Le monstre

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« Elle dit,

Ne me regarde pas,

Il y a là dehors,

Un monstre qui crie,

Un monstre qui rit… »

- Le Monstre, Weepers Circus.

Marc remonte l’allée en protégeant son visage des bourrasques de neige. Il titube, mais parvient tout de même à se diriger vers le petit chalet. Il en gravit la volée de marches, tandis que le vent redouble de violence. Dans l’obscurité de la forêt, les ombres craquent, s'agitent, brimbalées comme de la paille alors que les murs en bois de son abri sifflent d’un air dément.

La nuit est pesante.

La tempête, violente.

Dans ce blizzard, Marc ne distingue même plus les vagues lumières de l’agglomération en contrebas. Il ne sent que le froid grignoter sa chair. Ses pieds désormais insensibles font échos à ses mains enflammées. Il voit la lueur de la petite cuisine percer timidement les bourrasques de flocons pour s’étaler sur la neige.

Dans sa poche, le téléphone se met à vibrer.

Elle s’inquiète pour lui et il le sait.

Encore quelques pas qui craquent dans la neige, puis il agrippe la poignée de la porte d’entrée, la tourne, mais elle s’échappe de ses mains. La porte frappe le mur, entraînée par le vent, alors il se précipite dans le salon lambrissé et la referme sous les assauts de la neige. Il plaque un instant le dos contre la porte en frottant ses mains.

— Je suis là ! crie-t-il dans le chalet.

Aucune réponse.

Il s’agite pour évacuer la neige de ses épaules, ouvre son manteau et sort son téléphone : 1 Appel non répondu de BB.

— Chérie ? T’es là ?

Toujours pas de réponse.

Il regarde à nouveau son écran : 23:01:24.

Il glisse son téléphone dans la poche de sa veste, tape des pieds sur le paillasson pour évacuer la neige coincée dans les sillons de ses épaisses chaussures, puis avance doucement dans le salon en observant l’escalier. Ses pas cognent le parquet et résonnent en se mélangeant aux bourdonnements de la tempête. Il n’y a personne, le téléviseur est éteint, les chandelles s’essoufflent sur la table où ils ont mangé.

— Chér…

Ding !

La sonnerie du four à microondes retentit. Il remarque une brique de lait encore ouverte sur le plan de travail de la cuisine, une plaque de chocolat surmontée d’une cuillère et quelques assiettes sales empilées sur l’évier. Il entend des pas désordonnés à l’étage, puis sa femme apparaît en haut de l’escalier et le descend, hésitante.

Il se dirige vers le canapé.

— Tu ne m’as pas entendu rentrer, mon cœur ?

Aucune réponse.

— Tu nous prépares un chocolat chaud, je suppose ? Ça me fera du bien ! Je suis congelé.

Il sourit en pensant qu’il est à l’origine de cette habitude qu’ils ont prise.

Toujours pas de réponse.

Stéphanie descend l’escalier et vacille, comme si ses jambes lui faisaient défauts.

Marc ne le voit pas. Il jette son manteau rouge encore couvert de neige sur le fauteuil, s’installe dans son siège et attrape la télécommande.

— Pourquoi tu as essayé de m’appeler ? Je suis juste descendu jeter les ordures dans la benne. (Il sourit toujours et se tourne vers sa femme) J’étais pas b…

Elle l’observe, le regard fixe, le visage vide, pâle, une main posée sur la rampe d’escalier. Les yeux dans les yeux, ils ne parlent pas. Un silence simple, éloquent, comme une rumeur, un imperceptible murmure. La peur de Stéphanie est palpable, il n’aurait qu’à tendre la main pour qu’elle électrise son corps. Le visage de sa femme le terrorise, coupe son souffle. Les mots ne peuvent venir. Il est comme paralysé par cette peur panique qui transpire de cette femme qu’il ne reconnaît pas.

Il repose la télécommande, puis il se lève.

