Nœuds

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C’était trop mal serré.

Il avait connu de meilleurs nœuds, de ceux qui vous coupent la respiration d’un coup sec, à ceux, tellement parfaits, qu’ils vous brisent la nuque en un instant.

Mais ce nœud-là n’était pas de cette trempe, non, il était hésitant.

Tout juste assez étroit pour éviter que le corps ne s’effondrât du haut de ces quatre mètres, mais trop lâche pour le rendre confortable. Il compressait sa mâchoire, lui donnant cet air répugnant de vieux singe archaïque, et parfois, sous les aléas des vents indécis, le nœud parvenait même à laisser passer une horrible bouffée d’air. Alors, l’immortel s’agitait, animé des soubresauts d’une existence toujours suspendue à ses réflexes biologiques.

Depuis ces temps anciens où la vie l’avait habité, il avait parfois souhaité mourir. Cette immobilité forcée dorlotait ce désir et stimulait sa croissance, jour après jour, même s’il savait que le temps œuvrerait en sa faveur.

Son corps décharné, suspendu à une corde maladroite, pendait à une potence de fortune qui, désormais, ployait sous son poids. Encore quelques lunes pleines, quelques orages pour user le bois, et il serait libre.

Il n’en doutait pas, car il ne s'agissait pas de sa première pendaison.

Depuis combien de temps se trouvait-il accroché à l'extrémité de ce nœud douteux ? Il avait vu des centaines de soleils se lever, avait vécu les pluies battantes ainsi que le froid brûlant. Il avait entendu le vent claquer ses vêtements déchirés, vu les cieux déchaînés, gorgés d’éclairs rugissants, frapper ce monde qu’il ne connaissait que trop bien.

L’espace d’un instant, pendu au bout de cette corde usée, il désira mourir.

Jusqu’à ce qu’il entendit un grincement en contrebas.

Un bruit aigu, régulier, comme une vieille porte qui manquerait d’huile. Le crissement provenait des ruines ensablées, sur sa droite, vestige de ce qui fut autrefois le pinacle de l’humanité. Des sons, un peu plus sourds, plus graves, remontèrent en se joignant aux couinements. Ils représentaient le murmure inintelligible d’une conversation rendue lointaine par la perte de tous ses repères.

Des hommes, peut-être des femmes.

Depuis combien de temps n’en avait-il pas vus ? Le monde était dans cette phase bizarre où tout meurt, extinction massive de la vie orchestrée par la nature elle-même.

Tout, sauf l’Homme qui, systématiquement, survit.

Parfois la Terre entrait en rémission du cancer humain, mais toujours il revenait, comme la marée éloigne les vagues pour mieux les ramener.

L'immortel se dit qu’on pourrait le libérer, qu’on pourrait trancher cette corde et redonner à son corps ce goût de l’oxygène et cette impression de vie qui pulse dans les veines.

Il essaya d’agiter les jambes, mais plus rien ne répondait.

L’extrémité de son orteil parvenait à peine à esquisser un léger mouvement. Il tenta de pousser un cri, rien qu’un son, quelque chose d’audible pour attirer l’attention. Son corps, desséché, aussi rêche que du papier de verre, vidé de tout son air, ne répondait plus, si bien que jamais il ne parvint à formuler une seule syllabe.

— C’est... mec... chance... jambes…

Il entendit quelques mots et en comprit un peu moins.

Ils jaillissaient d’un océan oublié, comme les restes d’écume brisés sur la roche d’une existence sans consistance.

L’autre répondit.

— Mes jambes... perdues... juste réparées... venu…

Il tomba fou amoureux de ces mots, comme de ces femmes éphémères qui avaient mêlé leur vie si courte à l’infini de la sienne. Ils devenaient l’inavouable espoir qu’il attendait pour enfin fouler à nouveau le sol et poursuivre sa vie sans mort, car s’il avait souvent souhaité mourir et en finir avec ces errements, toute l’ardeur de sa volonté de vivre lui avait offert l’éternité.

