au ciel. Il n'a pas que ça à faire, il doit ramener la petite fille, aider pour préparer le repas. Alors seulement, il pourra retrouver Mosi et aller pêcher.

*

Toubou n'est pas rentrée, elle devait voir quelques malades. Elle a emporté son panier contenant ses grigris et ses herbes : lemba-lemba, Kako-kako, doundounké
Chaque jour, petit à petit, elle enseigne sa science de sorcière à sa fille adoptive. Il faut que la fillette développe plus de talents que les autres, pour se rendre indispensable parce que, quand des malheurs surviendront, il y en a toujours, la tentation sera grande de dire que c'est la faute des démons blancs de Toubou, la faute surtout de l'enfant d'une ebembé. C'est ce qu'elle est pour tous.

Un jour Leki est rentrée en pleurant. Mosi et Badou l'avaient emmenée au village pour déposer une potion contre la douleur, à une femme du clan des sculpteurs.
La reine et Kimya étaient devant la case à tresser du raphia. En passant, Leki remarqua le regard appuyé et peu amène de la mwasi moto , elle la scruta également. Tinaca marmonna et Kimya lança sans réelle animosité :
« La reine veut pas que tu la regardes, fille de démon. »

Choquée, Leki ne sortit de sa transe que lorsque Badou tira sur sa main. Avec l'autre il fit un geste : « Ça va, ça va. Ne t'inquiète pas. »
Mais les larmes roulaient sur les joues de l'enfant et de retour chez elle, elle raconta la scène à Toubou.
La chamane contrite lui répondit :
« Mon petit caudis précieux. Il y a un secret sur ta naissance que j'ai caché dans un mensonge. C'est un mensonge très important, il te protège.
— Dis le secret !
— Non, le secret je ne peux pas te le dire, mais tu le sauras un jour. Je peux te dire le mensonge mais c'est un mensonge désagréable, il est nécessaire : il te rend aussi forte qu'un molimo. Tu veux le connaître ?
— Oui.
— Et tu ne diras rien ? Que c'est un mensonge ?
— Non, je dirai rien.
— J'ai raconté à tout le monde que ton papa c'est Badou et ta maman un démon…
— C'est Badou mon père-frère !
— Badou t'as élevée avec moi, c'est vrai, c'est ton père, mais tu n'es pas son fruit.
— Et le démon ?
— C'est pas la vérité bolingo, le démon n'était qu'une femme, mais je veux que les gens croient que tu es la moitié d'un ebembé, comme ça ils ont peur de toi et ne te font pas de mal.
— Mais ils m'aiment pas.
— Moi, je t'aime ! Et Badou et Vuvu et les garçons et tes abeilles, et même Mongo, je crois.
— Je dirai rien, mais j'aime pas les démons !
— C'est bien normal bolingo.
— C'est qui mes parents. »

Toubou avait mis deux doigts sur sa bouche en signe de silence.

Leki sait maintenant qu'on ne l'aime guère, mais peu de villageois lui sont réellement hostiles et ceux-là les abeilles les identifient facilement.

Yembé a appris la leçon le jour où il a voulu corriger la fillette pour une poterie cassée. Il a fondu sur elle comme un orage, en criant, main levée. Une dizaine d'abeilles l'ont immédiatement attaqué et se sont sacrifiées.
Cela a beaucoup peiné Leki.
Après ça elle a eu besoin de se consoler dans la caresse des ruches. C'était fut la première fois que les abeilles lui chatouillaient l'esprit.
« Nous sommes toutes une, toutes en vie, tant qu'il reste une abeille dans ce monde, parce que chacune de nous a plusieurs jumelles et nous toutes existons dans le corps des autres. Les danses avec nos sœurs et les sœurs de nos sœurs gardent dans leurs pas, la présence de chacune d'entre nous pour toujours. Et tu es plus importante pour notre peuple, que n'importe quelle ruche au monde. Tu es la reine des reines, nous te protégerons dans les courses des soleils, ainsi en a décidé la vie, pour croître. »

Cette caresse lui avait fait du bien, elle n'avait alors pas compris autre chose que, nous te protégerons toujours, et cela avait été réconfortant.

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