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Elle salue les journalistes, mécanique, avec le sourire qu’il faut, parce qu’il faut sourire, ils ont été briefés là-dessus, on ne va pas dans l’espace en faisant la gueule, à la limite quand on en revient et qu’on voit les gens, présents, oppressants, bruyants, usants. Mais ça, Mia ne l’a pas dit au type des relations médias. Alors elle bouge la main, à la manière d’une marionnette aux joues trop figées, une dont on verrait encore le fil de nylon accroché au poignet.

Depuis son entrée dans le programme, elle s'est toujours appliquée à ficeler ses pensées, les manipuler comme il fallait, se faire parler avec les mots qu’ils attendaient. La technique, les calculs, procédures et connaissances astronomiques, elle les a depuis longtemps, les jette sans réfléchir parce qu'elle n'a pas besoin de réfléchir pour ça. Concernant le reste, les ressentis, émotions, les trucs qui se passent dans la tête, c'est plus compliqué parce qu'elle ne les comprend pas, ne se comprend pas. Plus compliqué car il ne s’agit pas de donner les bonnes ou mauvaises réponses, plutôt des raisonnements, des chemins par lesquels passer. Confinement, promiscuité, interactions sociales, réaction au stress, comment, pourquoi, il faut expliquer, pas juste démontrer et surtout ne pas allumer les voyants qu'ils surveillent de près. Alors elle a tout épluché, dessiné avec minutie celle à être en matière d'isolement affectif, de réduction des stimuli sensoriels, perception du temps, frustrations exacerbées ou altérations cognitives diverses. Elle a fabriqué son pantin psychologique, l’a manié avec calme et prudence, éloigné des racines des tableaux psychasthéniques, paranoïaques ou dépressifs, baladé à coups de rictus, heureuse, concentrée, inquiète, sereine, entre les séances de table basculante, les tests à l’effort, tabouret tournant, électrocardiogrammes, centrifugeuses.

Du coin de l'oeil elle distingue les autres en terminer avec les joyeusetés, casse le fil et rattrape de justesse son sourire qui se dilue. Revenue sous la pluie de flashs elle s’interroge une seconde sur la nécessité à tirer autant de clichés, se demande si la hauteur d’un évènement se mesure au nombre de crépitements ou s’il s’agit juste d'un prolongement toxique, gâcher les photos comme...

Discrète, elle tâte au fond de sa poche le lecteur Minidisc, le même modèle qu'elle possédait il y a quinze ans, retrouvé sur Ebay pour presque rien. Elle ne comprend toujours pas pourquoi ça n'a jamais pris, le Minidisc, parce que coincé entre le CD et le MP3, probablement, tout est allé trop vite, tout va tellement trop vite ces derniers temps, aujourd'hui la musique n'a plus de supports, presque plus, juste des serveurs à l'autre bout du monde, des abonnements. Elle, elle préfère cent fois son engin, la vibration quasi imperceptible du disque qui tourne contre la cuisse, le sifflement comme un moustique dans l'écouteur, qui accélère, ralentit, se pose finalement et musique ! Ses compagnons embarquent une peluche, une balle de golf ou juste une photo de leur famille, elle, quand on lui a demandé, elle a failli dire « moi », moi je m’emmène et ça suffit largement, mais le technicien a fini sa phrase pendant sa pensée, un petit objet il a précisé, dans la capsule si vous voulez, le reste va en soute. Ah, alors le lecteur, elle a murmuré sans le ah, avant qu’il fasse une drôle de tête, grince un je dois me renseigner, pour les interférences, les fréquences dans le module.

