Tout le monde à table

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« Arrête, tu vas te rider avant l'âge. Tiens, un bon rouge bien dilué, dit-il en lui tendant l'une des coupes.

  • Tu sais comment parler aux femmes, Devlan Royce.
  • Je suis sérieux, il est excellent.
  • Je parlais de mon âge, idiot.
  • Moi aussi, idiote. »

Qu'est-ce que j'ai à ajouter à ça ? Une belle brochette d'idiots, voilà ce qu'ils faisaient. C'est dire dans quel merdier se trouve le monde, les personnages me volent les répliques. On aura tout vu.

« Mais c'est vrai que le vin n'est pas mal non plus », dit-il après y avoir trempé les lèvres.

Pour ça, vous pouvez le croire sur parole. Garp ne se foutait jamais de la gueule du monde, quand il s'agissait de gâter ses invités.

« Pas mauvais, fit Lily-Beth.

  • Pas la peine de jouer l'indifférente, ce n'est pas mon vin, tu sais.

D'accord, c'est vrai qu'il est vraiment bon ! » lui accorda-t-elle en souriant. Et changeant complètement de sujet : « J'ai envie de danser.

  • ça me paraît dur, sans musique.
  • Bon, alors quand il y aura de la musique, j'aurai envie de danser.
  • Il se pourrait que j'en ai envie aussi.
  • Il se pourrait ? »

Devlan haussa les épaules. « Oui, il se pourrait. Au fait, tu ne devineras jamais.

  • Deviner quoi ?
  • C'est ce que j'aimerai bien savoir, dit-il en riant. Bertholomé ne me l'a pas dit.
  • Oui, ça a du sens, le taquina-t-elle.
  • Tu trouves ?
  • Difficile de trouver quand on ne sait pas quoi chercher, non ?
  • Oui, je suppose. Mais j'ai trop à m'occuper de trouver ce que je cherche pour essayer de trouver ce que je ne sais pas que je dois chercher.
  • Mais à chercher ce qu'on ne sait pas, on peut bien finir par trouver ce qu'on cherche.
  • Vous me troublez, Lily-Beth Jensen.
  • C'est Bertholomé qui vous trouble, Devlan Royce.
  • Non, c'est vous » lui affirma-t-il.

Si vous avez pigé, chapeau bas. Parce que moi, je suis largué. Si vous voulez continuer de les écouter, c'est votre problème, mais moi je me casse. Bon, pas le peine de gueuler, c'est moi qui décide, de toute façon. Et je décide d'aller voir ailleurs, regarder toutes ces longues tables, alignées en plein soleil.

Les invités y prenaient place au fur et à mesure, montrant à l'hôte qu'ils commençaient sérieusement à avoir les crocs. C'est-à-dire qu'il était pas loin de trois heures de l'après-midi. Dans un ciel sans nuage, le soleil frappait leurs trognes de fêtards. Et s'ils rougissaient comme des écrevisses dans une bouilloire, ce n'était pas à cause de l'alcool.

Mais quand on s'amuse, on ne fait pas attention aux rayons qui nous brûlent. Mais ils allaient avoir une bonne surprise, le lendemain. À part Lelen Cotton, qui paradait avec son ombrelle en dentelle. Plus riche famille de Plutôt-S'y-Noyer-Qu'y-Vivre, les Cotton ne loupaient jamais une occasion de le montrer.

Non, le Sorcier ne pensait pas que péter plus haut que son cul faisait partie du Mal. C'est vrai qu'au fond ça ne fait de mal à personne. Sauf, éventuellement, pour le frimeur en question, qui pouvait se récolter quelques pairs de gifles. Mais comme les gifles c'est du Mal, les Cotton s'en sortaient plutôt bien.

Finalement, quand le clocher du Sorçaire claqua quinze heure – oui, le Sorcien Farrel s'était barré pour sonner ses foutues cloches – les filles et les petites-filles de Garp émergèrent de l'Hammeçonnoire avec des grands plateau remplis de bouffe, qu'elles s'empressèrent de jeter sur les tables. Et les convives de se jeter sur la bouffe avec pas moins d'empressement. L'usage consistant à attendre que tout le monde soit servi – ou au moins à table – venait tout juste d'être balancé aux orties.

