Le jour où Minou m'a fait ses adieux

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Je suis réveillé par une truffe humide et insistante sur ma joue. Je maugrée, vais pour pivoter sur le côté, mais le bougre, campé sur ma poitrine, pèse une tonne et demie.

— Eh, lève-toi !

— Hein ? J’articule d’une voix pâteuse et incertaine, comme si mon chat venait de me parler.

— Ne te rendors pas.

Je cligne avec peine des yeux collés par le sommeil, tourne la tête vers ma table de chevet, l’horloge digitale et son affichage lumineux. Il est quatre heures du matin.

— Putain de…

Minou pose sa patte poilue sur ma bouche.

— Pas de grossièreté, s’il te plaît. Ne dis rien et suis-moi.

D’un bond, Minou saute à bas du couchage et je me redresse lentement, plaque mon dos sur la tête de lit en velours. Un instant, les bras le long du corps, je divague au cœur de la nuit. L’aube de juin transperce les volets clos et dessine les contours de la chambre à coucher ; je distingue vaguement les portes coulissantes du placard, la chaise de bureau recouverte de vêtements, les bouquins en rang sur l’étagère ; la figurine en plastique d’un superhéros en collants.

Le silence enveloppant me caresse la joue ; je suis à deux doigts de me rendormir. Le charme est rompu par Minou qui gratte à la porte de la chambre. Sa façon de m’enjoindre, chaque matin, de lui servir le petit-déjeuner.

— T’as vu l’heure ? je dis dans un bâillement, comme si je voulais oublier que mon chat venait vraiment de me parler.

Minou joue de ses griffes sur la couche de peinture acrylique ; la petite dizaine d’années de ce conditionnement fait glisser une jambe hors du drap, puis l’autre. La fraîcheur du parquet allume des lampions sous mon crâne. Lentement, je rejoins le couloir enténébré. La queue dressée, Minou me précède et m’attire vers la porte menant sur le jardin.

— Ouvre, me dit-il de son timbre étrange, comme s’il nettoyait une vitre avec un chiffon humide.

Je tourne par deux fois la clé dans la serrure, abaisse la poignée, tire le vantail vers moi. Une brise légère courtise mes cheveux et alourdit mes paupières. Je sens le poil doux de mon compagnon qui file entre mes jambes.

J’habite un quartier tranquille, en périphérie d’une petite ville de province perchée sur le coteau d’un domaine vignoble distingué. Depuis mon petit jardin, j'apprécie la plaine alentour et le méandre indolent du fleuve.

Après avoir effectué quelques pas nus sur la terrasse en pierre naturelle, je m’arrête, les bras ballants. Devant moi, alors que le vent soulève un pan de ma chemise de nuit, l’aube souligne l’horizon d’un jet de lumière saumonée. Juste au-dessus, effaçant de sa présence une grande partie de la Voie lactée, stationne un monstrueux objet circulaire.

Une putain de soucoupe volante.

Je titube jusqu’à la chaise la plus proche et m’accroche à son dossier, les jambes en coton. La tête me tourne ; mon cerveau refuse d’admettre ce que fixent mes yeux. Minou grimpe sur la table et se plante devant moi, les moustaches frissonnantes.

— Pas mal, hein ? Douze kilomètres de diamètre, trois kilomètres de haut. Sa masse se calcule en milliards de tonnes. Sa capacité de transport dépasse l’entendement. Le mien, dans tous les cas. Il y a tout un océan, là-dedans, mon copain !

— Un océan ? je répète, comme si mon chat ne conduisait pas la conversation.

Le regard plissé, je perçois alors les longs filins qui relient la Terre et le vaisseau titanesque, tendus et brillants, suspendus dans l’atmosphère matinière, comme les milliers de cordes d’une harpe monumentale.

— Marées, vagues et courants, il faut bien ça pour que s’y retrouve toute la biodiversité marine. Heureusement, ils ont aussi reconstitué tous les territoires terrestres, parce que l’eau, ce n’est pas trop mon truc.