Dans le bus qui mène les astronautes jusqu'au pas de tir, dans ce folklore historique et solennel , grégaire ? oui, un peu grégaire, d'une certaine façon, avec néanmoins une dimension sociobiologique, peut-être, Mia ne trouve pas les mots, il faudrait des études, savoir ce qui a emmené un organisme unicellulaire à monter dans ce bus de l'espace. Un chemin fantastique, piqué cependant d'un petit regret pour Mia, à la vue des sièges lisses à la teinte bleutée, qu’ils aient changé l’Astrovan. L'ancien, le fameux airstream zingué et ses allures de camping-car suranné, avait ce gout-là, celui d’aller loin avec pas grand-chose, de détenir un grand tout dans presque rien. Il sentait le tranchant de l’aluminium, parce que Mia était monté dedans, avait demandé l'accès avant qu'ils ne l'exposent au Kennedy Space Center. Elle était monté et ce parfum, cet oxyde amer qu’on aime ou qu’on déteste, ce quelque chose de suave genre forêts de résineux, entre miel, menthol et térébenthine, ce parfum avait fermé ses yeux, lui avait montré un robot sorti d'une usine aseptisée, une petite fille en robe, chapeau, champ de blé et coquelicot dans la main, lui avait chuchoté l' odyssée de l’espace et les clochards célestes. Surtout, ce vieil engin lui rappelait le Miavan, son GMC rouillé, usé par le sel et la quête de libertés. Elle sourit, pense à Tommy, lui qui a suggéré de l'appeler ainsi, comme celui de la NASA, il avait crié les yeux pleins de malice, hein Mia ? comme ça tu seras déjà un peu là-bas.

Durant la conférence de presse de la veille, les questions ont d’ailleurs largement tourné autour de lui, l’Astro, pas le Mia. Il y a eu une poignée d'interrogations sur la mission, les capteurs à changer, panneaux solaires à remplacer, les sorties extravéhiculaires, mais avant toute chose, et le nouvel Astrovan, qu’en pensez-vous, qu’est-ce qui change par rapport à l’ancien, comment c’est à l’intérieur ? Mia n’a pas répondu, laissé le soin aux autres de décortiquer le design, le bruit du moteur et tous ces trucs que les journalistes avaient déjà dans leur dossier mais qu’ils voulaient entendre de vive voix, au cas où. Lorsqu’enfin, ou malheureusement, on lui a demandé ce qu’elle ferait là-haut, elle a récité. Les heures de préparation avant la sortie, le vêtement de régulation thermique, celui de ventilation, de refroidissement liquide, puis la combinaison, le cordon ombilical, le sas, le verrouillage du casque, les vérifications et enfin la pressurisation. Trente kPa, huit heures et demi maximum de sortie, oui mais vous, quelle sera votre tâche précise à l’extérieure de la station ? a-t-on soufflé au fond de la salle. Atteindre le panneau, dévisser les quarante-huit vis miniatures le verrouillant, si possible avant le terminateur, le terminateur ? La limite jour/nuit, a-t-elle précisé, dans le cas contraire il faudrait installer un éclairage et, sous la légère appréhension décelée au premier rang, elle a presque ri, ajouté ne vous en faites pas, lors des répétitions en piscine, le temps était très correct, nous bénéficions d’une marge de vingt minutes sur cette partie de l’opération. Trop technique, trop long, on a changé de sujet, sans même demander ce qu’il y a derrière ce panneau. Et la vie dans la station alors ? Sport, sommeil, mesures, repas, sport, comptes-rendus, sport encore, elle a débité toutes ces choses racontées dans des dizaines de documentaires mais qui la tenaient loin de la question initiale, laissaient la porte fermée. Au cas où le reste s’engouffrerait. Oui, qu’allait-elle faire là-haut ?

Comprendre. Les images jetées dans mes rêves d’aussi loin que remontent mes souvenirs, le creux dans l’estomac à chaque coucher de soleil, lorsqu’on peut encore dans l’orange-rouge-rose-violet-bleu ciel-bleu foncé, les compter sur les doigts d’une main : Polaris, Vénus et Bételgeuse. Savoir, d’où vient la nausée d’avoir les pieds sur terre depuis trop longtemps, d’avoir beau sauter et sauter encore sans jamais parvenir à décoller, chercher pourquoi le monde est trop petit pour mon esprit, pourquoi je suffoque de l’intérieur même lorsqu’il n’y a rien à l’horizon. Et vous Mia, qu’allez-vous faire là-haut ? Me trouver, ou me perdre, et chacune de ces possibilités m’illumine le cœur si vous saviez.

