1.2 - Que son existence continue d’être ta lumière

8 minutes de lecture

***

Le crépuscule commençait à régner sur le lointain horizon. Nos armures et nos casques gisant à même le sol, Aleyna et moi avions décidé d’aller nous reposer aux abords de la rivière non loin d’ici. La transpiration ayant imbibé nos vêtements de lin, nous profitions de ce moment pour nous dévêtir et nettoyer nos habits et nos corps de toute toute la crasse accumulée.

Alors que j'essuyais mon corps plein de sueur et de poussière à l’aide de quelques chutes de tissus, je jetai un coup d’œil en direction d’Aleyna.

Avec délicatesse, elle nettoyait soigneusement chaque partie découverte de son corps. Sur sa peau encore humide, les derniers rayons du grand Rualos se refletaient dessus, faisant ressortir le dorée de sa peau. Son teint était le même que le mien, mais dans une nuance plus sombre.

A chacun de ses mouvements, la musculature présente sur l'ensemble de son corps devenait plus saillant. Lorsqu’elle était habillée, la forme de ses bras et de ses jambes restait discrète. Mais une fois mis à nue, ils ne passaient pas inaperçus pour une femme. Mais leurs formes étaient la preuve de notre acharnement à survivre.

Et pourtant, contrairement au mien, son corps restait encore digne d'être appelé le corps d'une femme. Mes muscles étaient beaucoup plus développés. Il suffisait de regarder mes abdominaux et mes bras pour comprendre. Même le bandage qui épousait ma poitrine était beaucoup moins imposant que le sien. A vrai dire, mon corps n'avait rien de chaleureux. Mais cela me convenait. Ce corps était aujourd’hui mon bien le plus précieux.

D’un geste maladroit, elle se mit à rincer ses cheveux courts, puis, à l’aide de son morceau de tissu, les essuya. Bien qu'elle eût terminé de sécher ses cheveux, elle avait soigneusement évité son oreille droite, laissant derrière elle quelques gouttes d’eau perler sur ses pointes noires. Elle avait agi comme si cette partie de son anatomie n’existait pas.

Cependant, moi, de là où j'étais, je la voyais. J’avais une vue sur elle. Une vue sur son oreille dont un morceau avait été sectionné. Une vue sur la source de tous ses maux. Et cette simple vue rallumait en moi les braises d’une vive colère que je tentai d’apaiser instantanément.

 Seulement, à ce moment-là, bien qu'elle continuait d'essuyer son corps, elle me sembla absente. Même ses yeux marrons venait de perdre leur éclat. Elle était en train de regarder le vide. Impuissante, je n'étais que trop bien placé pour savoir ce à quoi elle pensait. Mais il ne lui fallut pas longtemps avant de se reprendre en main et retrouver ce regard si vivant et si doux. Ce regard si différent de celui qu'elle pouvait avoir une fois plongée dans le combat.

Voyant le grand Rualos commencer à s’absenter de plus en plus, je me remis à laver les quelques parties encore sales de mon corps.

Alors que ma main, tenant la chute de tissu, descendait sur mon bras gauche, mes gestes se firent plus maladroits lorsque je me mis à nettoyer l'avant de celui-ci. Sur sa face extérieure, une longue et disgracieuse cicatrice parcourait ma peau. Sans m’en rendre compte, je lâchai le tissu et, du bout des doigts, me mis à la caresser, le regard, à mon tour, dans le vide.

Perdue dans mes souvenirs, je repris vite mes esprits et m’arrachai aux griffes de la nostalgie. L’instant d’après, je retirai ma main et me rapprochai du bord de la rivière afin de retirer la saleté accumulée sur le tissu.

La tête penchée au-dessus de la rivière, je pus y voir le reflet des traits d’un visage que je ne connaissais que trop bien vaciller sur l’eau.