Minou m’adresse un clin d’œil ; mes avant-bras portent encore les cicatrices des bains forcés, lorsqu’il revenait crotté de ses escapades juvéniles, avant qu’il ne devienne un matou pantouflard et gourmand.

— C’est qui, ils ? je demande, comme si je venais de saisir une bouée de sauvetage flottant à la surface d’une grande confusion.

Les filins, dorés par les rayons de l’astre levant, ondulent au rythme du vent léger. Le tableau est aussi fascinant que silencieux ; pas une voiture, pas un chien ni un oiseau, même les grillons se sont tus. Minou fait un tour sur lui-même avant de me faire face à nouveau, puis penche la tête, son improbable sourire dessiné sous le museau.

— J’ai apprécié ta compagnie durant ces onze ans, alors je vais te l’annoncer maintenant, plutôt que tu le découvres en même temps que les autres humains : dans quelques heures, tous les animaux auront disparu de la surface de la Terre, mon copain !

Je me souviens de Minou, minuscule boule de poils, endormi et confiant, alors que je l’arrache à sa mère siamoise, fierté d’une amie habitant en région parisienne. Pelotonné sous mon pull, les griffes plantées dans mon ventre, alors qu’à la hâte je remonte le quai dans Paris gare de Lyon. Son museau rose et humide qui dépasse et aspire un air inédit, alors que je m’installe dans le train qui nous ramène à la maison.

— Vous allez où ? j’interroge, comme s’il m’était impossible de formuler autre chose que des questions.

— Sur une autre planète, dans un autre système, vraiment très loin d’ici. Je ne peux pas te dire exactement où, car je ne suis qu’un chat, après tout. Ce que je peux te dire, en revanche, c’est que toutes les espèces, à l’exception de quelques-unes, ont accepté cette invitation. Chaque courant que tu observes, ce que tu associes à un filin (Minou me fait un clin d’œil), est la manifestation d’un être vivant tracté en direction du vaisseau. J’ai hâte d’entamer cette transition, ça doit être une sacrée expérience !

J’ai à peine conscience d’avoir fait le tour de la chaise afin de m’y effondrer, et réalise être en train de caresser la tête de Minou, lorsque je quitte enfin du regard l’improbable refuge en orbite stationnaire. Mes doigts fourragent sa toison bicolore, à la recherche de souvenirs heureux et partagés. Avec un pincement au cœur, je comprends qu’il s’apprête à m’abandonner définitivement.

— À l’exception de quelques-unes, je ressasse pensivement, comme si je pouvais graver pour toujours le rictus flagorneur de Minou dans mon esprit.

— Les moustiques préfèrent rester ici, ainsi que les cafards et les rats. Et les humains. Pardonne-moi cette association de malfaiteurs, mais je ne fais qu’énoncer la vérité. L’entièreté raisonnable du règne animal, quant à elle, quitte la planète tristement condamnée.

— Comment ça, condamnée ? je glapis, connement.

Le sourire de mon chat disparaît. Il glisse sous mes doigts et parade sur la table, sa queue fouettant l’air frais matinal.

— Allons, mon copain. Je connais ton point de vue sur les affaires humaines. Je sais que tu ne tiens pas en haute estime tes congénères. Aussi, je ne vais pas te mentir ni tourner autour du pot — ces concepts sont issus de l’inutile complexité des rapports entre hominidés. Ton espèce n’a pas été invitée (Minou sourit de nouveau ; une moue de guingois, comme si une de ses vibrisses refusait de suivre le mouvement). Vous êtes tellement fiers de votre gros cerveau ! Des millions d’années d’évolution pour en arriver à un tel organe, n’est-ce pas ? Il est tellement dommage que cet avantage vous ait amenés à tout esquinter, de façon quasi définitive, et à sanctionner tout le vivant terrestre avec vous. Heureusement, ils sont arrivés.

