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32, 33, 34, la vitesse en mètres seconde défile dans le coin gauche d’un des ordinateurs de bord, si vite qu’elle en oublie les décimales, 35, la vibration emplit l'espace, secoue le module et met l’acier en tension tandis que sous leurs pieds la puissance crépite comme un millier d'enceintes saturées, 36, moteurs à 90%, altitude 80, 81, 82 mètres, la télémétrie clignote d’une nuées de chiffres en augmentation, T +5 secondes, Mia n'a toujours pas respiré, pas le temps d'y penser, ses doigts boudinés par la combinaison se cramponnent tant bien que mal à l'accoudoir de son siège, 37 mètres/secondes, initialisation de l’inclinaison, altitude 312, déjà, le système autonome de décollage enclenche la rotation, elle ne sent rien, sait que l’engin roule sur lui-même pourtant perd ses repères, mais il ne faut pas, l’entrainement, allez, surveille l'accélération, le plan orbital, le temps, tout va trop vite, 60m/s, 22 secondes depuis le lancement, encore 38 avant que Capcom ne reprenne les commandes, altitude 1.3km, bon sang, elle inspire, a peur, à peine un instant, même pas assez pour avoir peur en fait, 28 secondes, ose un regard pour ses deux compagnons, juste là, devant, 182m/s, tous subissent, il n'y a rien à faire à part vibrer, ou trembler, elle ne sait plus, plus où elle est, plus où elle va et ce bruit, ce bruit infernal, comme si le ciel était en train de se froisser, 4.6km, 42 secondes qui ont déjà paru une éternité, reprends-toi, rappelle-toi les simulations, allez, les doigts se desserrent, elle fronce les yeux, pupilles dilatées, ne transpire pas, il fait chaud ? aucune idée, mais pourquoi tu te demandes ça, garde le contrôle, coup d'œil à la pression aérodynamique, voilà, altitude 7km, ensuite, ensuite quoi ? elle veut penser, n'y arrive pas, penser à ce qui se joue, avoir une image du dehors, observer la fusée s'élever comme elle l'a déjà fait des dizaines de fois, penser quelque chose de profond, se dire cette fois c'est moi, au moins réaliser ou s'émerveiller un instant, tu t’égares encore, reviens, c’est maintenant, les moteurs réduisent, 84%,80%, ok, des chiffres, les chiffres elle connait, maitrise, 54 secondes, bientôt le point, 74%, il faut surveiller, elle croit sentir la pression augmenter, les nombres se croisent, elle ne peut pas sentir, la fusée si, la contrainte est énorme, des tonnes de métal contre des tonnes d’air, moteur à 70%, le palier arrive, encore un instant et.

Top.

Max Q atteint, les moteurs accélèrent de nouveau, 102% de la puissance nominale, T+64s, une minute avant le largage des propulseurs, vitesse 430m/s, 1550km/h, altitude 12500 mètres, incroyable, elle n’est jamais allée aussi haut, jamais aussi vite. Elle sait que ça ne va pas s’arrêter, connait chaque minute qui va suivre dans le moindre détail, les a répétées, sur le papier, en simulateur, des dizaines de fois, oui mais voilà. Voilà. Devant elle, Ryan tend le doigt, presse l'écran, confirme la prise de contrôle par Capcom, étire son bras entre les sièges, Mia pose sa main sur la sienne, sans réfléchir, Giggs l'imite, observe ces trois gros gants empilés qui se congratulent en se secouant, probablement le seul geste qu'ils n'ont pas calculé. Mia sourit, parce qu'on dirait un de ces encouragements précédés d’un discours grave et percutant. 8 secondes avant la fin du match, un touchdown pour gagner, dernière combinaison, pas le droit à l’erreur, le stade retient son souffle et au milieu du terrain, les joueurs en cercle. Même geste, pourtant en existe-t-il un autre ? Un pour se féliciter d'être dans une fusée ? Non, Mia conclut que non, et qu’il faudrait l’inventer, mais pas maintenant, maintenant on range les bras, pas le temps de tergiverser. Mia se saisit de sa tablette, se remet droite sur son siège, ignore la sangle qui comprime sa cuisse, pense une seconde à un hôpital, l'odeur de l'air fabriqué qui lui arrive dans le nez, frais, métallique et désinfecté. Oui, on se croirait dans un hôpital, celui de Tampa, quand elle s'est arraché le doigt en changeant la courroie de son van, même couleur artificielle, ce gris industriel qu'on ose pas toucher de peur de l'oxyder, même lumière blanche impossible à regarder, trop froide et déshumanisée, 3200 km/h, quinze secondes avant le largage et l'alarme qui clignote, dernière image du médécin qui l'a recousu, envolée, le cœur frappe trois fois dans la poitrine, puis elle se souvient, ça s'allumera quoi qu'il arrive a dit le directeur des opérations lors des essais, c'est rien, c'est rien mais quand même, pourquoi laisser une alarme s'il n'y a rien d'alarmant ? distiller une angoisse, ça marche, maintenir la vigilance, ça marche aussi, Mia scrute tous les éléments de la télémétrie tandis que Giggs acquitte le défaut. L'angle orbital se maintient, 57 degrés, largage dans trois, deux, un.

