18
- Il restait une fiole du docteur, ma mère l’a pas bu parce qu’elle va mieux et elle croit que ça lui tord les boyaux alors je l’ai emportée monsieur Mark, au cas où, si un de nous tombe malade, enfin il fait pas chaud et y en a plein qu’ont de la fièvre au village, parait que le vieux Phil peut plus bouger de son lit, c’est vraiment mauvais signe dit ma mère, parce que c’est une vieille carne aussi tenace que de la vermine, je sais pas ce que c’est la vermine, mais ça doit pas être gentil, je le vois dans ses yeux, elle s’énerve, moins que quand elle parle de mon père mais faut pas rester dans le coin, même si on a rien fait, moi je tourne la tête et je joue avec un truc qui traine, ou je sors dehors, tout doucement, c’est pour ça que je vous dis qu’elle va mieux monsieur Mark, elle râle sur le docteur, le vieux Phil et sur ma sœur aussi, qui a laissé la porte ouverte ce matin en prenant du bois, la volée qu’elle a pris, moi je mettais mes chaussures j’ai bien regardé mes lacets et pas relevé la tête, puis le mari de ma sœur a voulu être gentil, il lui a montré la fiole, ma mère c’est là qu’elle a crié que sa soupe avait dû gelé à cet apprenti sorcier et qu’elle avait eu mal au ventre toute la nuit, c’est quoi un apprenti monsieur Mark ?, enfin voilà, on a une fiole au cas où, c’est bien non ?
Le regard sur les montagnes face à eux, roses, oranges et brillantes de l’aube qui les salue, Mark murmure c’est bien oui, puis tapote le flanc de la jument, comme pour lui dire profite un peu du silence, ça ne va pas durer. La pauvre bête montre déjà des signes de fatigue, après une heure de marche seulement, cet escroc de John ne lui a pas refilé sa meilleure monture, les sabots élimés comme un vieux couteau à viande, le pas lourd, la tête qui dandine de gauche à droite en toussant par les naseaux des torrents de vapeur et de mucus… Pas sûr qu’elle ne survive à la montagne, même avec le chargement minimal de Mark. Les sacoches d’où dépassent le fusil et les machettes ne sont pas pleines, la tente, un peu de viande séchée, une tenue de rechange, les couvertures sur la selle, pas de quoi écrouler une bonne jument, puis Billy a insisté pour porter son propre sac, non c’est bon monsieur Mark, regardez, c’est pas lourd, je sens presque rien qu’il a dit en manquant de tomber à la renverse sur Napa. La chienne, aussi excitée que le garçon, mais moins bavarde, les précède depuis la sortie d’Aurora, s’impatiente par moments de l’allure du trio derrière elle alors jette son dévolu sur une bestiole imaginaire à droite, sur une trainée de poussière givrée soulevée par le vent à gauche, laisse le convoi la dépasser, prendre de l’avance, puis le rattrape à toute allure, comme poursuivie par une terrible menace. Mark a hésité à l’emmener, la montagne elle ne connait pas, mais n’a pu se résigner à la laisser chez lui, préfère l’avoir à ses côtés, puis elle tiendra chaud au petit si la nuit est vraiment froide.
- C’est vrai ce qu’ils ont dit monsieur Mark les gars dans l’église ?
- A propos de quoi ?
- Des loups, des ours et des Indiens ?
- Les loups y a bien longtemps que personne en a vu ou entendu et les ours sont en hibernation, on risque pas d’en croiser un, ces abrutis du village n’y connaissent rien. Qu’est-ce qui t’inquiète avec les Indiens ?
- Ce sont des salopards ? ose Billy, répétant mot pour mot ce qu’il a entendu la veille.
Le gamin recrache toutes les histoires glanées au saloon, chez lui ou avec les garçons de son âge, parait qu’ils sont pas humains, qu’ils boivent du sang, à la pleine lune, avec des têtes de serpents bouillies dans l’eau de la rivière, puis ils peuvent marcher dans le feu sans se brûler, sans rien sentir, Trevor, vous savez le fils du shérif, je l’aime pas trop il croit tout savoir mais il traine toujours avec nous, ben lui il dit qu’ils font de la magie noire, j’ai pas osé demandé c’était quoi, parce que la magie j’en ai déjà vu au saloon quand y a les caravanes, c’est des tours de cartes, une fois le piano il a joué tout seul, c’était marrant, je sais qu’il y a truc, un fil je pense, puis c’est pas dangereux, pourtant Trevor il chuchotait, parce que rien d’en parler ça pouvait attirer les esprits, les esprits c’est comme les démons monsieur Mark ?, je suis pas sûr mais je crois parce que ma mère dit que le vieux Phil a perdu l’esprit, et comme il cherche des démons, je me dis c’est peut-être pareil, ah et une fois devant l’église un gars des mines, un gros tout rouge je me rappelle plus son nom, il avait une serviette sur la tête et les autres ont demandé ce qu’il s’est passé alors il a répondu que les Indiens l’ont scalpé, qu’il en a abattu deux mais que ces bêtes sauvages l’ont attrapé à dix, enroulé autour d’un arbre, et même là ils avaient du mal à le tenir il disait le gros, puis un grand coupe-coupe et clac apparemment, je savais pas pour le scalp moi, Trevor m’a expliqué après, c’est dégueu monsieur Mark non ?, pourquoi ils font ça ?, ça repousse quand même après ou faut une serviette pour toute la vie ?, moi je crois que…
- Il a embrassé un arbre, à cheval.
