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 Il était presque onze heures, lorsque Karen se réveilla.

  • C'est pas vrai ! pesta-t-elle en voyant les aiguilles sur l'horloge de la cuisine.

Elle, qui aimait prendre son temps, allait devoir se dépêcher.

  • Vite, vite, vite ! se répétait-elle à voix haute, même si elle savait que cela n'accélérerait en rien les choses ni ne lui ferait récupérer les minutes perdues.

Et comme souvent dans ces cas-là, elle enchaîna les catastrophes : elle commença par se brûler le bout de la langue en voulant boire son thé encore fumant, puis se cogna la tête dans l'ancienne chambre mansardée de Laurie - transformée en dressing - en choisissant ses vêtements, et finit par une mauvaise cascade sur le long caillebotis en bois qui faisait office de tapis en sortant de la douche. Au lieu de rattraper son retard, elle avait gagné une belle bosse au sommet de son crâne et un gros hématome localisé entre le bas de son dos et le haut de sa fesse droite. Elle marquait vite. En se regardant dans le grand miroir sur pied, elle remarqua les traces déjà visibles causées par sa chute. Elle sentit aussi une douleur en effleurant la zone avec sa serviette puis en enfilant sa chemise de nuit. Elle avait décidé d'attendre un peu avant de s'habiller. A priori, elle n'avait rien de cassé. Elle se doutait cependant qu'elle pourrait oublier sport et sorties mouvementées pendant un certain temps. Après ce faux pas, Karen s'obligea à ralentir. Tant pis pour le timing. De toute façon, le moindre geste un peu trop ample ou rapide la faisait grimacer. Elle avala trois antidouleurs, mangea quelques chouquettes qu'elle avait rapportées la veille puis s'allongea lentement sur le canapé. Elle s'assoupit en quelques instants.

Elle refit surface deux heures plus tard. Sa tête et son dos lui faisaient mal. Elle décréta malgré tout de maintenir sa participation à l'exposition de photographies organisée par son club ainsi qu'au repas qui lui succéderait. Elle demanderait à Marc, le responsable, de l'aider à accrocher ses clichés et s'arrangerait pour s'asseoir sur une banquette au restaurant. Prudemment, elle retourna dans son dressing changer la tenue qu'elle avait sélectionnée un peu plus tôt. Elle troqua son tailleur bon marché et ses escarpins contre un cardigan léger, un pantalon fluide et de fines ballerines. Avant de quitter sa maison, elle glissa la boîte d'antalgiques dans son sac à main déjà bien rempli. Elle avait horreur de souffrir et encore plus quand il y avait des gens autour d'elle.

 Elle se rendit au centre culturel - lieu du rassemblement - en empruntant les transports en commun. Debout, elle n'avait pas mal. Le trajet et l'après-midi se déroulèrent sans nouvel incident. À vingt-deux heures trente, elle profita d'une sortie cigarette collective pour s'éclipser. Le dernier bus allait arriver. L'arrêt était tout près. Elle n'avait pas besoin de courir. De toute façon, elle en aurait été incapable. Marc, qui lui faisait des avances depuis le premier jour, avait insisté pour qu'elle reste en s'engageant à la ramener. Elle avait décliné son offre sans regret. Pendant la soirée, elle avait repris des cachets. Elle avait hâte de s'allonger. Seule. Toute seule. Rudy serait bien sûr près d'elle, mais cela faisait longtemps que plus rien ne se passait entre eux. Ils restaient ensemble sans partager aucun centre d'intérêt. Ils échangeaient quelques mots à l'occasion, dînaient le plus souvent sans parler, et se croisaient - comme par hasard - dans leur pavillon sans fausse note et sans vie. Karen avait très mal vécu le départ de Tony. Pourtant, il l'appelait régulièrement et faisait des sauts en France dès que son emploi du temps le lui permettait. Depuis qu'il avait son propre chez-lui, Karen ne pensait qu'à une seule chose : le rejoindre. Elle le faisait d'ailleurs lors de ses congés d'été. Malgré les invitations de leur fils, Rudy n'avait jamais osé accompagner sa femme en Angleterre. Il était fier de lui, de sa réussite professionnelle, de l'homme qu'il était devenu, des valeurs qu'il gardait. Ses sollicitations le touchaient, tout comme les échanges qu'ils avaient quand il revenait à la maison. Tony ne l'avait jamais pris de haut. Tony n'avait jamais eu honte de lui. Cependant, Rudy se sentait bête à ses côtés. Tellement bête. Très jeune, son garçon en savait plus que lui sur plein de sujets différents. À force de dévorer des encyclopédies, il en était devenu une. Rudy préférait que Tony ait une vague image de lui. S'ils devenaient trop proches, il ne pourrait plus fermer les yeux sur toutes les lacunes de son père et finirait par le mépriser comme tous ceux qui se croyaient - à tort ou à raison - supérieur à lui.

Rudy l'ignorait, mais plus le temps passait, plus sa femme songeait à s'expatrier. C'était pour cette raison qu'elle prenait des cours d'anglais. Maîtriser la langue de son futur pays lui faciliterait la vie. Karen profitait de chaque moment calme à la boulangerie pour réviser. Elle adorait quand des étrangers venaient acheter du pain ou lui demandaient un renseignement. Elle essayait par tous les moyens de prolonger le moment, au grand dam des clients suivants.

 Assommée par les médicaments, Karen ne remarqua pas l'absence de Rudy en se glissant sous les draps. Il était presque minuit. Le lendemain, la sonnerie de son portable la tira du sommeil.

  • Karen, c'est moi. J' suis chez les gendarmes. J'ai merdé... Hier, j'ai tué des gens.

Abasourdie, la femme du maçon se demandait s'il s'agissait d'un rêve ou d'une mauvaise plaisanterie.

  • Karen, t' entends ? J'ai fait le con, j' te dis. J' suis un putain d'assassin. En plus, ' y avait des p'tites à l'arrière, encore plus p'tites que Tony quand il nous réclamait ses " cyclopédies. " Tu t' souviens ? Elles sont à l'hosto. Paraît qu'elles sont salement amochées. Karen ?... J'ai picolé et...

Sous le choc et le flot de paroles de son mari, Karen raccrocha sans dire un mot. Rudy pleurait. Elle n'avait rien trouvé à dire. Elle n'avait rien trouvé à lui dire. Elle se leva, alla chercher la grande valise remisée dans le garage, puis la remplit avec un maximum d'affaires. Elle prit ensuite une douche, deux calmants, enfila survêtement et tennis sans lacets, puis monta dans le premier bus en direction de la gare. Là-bas, elle acheta un billet et s'engouffra dans l'Eurostar. Elle appela Tony. Une heure et demie plus tard, elle sourit en entendant Big Ben au loin.

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