Séparation.

Les deux boosters s'écartent, c'est ce qu'indique l'écran, dans le module à peine une secousse, non même pas, un « doum » imperceptible, ça se passe 60 mètres plus bas, la vibration change pourtant, toujours agressive et surpuissante, elle résonne pourtant différente, comme si la fusée luttait, livrait une bataille contre la Terre qui les retenait, des milliers de litres d’oxygène et d’hydrogène crachés sans discontinuer pour les sortir de cette bulle si dure à transpercer, comme s’il ne fallait pas, que l’homme n’était pas fait pour ça, reste ici, ne t’avise pas, ces frontières-là tu ne veux pas les franchir. Mia sursaute d’un spasme à la vue de son écran scintillant, elle tapote, vérifie l'allumage des propulseurs auxiliaires, la trajectoire des deux réservoirs désormais loin d'eux, ils montent, suivent la courbe, encore un peu, elle calcule, altitude 49km, ils amorcent leur descente, l'inclinaison est bonne, elle confirme l'amerrissage au point prévu, les suit encore un peu, pas de défaillance, ok, trois minutes désormais avant le tonneau et la connexion satellite, trois minutes où il n'y a pas grand-chose à faire. La fusée entre dans l'atmosphère dense à près de 6000km/h, en accélération continue, les constantes défilent sur les écrans, chaque ligne s’incrémentant à une vitesse folle, chaque paramètre calculé au millième près, une mécanique de folie, Mia pense à Tommy.