Il parvint, sans trop savoir comment, à donner une impulsion à sa jambe droite, ce qui déclencha un mouvement de balancier. Son corps s’agita au bout de la corde, étrange baudruche puante soudainement animée, et la conversation qui se tenait sous lui s’interrompit.

Un silence effrayant précéda les mots ensuite prononcés.

— Crois... vivant... ? L’air... point…

— Tires... Tu... bien…

Il entendit un déclic.

Quelque chose se planta dans son épaule. Aucune douleur. Son corps vrilla, incontrôlable. Le souvenir d’une piñata apparut dans sa mémoire. Les yeux de son fils qui fixe l’animal en carton-pâte avant de couvrir son regard d’un bandeau blanc. Les coups qui fusent, les rires sincères. La piñata qui virevolte.

Une époque révolue.

— Oh !… Gaffe !

Un autre déclic. Quelque chose souffla près de son visage.

— Tu... apprendre... Tu... achever.

Un nouveau déclic.

Et puis l’air dévala dans sa gorge, comme des milliers de lames de rasoir.

Il y eut une chute.

Trop longue.

Trop courte.

Un choc.

Et l’air, toujours violent, qui déchiquetait sa gorge. Il sentit son cœur se contracter pour la première fois depuis longtemps et ses veines se gorger d’un sang chaud. Une envie de rendre contorsionna son estomac, mais rien ne sortit. Ses jambes s’agitèrent un instant dans son pantalon souillé, puis il prit une nouvelle bouffée d’air puissante.

Il avait mal.

Il se sentait vivant.

Il perdit connaissance.

Lorsqu’il s’éveilla, une violente douleur tambourinait dans sa tête.

Il était allongé sur un sol en pierre, posé là, comme un carton de provisions qui attend son heure. Derrière lui, il entendit l’ébrouement d’un cheval et le clapotis opiniâtre de ses sabots sur les pavés.

Son corps s’était soigné.

Il bougea ses pieds, ses mains, inspira cet air salvateur que l’on n’aime que lorsqu’il nous manque. Plus de douleur, plus de nausée. La vie était revenue dans ses veines, comme elle le faisait chaque fois, et il ressentait ce mélange de plaisir pur et de lassitude. Il avait tant sacrifié pour vaincre la mort que la vie l’emportait toujours. Et quand bien même il souhaiterait sacrifier sa vie, rien ne pourrait jamais emporter son immortalité. Il était condamné à vie, à errer dans des millénaires cycliques où les civilisations naissent et meurent, battements de cœur de la planète.

Il se leva.

Il était nu.

Ses pieds pataugeaient dans une mare de son propre sang. Une scie archaïque gisait au sol, ainsi qu’un long couteau, une ancienne épée, une hache et une machine étrange qu’il ne connaissait pas, pleine de dents tranchantes. Tout cet attirail était couvert de son sang et, surtout, la plupart des objets étaient brisés.

Seule l'étrange machine paraissait propre et intacte.

Il sentait que l’image du carton de provision était peut-être plus réaliste que prévue.

Dans ces phases où tout meurt, les restes de l’humanité étaient bien souvent les plus mauvais morceaux, car l’être humain, privé du carcan de ses droits et devoirs, devient l’horrible monstre de ces rêves d’enfants qui aime le sang et vomit l’amour.

Une porte s’ouvrit, sans bruit.

Un homme - en tout cas il lui semblait que c’en était un - se tenait dans l’embrasure. Si la partie gauche de son visage imberbe, et sans cheveux, demeurait humaine, la moitié droite était couverte de métal. Il ne portait pas de masque, sa peau était le métal. Un œil bleu azur, sans pupille, y brillait et le scrutait. Une main mécanique dépassait du lambeau de manche qui couvrait son bras droit tandis qu’un pantalon déchiqueté aux genoux dévoilait des jambes mécaniques.

— Bordel, claqua une voix robotique.

L’immortel le fixa, sans répondre. L’homme-machine referma la porte et sortit une arme, sorte de revolver aussi ancien et hétéroclite que tout ce qui traînait ici. Il le pointa dans la direction de la tête immémoriale et tira. Le choc propulsa l’immortel en arrière dans une gerbe de sang qui éclaboussa les chevaux derrière lui.