Elle n’a rien dit de tout ça, ni aux journalistes, ni au programme et encore moins à Alex. Les soirs où il la rejoignait sur la balancelle au fond du jardin et qu’il demandait pourquoi, elle soufflait inlassablement un je sais pas. Facile, un peu vrai, protecteur aussi, même si le plus souvent c’est lui qui la protégeait du monde. Lui qui claquait des doigts, hé, hé, pour la ramener, sur une nationale sans virage, à un passage piéton, un diner trop plein de mondanités, à tous ces instants qu’elle choisissait de laisser de côté pour se réfugier dans cet ailleurs que lui ne demandait qu’à trouver. Ce « je sais pas ». Pas de plans, d’indices ou de vieilles cartes qu’il aurait pu déchiffrer, juste un témoin, un seul témoin à même de l’y emmener. Un témoin muet, juste un sourire, une main sur la joue et un baiser pour décliner, changer ce sujet dont elle n'a même pas parlé. Il n'insistait pas, croyait comprendre, avait un peu de ça en lui également, moins, mais un peu, sa propre musique, celle de sursauts radios rapides. Un rythme entêtant, même pas sonore, Mia s'est toujours demandé s'il l'entendait, cette neige sur une pellicule devant laquelle il s’extasiait. Quasars, magnétars, supernovæ, regarde celui-là, criait-il soudain dans le canapé, 1.3 gigahertz, et la périodicité, treize jours, tu te rends compte, peut-être une exoplanète, imagine que je prouve que c’est une exoplanète, il tremblait sur sa souris, ça serait la première de ce genre, il faut que je regarde de plus près, alors il se redressait, ramenait son laptop sur ses genoux, n’osait pas lui dire que sa tête sur son épaule le gênait, je vais envoyer un mail à Arecibo, oui c'est ça, demander s’ils l’ont, hein ? Elle serrait son bras, pour acquiescer, il remontait ses lunettes dans la lueur azur de l’écran, et ASKAP aussi trépignait-il, elle l’observait, distinguait le reflet de l’ordinateur dans ses yeux, Mark va me dire s’il ont un truc aussi, quelle heure il est ? quelle heure il est à Berlin ? mince, il tapait du talon sur la moquette, j'écris quand même, pas grave, tapait plus fort, plus vite. Sa musique.

Mia tape aussi du pied entre les sièges lustrés de l’Astrovan. Pour se calmer, elle appuie une main sur sa cuisse, appuie encore, aperçoit les combinaisons orange prostrées autour d'elle. Prostrées, tendues, impatientes et apeurées. Tenues en respect face à ce silence cousu par toute l'humanité, celle d'aujourd'hui et d'avant, ces yeux levés par les premiers aborigènes, le temps du rêve, ces tablettes d'argiles où est gravé le cadavre de Tiamat, ces murs couverts de barges solaires, Ré vers la voûte céleste, ces récits du réveil de Brahma, ces observatoires de pierre qui couvrent le monde, Stonehenge, Kokino, Nabta Playa, Chichén Itza, ces vies dédiées à comprendre, à se demander ce qu'il y a et comment ce qu'il y a tourne si bien, d'Aristote à Galillé, de Ptolémé à Kepler, d'Ibn-Al-Haytam à Copernic, ces lunettes, gnomons, cadrans, téléscopes, radiotélescopes, spectroscopes... Ce souffle qui anime le monde depuis qu'il respire, des milliers d'années de questions pour une réponse ici, à cet instant, Mia voudrait leur dire à tous, ceux qui ont levé des pierres, ceux qui ont observé les ombres, dessiné, calculé, recommencé, leur dire que oui, aujourd'hui ils y sont arrivés.

Elle faufile un écouteur à son oreille, roule la molette suspendue au câble en scrutant le numéro sur le minuscule écran et se souvient des heures passées avec Alex. A écouter, choisir, écouter encore, ça non ? pas mal ça ? bof, on le laisse dans la présélection, au cas où, des heures de juste lui, sans tous les trucs de la vie. Quand elle a raccroché avec le directeur du programme, il l’a serrée dans ses bras, a jeté tu te rends compte ! en la secouant. Elle les a gardés le long du corps et murmuré : je vais prendre quoi comme musique, là-bas ? Il a fait semblant de ne pas entendre, a prié, une fraction de seconde, que l’inconnu la laisse revenir avec lui, l’a serrée plus fort et les semaines qui ont suivi, l’a aidée, à sa manière. A se taire, ne plus parler d’enfant, rester dans le champ qu’elle lui autorisait, ne pas déborder, choisir, écouter, convertir, ça ? pas mal ça ? mouais, écouter encore, profiter des heures avec elles, enregistrer des minidiscs, découper, effacer, juste, des heures d'elle, sans son ailleurs et ses refuges.