D’un geste sûr, je me mis à caresser ma paupière inférieure et à suivre le contour de mes yeux. Pour plus d’un, mon regard était considéré comme effrayant. La forme aiguisée de mes yeux me donnait un air dur et impassible, contrairement à la forme d'amande de ceux d'Aleyna. Puis lorsque je fronçai les sourcils sans m'en rendre compte, ça avait tendance à empirer. De plus, la couleur de mes yeux n'arrangeait rien. Ils avaient une nuance de couleur marron sombre, à la limite du noir. En d'autres termes, j'avais de quoi faire peur au premier vagabond qui s'approcherait de trop prés.

Je glissa mes doigts jusqu'à ma bouche afin d'y déloger les quelques mèches rebelles qui tombaient jusque-là. Ma chevelure était beaucoup plus longue que celle de ma petite soeur. Ils allaient même jusqu’à embrasser la forme de mon visage, mais uniquement d’un côté. En effet, de l’autre côté, j’avais les cheveux aussi courts que ma jeune sœur. Je les avais rasé. Je ne voulais pas oublier…

« Un jour, j’aimerais bien voir la mer » prononça Aleyna d’une voix douce, me coupant net de mes pensées, brisant le silence qui s’était insinué entre nous.

« C'est quoi “la mer”  ? Et où as-tu appris ce mot ? répondis-je après quelques secondes d’hésitation.

— Quand je suis partie acheter du pain. Sur le chemin, j’ai entendu un marchand ambulant en parler. Il disait que c’était une flaque d’eau plus grande qu’une forteresse, tellement grande qu’on n’en voyait le bout. Que c’était un endroit tout bleu, où l’eau bougeait toute seule tellement qu’il y en avait ! » dit-elle rêveuse, le regard fixé sur l’eau de la rivière qui ondulait.

Face à son expression, je ne savais pas quoi répondre. C’était la première fois qu’elle prononçait des paroles comme celles-ci. C’était la première fois qu’elle exprimait ouvertement son envie, son désir. Je ne pouvais qu’être heureuse d’entendre ces mots.

Pourtant, une certaine tristesse voila mon visage. Notre départ était pour bientôt. Je ne savais pas si l’on aurait l’occasion de voir cette fameuse « mer ». Puis au fond, je n’y croyais pas à cette histoire digne d'un charlatan. Un tel lieu relevait plus de la légende qu’autre chose.

Je me mis à réfléchir quelques instants à la formulation de mes mots dans l’espoir de la faire changer d’avis.

« Ça m’a l’air étrange. Ce n’est pas possible qu’il y ait autant d’eau, sinon tout le monde s’installerait à côté de cet endroit pour pouvoir y boire, comme les rivières, dis-je peu convaincue par cette histoire.

— Ah ! Non grande sœur Keira ! Surtout pas ! De ce que le marchand racontait, le goût n’est vraiment pas bon. Ce n’est pas de l’eau que l’on peut boire ou que l’on va récupérer, comme celle de la rivière.

— Cela ne sert à rien si l’on ne peut la boire alors. De toute façon, ce n’est pas comme si l’on avait le temps d’y aller, répondis-je, agacée qu’elle croie si facilement en des balivernes pareilles.

— Hum… Oui, tu as raison… » répondit-elle avec un sourire attristé.

Ma décision n’était pas contre elle. Elle n’avait rien à voir avec elle d’ailleurs. C’était plutôt à cause de moi. C’était moi le problème : je n’avais jamais été capable de suivre mes propres désirs. Je n’osais pas le faire. Par le passé, il avait tant de fois essayé de me faire changer, en m’aidant à m’exprimer sur mes désirs et les suivre, quel qu’il soit.

Cependant, malheureusement pour lui, ou pour moi, j’avais été incapable d’y arriver. La survie était toujours passée avant tout. Du moins, quasiment toujours. C’était le fonctionnement qui était ancré en moi, et ce depuis ma naissance dans ce monde.