- Quoi ?
- Perkins, le gros des mines, cet idiot était à cheval et n’a pas vu une branche, se l’est prise en pleine tête, ça lui a ouvert le crâne, il a inventé cette histoire d’Indiens pour ne pas passer pour un bon à rien.
- C’est vrai monsieur Mark ? Comment vous savez ?
- Je le sais.
Les mains en avant, tenant des rênes imaginaires, Billy mime et commente son spectacle, alors il était assis, tranquille, sautille comme porté au trot, et d’un coup bam !, fait mine de percuter la branche, se jette en arrière, se rattrape de justesse, emporté par le poids de son sac à dos, puis se met à rire à tue-tête dans la plaine gelée, attire l’œil curieux de Napa, c’était ça monsieur Mark ?, en pleine tête comme ça ? C’était ça, oui, confirme Mark, en pleine tête, il se tape le front, boum, assommé le gros, Billy s’esclaffe de plus belle, assommé le gros il répète, alors Mark sourit, poursuit, les deux fesses par terre, le cheval qui continue tout seul, Billy n’arrive plus à s’arrêter, le cheval qui continue ahhhh ahhh, se tord en deux, tente de respirer entre les éclats de son fou rire, bon sang souffle-t-il à peu près calmé, j’aurais aimé voir ça, pas vous monsieur Mark ?
- Si, souffle Mark du bout de ses lèvres étirées avant de ratisser les alentours du regard.
Augusta, léchée par l'horizon derrière eux, se mue en fantôme pas après pas, comme ses habitants au fil des ans, une ville invisible, hantée par elle-même, par ces spectres de vies, ces visages vaporeux qu'un coup de vent emportera avec la poussière un beau matin. Les montagnes face à eux observeront cet instant sans broncher, comme toujours, verront une autre Augusta grandir en face d'elles, au loin dans la plaine, puis vieillir, s'éteindre, et encore une autre, un souffle sur leur horloge, il lève les yeux sur les nuages, aperçoit le soleil et la lune danser les jours comme si c'était des secondes, jours et nuits, encore, étoiles et ciels bleu, plus vite, et ces sommets qui sans bouger s'habillent et retirent leur manteau de neige avec les saisons, distinguent à peine les silhouettes qui s'attardent à leurs pieds, disparaissent déjà, toutes les mêmes, toujours toutes les mêmes.
- Les Indiens sont comme nous Billy, lâche-t-il alors que le petit s'est calmé, fixe la forêt sur le versant abrupt qui se dessine devant eux. Ce ne sont pas davantage des bêtes ou des sauvages que nous, juste des hommes qu'on a chassé du jour au lendemain et qui veulent revenir chez eux. Ils mangent la même chose que nous, boivent la même eau, respirent le même air, saignent de la même couleur. Tout ce qu'on raconte, c'est pour cacher la vérité, parce qu'on a peur. On préfère croire que ce sont des animaux, parce que les animaux n'ont pas le droit d'avoir des terres, de l'argent, de l'or, qu'en feraient-ils ? Tu comprends Billy ?
Je crois, murmure le garçon pensif, la terre gelée marmonnant sous ses pas. Il se retient d'ouvrir la bouche, a envie de demander vous êtes sûr, parce que personne n'aime les Indiens, même ma mère, mais il préfère se taire et comme si Mark lisait dans ses pensées, il poursuit, lui explique qu'à force de répéter et répéter toujours les choses, on finit par y croire, comme M. Simmons et son blé, tu te rappelles ?, tout le monde lui disait rien ne pousse sur cette terre, trop froide, trop dure, ils se sont moqués, l'ont raillé pendant des mois, pas un seul n'y croyait, Billy ne connait pas le mot railler, n'ose pas interrompre Mark, et pourtant il a réussi, tous ont semé l'année d'après, venaient le voir pour des conseils... Mais s'il avait écouté dès le début, s'il s'était dit oui, ils doivent savoir parce qu'ils le disent tous...
- Y a pas de raison que tout le monde ait raison.
- Pour votre femme aussi ils ont menti alors ?