Les bêtes s’agitèrent et ruèrent, paniquées.

L’immortel se releva.

— Ça sert à rien. Vous gaspillez vos balles.

— Bordel.

— Vous avez essayé de me découper ?

L’étranger grogna comme un enfant boudeur et rangea son arme.

— J’ai b’soin d’jambes.

— C’est certain.

L’immortel hésita, puis reprit :

— Enfin, non. Non, c’est pas certain. Vous en avez. OK, vous êtes un peu raide comme un piquet, mais faut pas pousser, elles fonctionnent.

L’autre parut gêné, regarda un instant ses jambes métalliques, en leva une dans un crépitement de piston trop sec et l’observa quelques secondes.

— Ouais, répondit-il. Mais j’ai vu. J’ai vu comment qu’vous avez guéri. Alors… alors j’me suis dit qu’ça vous f’rait pas d’mal si j’vous enlevais les guibolles. Ça va r’pousser.

— C’est… pas comme ça que ça marche. Vous vous appelez comment ?

— No.

Le regard réprobateur, l’homme multimillénaire posa ses mains sur ses hanches. Il souffla, et soigna son air de déception, réminiscence d'une époque lointaine, légende distordue, où il avait été père.

— Vous avez déjà découpé des gens avant moi ?

Une moue triste et coupable anima la moitié humaine du visage de No. Il souleva sa manche gauche et dévoila un bras de chair et d’os en parfait état.

— Qu’est-ce que je vais faire de vous, No ? Donnez-moi votre arme.

L'homme en partie machine éclata en sanglot et des larmes sincères envahirent son unique œil. Il tendit son arme, bredouillant d’inintelligibles excuses perdues au milieu des soubresauts de sa tristesse.

La porte d’entrée claqua tout à coup et une femme débarqua, attirée par le coup de feu.

Son visage était humain, mais le dessus de son crâne ressemblait à une poêle surmontée de fils de cuivre en guise de chevelure rousse. Ses bras métalliques couinaient comme des ongles sur un tableau. Elle possédait deux belles jambes humaines entièrement nues qui remontaient vers un bassin en acier rouge écaillé.

— Qui c’est qu’a tiré ? beugla-t-elle, à bout de souffle.

— Tais-toi ! Y peut pas canner, le type ! C’est un Dieu !

L’immortel les regarda tous les deux, indécis, puis il s’adressa à No.

— C’est ta femme ?

— Ma quoi ?

— Ta femme. T’es amoureux ? T’en a quelque chose à faire d’elle ?

No regarda la femme, puis l’homme qui lui posait toutes ces questions.

— Elle peut bien crever.

L’immortel ouvrit le barillet de l’arme à feu. Il ne restait qu’une seule balle. Il la tira sur le visage de la femme qui s’effondra dans un déluge d’étincelles.

Son corps s’agita de spasmes pendant quelques minutes, puis tout s’arrêta.

— Voilà deux belles jambes pour toi.

Celui qui jamais ne connaîtrait la mort fit un geste en direction de la paire de jambes féminines pour inviter No à se servir, puis sortit pour découvrir l’extérieur. Dans son dos, rugit une machine qui toussa un instant, puis un feu d’artifices de crépitements et de claquements lui indiqua que No commençait sa besogne.

Dehors, tout n'était que sable.

Ça et là, les vestiges d’immeubles oubliés dardaient leurs pierres décrépites, comme d’inutiles phares sans lumière sur une mer orangée. Le soleil, épingle jaunâtre cachée dans une brume qui couvrait les cieux, brûlait sa peau comme un millier d'aiguilles. Rien d’autre ne l’attendait ici qu’une solitude maintes fois ressassée.

Le temps, inexorablement, fuyait.

Lui, évidemment, vivait.

Il faudrait sans doute patienter plusieurs centaines d’années avant que l’Homme n’émerge à nouveau de ses propres restes viciés.

A son échelle, une simple nuit de sommeil déjà oubliée.

Nu, devant ce désert sans fin, l'immortel souffla, fatigué.

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