Dès qu’il fallait que je prenne une décision, je le faisais toujours en fonction de ce qu’on avait à y gagner. Si l’on n’avait rien à y gagner, pourquoi faire cela ? S’il existait bel et bien une si grande quantité d’eau, mais qu’elle n’était pas buvable, alors pourquoi y aller ? C’était grâce à ce genre de raisonnement qu’on pouvait survivre dans ce monde pourri, et seulement comme ça.

Pourtant, en voyant l’expression attristée d’Aleyna, et le fait qu’elle prononçait pour la première fois un désir, je ne pus raisonner plus longtemps comme cela. Après tout, les choses avaient changé. Le temps était passé. Il fallait que j’en fasse de même, que je change également.

« Mais si c’est ce que tu souhaites, quand cette guerre sera terminée, je t’y emmènerais. » En entendant ces mots, Aleyna redressa la tête, une lueur scintillante dans le regard.

Sans aucune raison, je baissai ma tête, comme si de rien n’était, afin de terminer d’essuyer mes bras. Je n’avais pas besoin de la voir pour savoir qu’à ce moment-là elle me dévisageait avec un sourire qui lui montait jusqu’aux oreilles.

« Oui, grande sœur Keira ! Puis, si ça se trouve, on peut s’y nourrir en trouvant des poissons comme dans les rivières. On pourrait également s’y laver. Je suis sûre qu’il existe aussi des villages proches de cet endroit », débita-t-elle devenant euphorique à l’idée de voir un tel lieu.

Je ne pus m’empêcher de sourire à mon tour. J’avais l’impression d’avoir une véritable enfant face à moi. Elle qui n’avait pas eu la chance de connaître l’innocence de l’enfance, elle s’exprimait en cet instant comme une petite fille.

« J’ai remarqué que tu arrivais désormais à m’appeler grande sœur Keira sans difficulté. Peut-être qu’un jour, tu arriveras à m’appeler simplement grande sœur, la coupai-je en redressant ma tête, un sourire tendre sur les lèvres.

— C’est… C’est parce que tu as insisté… Je ne pense pas être capable de t’appeler grande sœur tout court. Après tout, je ne suis…

— Tais-toi, la stoppai-je avant qu’elle ne dise un mot de plus. Je sais ce que tu vas dire et je ne veux pas l’entendre. Car tu sais qu'à mes yeux, ce n’est pas le cas ! » la réprimandai-je d’un ton plus sec et sévère que je ne le voulais.

Je n’avais pas voulu lui crier dessus, mais dès qu’elle commençait à aborder ce genre de sujets, je devenais impuissante face à mes propres émotions. Je devenais tout d’un coup virulente, impulsive et froide.

J’aurais été incapable de supporter les mots qu’elle aurait pu prononcer. Pire encore si ces mots sortaient de la bouche d’un autre. Je ne voulais plus les entendre.

Puis, ce fut en reprenant peu à peu mon sang-froid que je me rendu compte de l'attitude dont j'avais fait preuve. A l'instant où je repensais à mon soi-disant comportement d'adulte, je fus prise de remords. Ensuite, ce fut au tour de ces mêmes questions de revenir en boucle dans mon esprit : et si je n’étais pas digne d’être sa famille ? Et si je n’étais pas faite pour devenir comme lui ?

Je me redressai, la mine sombre, incapable de prononcer la moindre excuse tellement j’étais rongée par la honte.

« En attendant, on devrait se dépêcher et retourner à l’auberge avant que la nuit ne tombe. » marmonnai-je.

C’est tout ce que je fus capable de dire à une petite fille qui montrait une expression craintive. À une petite sœur qui devait certainement se sentir coupable. À une Aleyna qui aurait peut-être souhaité qu’on lui dise qu’elle n’avait rien fait de mal.

***

 Avec peine, mes paupières s’entrouvrirent et je me remis à fixer de nouveau la noirceur du ciel. Devant mes yeux, la grande Vinilos commençait à faire son apparition, se faisant une place à côté des nombreux petits points blancs.

 « Une promesse… » chuchotai-je d’une voix éteinte, le cœur serré.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire wSorael ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0