Personne n'attendit que le Sorcien revienne pour entamer la pitance, et certainement pas Devlan Royce, qui rappelez-vous, n'avait que deux petites ailes de poulet dans l'estomac.

Lily-Beth et lui s'étaient installés où ils avaient pu, c'est-à-dire à face du Gros Todd. Parce que personne n'aimait voir manger le Gros Todd. Pas de chance, Devlan l'avait juste devant lui. Par chance, la créature de ses rêves siégeait à sa gauche.

L'ingurgiteur de première classe était encadré de Bertholomé, qui observait une orange avec une certaine admiration, et de Carl Longpieds, qui avait l'insupportable habitude de faire racler ses couverts contre ses dents. Toutefois, ça ne semblait pas gêner Petra (sa femme), dont les mains ne se détachaient pas du bambin qu'elle avait dans le tiroir.

À la droite de Devlan, Dylan McDylan observait Bertholomé peler son orange avec la plus grande minutie, tachant de garder l'écorce en un seul morceau. Finalement, il n'avait pas réussi à s'installer prêt de Nellia Raverdi. Pour lui, l'âme sœur n'était pas pour aujourd'hui. Lorsqu'il se lassa de l'orange, il lorgna du côté des tourtereaux, non sans envie. Dépité, il retourna à son assiette, entreprenant d'éponger le fond de sauce avec du pain. Lui aussi pensait que Lily-Beth était belle – même avec la bouche pleine – et il décida de tenter sa chance, si elle restait libre après ce soir.

Honnêtement, ça paraissait mal barré pour lui. Ses deux voisins s'entendaient comme larrons en foire, et même un plus que ça. Ils en étaient à leur deuxième verre de vin – un peu moins dilué cet fois – et le mur invisible qui fait les relations sociales commençait à s'effriter. Il avait osé effleurer sa main en prétextant attraper des pommes chaudes, et elle l'avait laissé faire en daignant sourire.

Pendant ce temps là, Bertholomé observait son œuvre, une pulpe belle et entière, et essayait de reformer une boule vide. Après une tentative peu concluante, il fixa le ballon crevé de son air placide de bovin sous tranquillisant. Longtemps. Très longtemps. Puis il tourna la tête vers son deuxième voisin, Jacob Piconbi, et après un temps de réflexion relativement court, leva la pelure d'orange vers son visage et la tordit pour faire cliffer le zeste dans ses yeux.

Surpris, Jacob Piconbi expulsa un cri un peu trop aigu, fit un « O » grimaçant avec sa bouche, puis tomba à la renverse. Une explosion de rire éclata aux alentours. Une petite farce, ça n'était pas méchant.

Le Gros Todd n'en pouvait plus. Rouge, il se tenait les côtes, sans pouvoir arrêter de se fendre la margoulette. D'ailleurs, il se la fendit tellement bien qu'il dégueula dans son écuelle, entraînant encore plus de rire – et aussi un peu de dégoût de la part de Lily-Beth et Petra Longpieds.

Même Jacob Piconbi peinait à reprendre sa place, tellement il gloussait. À la table juste derrière, le vieux Garp rayonnait, satisfait de voir une bonne fête d'anniversaire bien réussie. Le vieux tavernier aurait eu l'air d'un enfant de cinq ans, sans les rides qui sillonnaient son visage. C'est sans doute en voyant cela que Belle-Marie décida que c'était le moment parfait. La femme de Garp lui offrit un bisou sur la joue et se leva, sa coupe dans une main et sa cuillère dans l'autre. Comme le métal des deux objets résonnait fort dans la cour, le silence se fit et tous les regards se tournèrent vers elle.

C'est aussi à ce moment là que le Sorcien les rejoignit enfin. Le Sorcien se débrouillait toujours pour arriver pile-poile au bon moment.

« Je veux tous vous remercier d'être venus, mes amis, dit-elle en embrassant la grande assemblée du regard. Je crois que jamais un jour n'a été aussi heureux depuis la fondation d'Aigue-Marine. Et je crois aussi que c'est le moment idéal pour le cadeau. »

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