— C’est qui, ils ? je répète, comme si la bouée à laquelle je m’accroche pour ne pas sombrer était enduite d’huile d’olive.

Plutôt que de me répondre, Minou pointe une de ses pattes postérieures vers l’aurore et entreprend de faire sa toilette. Je reste muet tandis qu’il mordille, suce, mâchonne et lèche avec entrain son jarret, puis la houppe qui fleurit entre ses coussinets. D’autres souvenirs de ma vie avec lui me reviennent, comme la fois où il avait dû porter une collerette, à la suite d’une altercation avec un de ses congénères. Il avait eu l’air tellement ridicule !

Il s’arrête brusquement, une touffe de poils retenue par sa langue râpeuse, les oreilles immobiles, son regard jaune braqué sur moi. Un instant, je me demande s’il sait lire dans mes pensées. Il se pourlèche les babines et m’adresse un clin d’œil.

— Tu as été un bon maître, mon copain. Tout d’abord, je te remercie de ne pas m’avoir affublé d’un nom trop ridicule. Je n’affirmerai pas que tu débordes d’imagination, mais je préfère Minou à Pupuce, Caramel ou encore Malo. Ce genre de blagues vous fait-il vraiment rire ?

— Le chat Malo, hein ? J’articule, comme si je n’avais jamais pensé à l’appeler Rabia ou Todo.

— Merci, ensuite, d’avoir toujours pris soin de moi. La vétérinaire que tu as choisie est douce et compétente ; j’aimais bien ça, lorsqu’elle me tripotait le ventre. Bien sûr, il y avait le vaccin annuel, mais une petite piqûre, ce n’est pas si terrible, n’est-ce pas ? Dommage qu’à partir de ce matin, elle doive chercher un nouveau boulot (Minou penche légèrement la tête sur le côté.). Pourquoi fais-tu de gros yeux ? Ah ! Mais non, mon copain, je ne t’en veux pas pour cette histoire de stérilisation ! J’ai vite compris mon intérêt de ne plus traîner misérablement dans le quartier, d’échapper au risque de me faire écraser sur vos foutues routes, par vos foutues voitures, de me battre jusqu’au sang, avec ceux de mon espèce, pour répondre à un instinct délétère. J’ai très bien vécu ma fonction de matou, de gros pépère squatteur de coussin. Ceci-dit, ils m’ont promis de savoir réparer ça. Je suis curieux d’inaugurer bientôt une belle descendance.

— C’est qui, ils ? je ressasse, comme un cancre qui rechigne à apprendre sa leçon.

Le Soleil éclabousse soudain la terrasse, enlumine thuyas et rosiers, comme un plein phare saillant de l’horizon courbé. Je plisse les yeux. Assis sur la table de jardin, Minou est enrobé d’une aura blonde. Ses pavillons auriculaires dressés se parent d’une jolie teinte chaude et diaphane.

— Je vais bientôt devoir y aller, mon copain. L’arche a encore beaucoup à faire, d’ici à l’autre bout du monde (Minou me regarde avec ses adorables billes citrines.). J’aurais vraiment aimé que tu partes avec moi. Vous allez bientôt en baver. Je veux dire, encore plus qu’actuellement.

Je me rends compte que Minou flotte à quelques centimètres au-dessus de la table de jardin ; un courant menant au vaisseau l’a capté et l’entraîne lentement.

— Minou ! Je pleurniche, alors que mon unique ami s’éloigne maintenant de moi, naviguant dans l’air du petit matin.

— Adieu, mon copain ! Tiens bon, il reste tout de même quelques trucs chouettes à expérimenter avant que… eh bien, il ne soit plus possible de faire l’expérience de quoi que ce soit. Je penserai souvent à toi. (Alors qu’il culbute graduellement, Minou remue activement ses quatre pattes pour se remettre d’aplomb.) Ah, j’oubliais, je suis vraiment désolé pour cette fois où j’ai vomi sur le beau tapis en laine dans le salon. Je te le jure, ces énormes crevettes étaient des surgelées !

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