Le garçon regrette aussitôt sa question, baisse la tête sur ses chaussures pour ne pas croiser le regard furieux de monsieur Mark, veut s'excuser, mais ignore s'il faut, avec son père c'était pire encore, fallait juste se taire et encaisser, alors il hésite, resserre ses épaules, se dit que le sac à dos est épais, y a ses affaires et même la casserole pour faire bouillir de l'eau, ça devrait le protéger, essaie de reformuler un pardon dans sa tête, reste à fixer ses lacets, voit dans le cadre les sabots de la jument, c'est bien qu'elle soit entre lui et monsieur Mark songe-t-il, il est désolé de nouveau, attrape ses doigts, les tire, oui il est désolé, allez, il faut lui dire, allez, relève la tête, mais pas vers lui, ou juste un peu.
- Je suis...
- Elle était malade, très malade. On n'avait pas beaucoup d'argent et les docteurs en ville nous ont parlé d'un traitement, qui coutait très cher. Je suis parti pour les mines, il parait que ça payait bien. Un mois plus tard j'ai reçu un télégramme, elle s'était endormie tranquillement, c'est ce qu'ils ont dit. Alors je suis resté, ça ne servait plus à rien de rentrer.
Ils n'ont plus parlé pendant longtemps après ça, enfin pas à voix haute, sont rentrés dans la forêt avant la tombée de la nuit et ont monté le camp après avoir grimpé sur le flanc de la montagne. Mark s'est occupé du feu et de la tente, Billy du bois, sans trop s'éloigner, sa machette et son courage à pleines mains, parce qu'il faisait nuit et que même s'il voyait les silhouettes là-bas, derrière les arbres, il avait un peu peur. Ils ont mangé du bœuf séché, réchauffé sur le feu, Mark a demandé si c'était bon et Billy, trop heureux de retrouver la parole, a répondu que oui, trop bon, vous avez déjà mangé du bison monsieur Mark ?, tout le monde dit que c'est la meilleure viande, mais qu'y en a plus, ma mère elle raconte qu'avant ma naissance, longtemps avant hein, elle les voyait dans la plaine, des centaines il parait, ça dépendait la saison je crois, c'était au printemps, ou l'été je sais plus, moi j'en ai jamais vu, c'est gros non un bison monsieur Mark ?, plus gros qu'une vache ? Bien plus gros qu'une vache, et j'en ai déjà mangé oui, c'est presque pareil que ça, moins gras peut-être. En tout cas merci monsieur Mark, renchérit Billy la bouche pleine, chez moi on mange pas beaucoup de viande vous savez, depuis que mon père est parti c'est...
Mark a écouté les histoires du gamin encore un moment, puis le petit est tombé de fatigue alors Mark a tapoté le sol à côté de lui et Napa s'est allongée, collée à Billy. Il les a emmitouflés dans deux couvertures, le froid tombait sacrément vite, a remis deux troncs morts dans le feu et s'est allongé de l'autre côté, le fusil sous le bras et l'œil à moitié fermé. La morsure glacée qui accompagne le lever du soleil les a réveillé par les pieds, gelés, presque paralysés, Mark s'est empressé de souffler sur les braises, de remettre des brindilles qui faisaient plus de fumée que de chaleur, bouge pas il a intimé à Billy, reste sous la couverture, frotte tes pieds l'un sur l'autre, enfin une flamme timide, morceaux plus gros, souffle encore, tu peux plier tes orteils ?, ça fait mal réplique Billy, plus de bois, allez souffle, ça y est, Mark attrape les chaussures du petit, les enlève d'un geste et mets ses pieds encore dans les chaussettes au-dessus des flammes. Peu après il a examiné, ça allait, plus de peur que de mal, mais Mark en a vu un paquet se faire surprendre, rentrer à Augusta avec un ou deux bandages dans les bottes.
Ils sont partis peu après, Billy a refusé de monter la jument, c'est pire monsieur Mark, mes pieds vont pas bouger là-dessus, j'aurais encore plus froid. Il avait raison. Ils ont monté toute la matinée, ont quitté la fôret pour la rocaille enneigée, sont montés presque au sommet et Mark l'a vu, en face sur l'autre montagne. Regarde, tu vois ces arbres noirs sur le versant, ouais ils ont brulé on dirait monsieur Mark, exact, ils ont brulé mais sur une seule ligne, c'est bizarre, allez on y va ! La troupe est redescendue, à nouveau rentrée sous la forêt dans l'après-midi, puis remontée en direction des arbres brûlés, et c'est Billy qui a crié le premier.
- Là- bas !
Ils ont presque couru, mais la pente était raide, le jour déclinait, le froid leur brulait les poumons. Ils sont arrivés au bord du cratère à bout de souffle, à peine debout sur la crête de ce trou vertigineux qui avait détruit la montagne. Ouahhhh, a soufflé Billy en se penchant pour se donner du vertige. Une poignée de fumerolles blanches remontait le long des parois et dans l'obscurité du coucher de soleil, Mark ne distinguait pas le fond. En relevant les yeux, en revanche, il a reconnu tout de suite, à cinquante mètres ou peut-être plus, de l'autre côté du cratère, les silouhettes campées sur leurs chevaux qui les observaient.
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