— Tu dois partir, dit-elle froidement, lavant son visage de toute sa peur. Tu dois partir avant qu’il soit trop tard. N’emporte rien, juste les clés de la voiture. Descends en ville, je t'en prie. Grimpe dans la voiture et tire-toi loin d’ici. Ne cherche plus jamais à me revoir.

Il fait deux pas vers elle. Elle recule d’autant.

La peur qu’elle éprouvait semble s’être muée en une volonté de fer.

— Steph ? Qu’est-ce qui se passe ? Pour… Pourquoi t’es comme ça ? Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Pas le temps pour les questions. (Elle avance d’un pas décidé vers la cuisine, décroche les clés pendues au mur et les lui jette). Tire-toi, Marc, et ne reviens pas.

Il glisse les clés dans sa poche arrière et s’avance vers sa femme. Il prend sa main et fixe ses yeux. En y regardant de plus près, il y discerne une crainte sans nom, vainement dissimulée par sa déconcertante froideur.

— Chérie. Pourquoi tu veux me mettre dehors ? Je comprends pas. Explique-moi. J’ai fait quelque chose de mal ?

Stéphanie pleure.

Elle ne sait plus ce qu’elle veut, ni ce qu’elle doit faire. A cet instant, elle ne sait plus rien de l’amour, plus rien de la vie. Elle ne sait plus ce qui la rendait heureuse autrefois. Elle a tout oublié, embrouillée par toute cette peur qui la tenaille et abêtit sa raison. Ses yeux cherchent une solution sur les murs, les rideaux qui s’agitent sous la chaleur du radiateur, dans ses mains moites et nerveuses.

Elle fuit le regard implorant de son mari avant de prendre la parole.

— Tu dois partir, pleurniche-t-elle. Avant qu’il n’arrive.

— Quoi ? C’est qui il ?

Dehors le blizzard redouble d’efforts. Les sapins se cambrent sous l’assaut du vent et leurs ombres majestueuses dansent derrière la vitre de la cuisine. Le bois de la toiture craque en tout sens et les sifflements des courants d’air qui s’insinuent dans les imperfections du chalet se font plus violents, plus aigus, plus dramatiques.

— Tu dois partir avant qu’il n’arrive (elle retire sa main de son étreinte). Dégage ! hurle-t-elle ! Dégage d’ici, Marc !

Elle recule de quelques pas. Il revient vers elle et attrape de nouveau sa main. Elle poursuit :

— Je l’ai vu... murmure-t-elle. Par la fenêtre.

— C’est moi que tu as vu... Y’avait que moi dehors !

— Lâche-moi ! (elle retire sa main une nouvelle fois et gifle son mari.) Ne fais pas ça ! Ne prends pas ma main !

— Personne ne nous fera de mal, Stéphanie ! braille-t-il à son tour. (Il essaie de se calmer) Personne ne nous fera du mal.

Sa voix trahit tout de même sa nervosité.

Stéphanie tombe à genoux. Elle enfouit son visage dans ses paumes et pleure de plus belle.

Et puis.

Tout à coup.

En provenance de l'entrée.

Un grognement étouffé, comme un souffle, une respiration enrouée.

Un son grave, puissant, cauchemardesque.

— C’était quoi ça ? dit Marc en observant la porte.

— Mon dieu... C’est trop tard.

Elle se lève et fait quelques pas en arrière, les mains posées sur la bouche. Des larmes glissent sur ses joues, mais elle ne sanglote plus. Elle respire fort et bat des paupières, prête à s’évanouir.

Stéphanie fixe Marc.

Marc fixe la porte.

Mais rien ne se passe. Plus un bruit.

Le silence.

— Il n’y a rien, Steph. C’est sûrement le vent. La tempête... Il ne nous arrivera rien, je te le promets.

Il s’approche de sa femme, et l’enlace tendrement. Il passe sa main dans la chevelure brune de celle qu’il aime, puis s’arrête sur sa joue. Du pouce, il essuie quelques larmes et la caresse.