Les premières notes de Snow, des Red Hot, la seule chanson d’Alex de la liste, la seule qu’elle désire entendre maintenant, pétillent dans l'écouteur. Une bonne chanson, ici, dans ce temps. La ligne droite jusqu’au pas de tir, les têtes basses, yeux fermés, pas elle. Elle, elle fixe sur le côté du rideau à peine tiré la poignée d’arbres déjà filée, un peu floue, d'autres branches, de plus en plus floues mais elle ne veut pas cligner des yeux. Elle veut pleurer, parce que c’est le moment, parce qu’un sourire, une main sur la joue et un baiser, ce matin encore, parce que la lagune, les bancs de sables, sa dernière photo, parce que son pied qui tape sur la moquette, sa tête qui hoche triste quand elle change de sujet, parce que la lagune, les bancs de sables et la plage, parce qu’elle lui a pas tout dit, elle réalise désormais, son mensonge main sur la joue, ses je sais pas pour pas parler, parce qu’elle a toujours tout fait pour pas parler, pas pleurer, parce qu’elle veut sentir le vent, les bancs de sables et la plage, parce qu’elle a les yeux qui brillent dans ce bus, parce que le soleil croise son regard et dissipe les formes, dissipe ses... pleure bordel ! parce que la plage, la mer, les lèvres qui se serrent, parce que c’est maintenant, parce que là, les mots ne veulent plus dire la même chose, le vent ne veut pas dire la même chose, pleure je t’en prie, le soleil ne veut pas dire la même chose, pleure de lui, pleure de toi, de tout, pleure tes je sais pas et tes mains sur la joue, pleure tes silences et ta peur de lui dire, parce que partir ne veut plus du tout dire la même chose. Pleure. S’il te plait.

Ce matin il a dit je t’aime et qu’il ne regarderait pas le lancement. Elle a répondu je sais et c'est tout.

Virage, bâtiments blancs, secousse et l’Astrovan s’arrête. La chanson aussi. Mia se dresse, renifle, espère que c’est pour la raison qu’elle croit, mais n’ose pas s’attarder dessus, ne sent rien sur sa joue alors elle suit la troupe, aperçoit le conducteur, a une pensée le concernant, un truc du genre… non, oublié. Elle baisse la tête à la sortie du bus, marches chromées, sol béton, pose le pied à cheval sur deux dalles, lève les yeux, deux techniciens, lève davantage, toit du château d’eau, tourne un peu le buste et voilà. La hauteur de l’évènement. 111 mètres. Le monstre d’acier ronronne sur sa plateforme chenillée, Mia le sent sous ses pieds, comme s'il était impatient, enfermé, prêt à exploser. Les ergols sont transférés, l’hydrogène et l'oxygène chargés, la jeune femme vire ailleurs à la vue du module, de la plateforme flottante prête à se retirer, terrorisée par la bête. Mia a tout effacé, tout remplacé par. Ça.

Passerelle, ascenseur, passerelle encore, tout effacé oui, installation, harnais, liaison radio et on referme la porte du module, effacé les bancs de sable, tablette sur les genoux, vérifications, une suite de ok, reçu, ok, reçu, effacé la lagune, fermeture des casques, sytème de lancement autonome verouillé, oublié la mer, T moins 2 minutes, mise sous pression des réservoirs, SSME à température, la plage et le vent, T moins 13 secondes, allumage, inclinaison, puissance nominale des moteurs, objectifs braqués, ordinateurs branchés, capteurs reliés, processeurs survoltés, oublié le soleil, mains tremblantes et respirations saccadées, instant T, oublié qu'en fait, elle part, propulseurs à poudre, ignition et poussée.

Et oublié de pleurer.

Car au final, elle a toujours eu ça, comme un dessein, un point sur l'horizon de son histoire. Un point ou des milliers, âmes soeurs constellées et collées sur le plafond de ses nuits d'angoisses, d'insomnies et de de je sais pas. 
Elle a toujours eu ça, l'envie idiote et superbe, naïve et pourquoi pas, non pas pourquoi pas, parce qu’il faut, l’envie enfin, de mettre de la musique sur les étoiles.

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