Son histoire d'étoile filante, combien d'années ont passé ? huit, et il avait raison, elle y est arrivée, devrait se sentir... quelque chose, mais se demande si elle a bien programmé ses mails. Oui, oui, elle se revoit faire, pourtant a un doute, n'y peut plus rien de toute façon. Elle imagine leur tête, à tous, Tommy, Alex, Rose… non, vaut mieux pas imaginer, pas savoir, se décevoir ou espérer. Des fois il n'y a pas de questions à se poser, pas de raisons à chercher, est-ce qu'on demande aux oiseaux d'où leur vient l'envie de migrer ? Altitude 134 kilomètres, le nombre donne un instant de vertige, puis Mia réalise que ce n'est même pas la distance de Milk Creek jusqu'à Oklahoma City. Etrange paradoxe, ou rapport, ou façon de voir les choses elle ne sait pas, prend soudain conscience que la terre est grande, qu'elle va se nicher à un peu plus de 400 km au-dessus de la mer, observer les villes comme des têtes d'épingle, tenir le Sahara entre deux doigts, voir les aurores boréales comme des volutes de lait dans un café, peut-être même apercevoir un ouragan recouvrant un tiers d'océan et pourtant. Pourtant elle ne sera pas si loin. Le compte à rebours TDRS l'extirpe de sa tête, de ses interrogations sur l'Afrique, l'Inde ou n'importe quelle autre contrée à même de lui apporter des vérités, ces spiritualités qu'on va chercher quand comme elle on regarde le monde sans un regard, une minute avant la transmission radio, et si elle ne trouve rien ici, si même une fois sortie de la pièce elle reste enfermée, rotation enclenchée, elle respire fort, de plus en plus fort, l'horloge angulaire tourne sa flèche, elle ouvre la visière de son casque, connexion dans quarante secondes, balaie le module du regard, Giggs qui pianote, oui elle est enfermée, ne peut pas s'échapper, même pas se lever ou marcher, elle suffoque, elle ne pourra pas respirer, ouvrir la bouche et savoir quel gout a le vide spatial, trente secondes, elle s’est peut-être trompée à chercher sans même savoir s’il y a quelque chose d’enterré, elle veut sortir, tire sa lanière verrouillée pour avoir une excuse, tire plus fort, impossible de s’extraire, vingt secondes, réception du signal en cours, oui t’es coincée Mia, tu t’es coincée toute seule, elle ferme les yeux, non, non, non, calme, calme-toi, en attente du TDRS, pense à quelque chose, pense à en bas, elle inspire, longtemps, clot ses paupières et voit les champs.

- Sirius II, ici Capcom pour contact.

La Terre. Elle rouvre les yeux, réplique d’instinct, pour parler à quelqu’un, quelqu’un qui verra une bande de nuages sur l’horizon ce soir.

- Capcom ici Sirius II, contact Ok.

- Reçu, vérifications avant MECO, Sirius.

Minutieusement, Mia répond de la même manière à chaque élément de la checklist. Report radar transmis, report radar transmis reçu, lien TDRS fort, lien TDRS fort reçu, FIDO enclenché, FIDO enclenché reçu… Elle répond, se concentre et oublie, pression trois moteurs constante, pression trois moteurs constante reçu, a envie d'ouvir la fenêtre qui n'existe pas pour voir ce nouveau dehors, G-Limit 0.99, G-Limit 0.99 reçu, poser ses coudes sur le rebord, être au balcon des étoiles, début séquence de réduction, début séquence de réduction enclenchée, elle pianote, la puissance des moteurs principaux décroit, 99, 98%, elle passe le relais à Ryan une minute avant l’arrêt, 94, 93, 92%, puis scrute le point de largage, là, il arrive, non, eux y arrivent, elle se tient prête à intervenir sur la correction orbitale si besoin, n’aura qu’une poignée de secondes, 86%, MECO dans 14 secondes, T+ 8m06s, altitude 164km, vitesse 24600 km/h, caméra externe sur le réservoir principal, image fixe du flanc orangé de l’appareil, 78%, Sirius II préparation pour Main Engine Cut Off, le point se rapproche, Giggs fixe l’écran, Ryan se tient prêt, 72%, top, arrêt des moteurs, largage du réservoir. Secousse cette-fois-ci, comme s'ils perdaient leur caravane sur l'autoroute, enfin Mia n'a jamais perdu de caravane, seulement le auvent du Van dans le Montana mais l'impression est la même, moteurs de correction enclenchés, le réservoir tombe dans le vide, trajectoire ok, le module seul continue sur sa lancée, on attend, check tous les angles, les vitesses, il s'éloigne, on attend encore, pas d'alarme, voyants au vert, on vérifie encore, Capcom MECO ok ? MECO confirmé approuve Ryan, MECO confirmé reçu, correction orbitale en cours Sirius, reçu, une, deux ou peut-être trente secondes de silence et nouveau grésillement dans les casques.

- Capcom à Sirius, trajectoire confirmée, orbite préliminaire atteinte.

- Reçu Capcom.

Le soulagement n’a pas le temps de s’installer, ni même d’être soufflé. Il se suspend quand le centre de commandement reprend, plus léger.

- Félicitations Sirius II, vous êtes désormais dans l’espace.

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