Elle se calme.

Son regard perd peu à peu de son hystérie.

— Ça va mieux ?

Elle approuve d’un hochement de tête, mais elle se raidit.

— Explique-moi ce qui te fait si peur, mon cœur. Tu risques rien, je te le promets…

— Je… Je saurais pas t’expliquer. J’ai déjà essayé.

Marc enroule ses bras autour de sa femme. Elle n’est pas aussi calme qu'il n'y parait. Il ressent son cœur pulser avec une vigueur étonnante. La peur la tenaille et fait gronder ses veines.

— De qui as-tu si peur, Steph ?

— Je…

Il observe ses yeux bleus et essaie de comprendre.

— Dis-moi. Explique-moi.

— De…

BAM !

Un choc violent. La porte tremble sur ses gonds, prête à céder.

Un long grognement rauque qui s’éloigne. Toujours aussi grave, toujours aussi terrifiant.

— Non ! hurle Stéphanie en se dégageant férocement de son étreinte.

Marc passe son bras devant elle, comme pour la protéger.

Ils reculent tous les deux jusqu’à se retrouver contre l’escalier.

BAM !

La porte se déforme sous un nouvel assaut. Le bois craque et de petits copeaux voltigent dans la pièce. Un silence, puis des pas qui foncent à nouveau vers le chalet.

Stéphanie appréhende le nouveau choc.

Ses mains se crispent sur les bras de son mari.

Elle serre si fort que ses ongles tailladent la peau de Marc.

Rien. Pas de choc. Le silence.

Le vent qui souffle, qui siffle.

La toiture qui craque.

Les sapins qui se déchaînent.

Les flocons de neiges qui valsent en face de la lumière de la cuisine.

La respiration unie du couple qui vibre en désaccord.

Les cœurs qui cognent.

Les muscles qui se raidissent.

Tout est suspendu dans l’air à cet instant.

Il ne se passe plus rien.

— Il est parti ? se risque Marc.

Stéphanie répond avec simplicité, sans un espoir à prendre, ni à donner. Elle secoue la tête.

Elle pleure. Marc fixe la porte. Il ne peut en détacher le regard. Finalement, il voit…

…La porte n’est pas fermée à clé…

…La poignée qui s’agite. Il est pétrifié, il n’ose plus faire le moindre mouvement.

La terreur ronge ses muscles.

La poignée tourne.

Le temps se fige et cristallise toutes leurs peurs. Une seconde s’effile en une éternité, leurs cœurs ne battent plus. Ils n’ont plus conscience de rien, juste de ce fardeau qu’est l'angoisse, un poids qui les cloue sur place.

— Le laisse pas entrer, Marc... S’il te plait...

Il n’entend pas la voix triste et résignée de sa femme, mais dans un sursaut d’adrénaline, Marc se précipite sur la porte.

Elle commence à s’ouvrir lorsqu’il jette son épaule contre le battant. La porte se referme en claquant. Dehors, ça grogne en signe de désapprobation. Puis tout s’accélère, comme si cette seconde trop longue devait être compensée pour rétablir l’équilibre naturel du temps.

— Les clés ? Où est-ce qu’elles sont, Steph ?

Pas de réponse.

Il entend des pas qui foncent et craquent dans la neige.

Il enfouit sa main dans sa poche arrière et en extirpe les clés.

BAM !

Le choc est violent. Marc tente de prendre appui quelque part, mais ses pieds glissent sur le paillasson couvert de neige. Il s’écroule au sol en griffant la porte. De fines lamelles de bois pénètrent sa chair, sous les ongles. La porte s’ouvre violemment. Il se relève aussitôt, clés en mains. Mais alors qu’il pousse à nouveau la porte entrouverte, un bras ou une patte, il ne saurait le dire, se faufile, accompagné d’une bourrasque de neige.

De grandes et fines griffes argentées se plantent dans le parquet enneigé, puis remontent le long de la porte avant qu’il n’écrase le membre de la créature qui fuit en couinant.

Il hurle de peur, mais clôt la porte à double tour.

Il s’assied contre le battant. Du sang, visqueux, coule sur son bras. Il n’a pas vraiment mal.

Il entend la bête, juste derrière lui.

Elle renifle la porte.

Il entend un grincement au-dessus de lui. Il regarde la poignée. Elle s’agite, s’abaisse. La porte est secouée. Il entend le souffle d’un animal. Ça hume l’odeur du sang, l’odeur de la viande.

Crrr… Crrr… Crrr...

Marc a mal à la tête. Une douleur vive, un bourdonnement, puis quelque chose comme un effet larsen dans sa tête. Ça lui vrille le crâne. Il pose ses mains sur ses tempes et fronce les sourcils.

Crrr… Crrr… Crrr…

Marc perçoit les griffes de la bête gratter la porte, doucement, puis elle s’énerve, elle s’enrage. Les grognements étouffés s’intensifient. La créature gratte comme une folle sous la porte, en la frappant.

Elle cogne, gratte, renifle et cogne encore.

Marc se relève et s’éloigne de la porte en titubant.

— Stéphanie, tu es où ?

Ses yeux courent dans la pièce. Il inspecte le moindre détail, le moindre coin d’ombre, mais il ne la voit pas. Dehors, les grognements se sont arrêtés. Il se retourne et fixe la porte. Il essaie de se contrôler, mais la peur fait exploser son cœur dans sa poitrine.

Il examine la poignée, y suspend son souffle et sa vie, mais elle ne se meut pas.

Un grognement, puis une sorte de secousse, comme un chien qui s’ébroue.

Un hurlement suraigu déchire la nuit et musèle la nature dans un souffle d’une bestialité assourdissante. Les sapins se figent, la neige devient glace, le vent ne siffle plus, le sang se glace dans ses veines. Il est paralysé.

Le vacarme se prolonge un instant, puis le cri s'adoucit à nouveau et la vie reprend son cours.

Il n’entend plus rien...

… Et puis un léger claquement s’échappe de la porte...

Marc a de plus en plus mal à la tête

… Il entend la gâche, à l’intérieur de la serrure, qui s’agite...

Il pose à nouveau ses paumes sur ses tempes

… La poignée s’agite à nouveau…

Il a envie de crier. D’ailleurs il crie peut-être. Il ne s’en rend pas bien compte

… Un nouveau claquement. La porte se déverrouille et s’entrouvre.

Il y a comme un cœur qui bat dans sa tête et une tache noire devant les yeux.

… La porte s’envole et frappe le mur sous les attaques du vent...

Marc ne supporte plus la douleur. Il voit à peine ce qui se profile en lieu et place de sa porte d’entrée. Il crie...

...maintenant, il en est sûr...

...en fermant les yeux. Lorsqu’il les ouvre, tout est calme.

La porte cogne en rythme sur le mur, mais le reste du chalet est silencieux.

Il referme la porte.

Quelque chose qui tombe à l’étage, ensuite quelque chose qui court.

Stéphanie crie.

Elle dévale les escaliers dans une étrange roulade. Marc voit le crâne de sa femme s’y fracasser sur la septième marche, puis la quinzième. Lorsqu’elle arrive en bas, elle ne bouge plus, figée dans une improbable posture. Elle a le nez écrasé par un coup. Du sang sort de sa tête ébréchée et s’écoule dans les rainures du parquet.

Il prononce le prénom de sa femme, mais le son se perd dans les sifflements du vent.

Il s’approche du corps brisé, regarde à l’étage.

Le monstre se tient tout en haut.

Marc n’a pas peur.

Il le connait.

Marc a mal aux phalanges de la main droite.

Ses bras saignent et sont griffés.

Il regarde la porte close.

Il regarde ses mains tachées de sang et douloureuses.

Il regarde le visage de sa femme.

À l’étage, plus rien.

Il pleure.

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